- Et que me veut Monsieur Stern ?
Harry tremblait, l’adrénaline avait fait exploser son cœur.
- Ve n’en fait rien, Monfieur, dit Luther. Mais il a dit que f’était important. Il vous attend fez lui.
Devant l’insistance de Luther, Harry accepta de mauvaise grâce de le suivre jusqu’à Concord. La nuit tombait. Ils se rendirent jusque dans l’immense propriété de Stern, où Caleb, sans un mot, guida Harry à l’intérieur de la maison jusqu’à une large terrasse. Elijah Stern, instal é à une table, y buvait de la citronnade, vêtu d’une robe de chambre légère. Aussitôt qu’il vit Harry arriver, il se leva pour venir à sa rencontre, visiblement soulagé de le voir :
- Bon sang, cher Harry, j’ai bien cru que je ne parviendrais jamais à vous faire retrouver ! Je vous remercie d’être venu jusqu’ici à une heure pareille. J’ai appelé chez vous, je vous ai écrit une lettre. J’ai envoyé Luther tous les jours. Plus aucune nouvelle de vous. Mais où diable étiez-vous fourré ?
- J’étais absent de la ville. Qu’y a-t-il de si important ?
- Je sais tout ! Tout ! Et vous avez voulu me cacher la vérité ?
Harry se sentit flancher : Stern savait pour Nola.
- De quoi me parlez-vous ? Balbutia-t-il pour gagner du temps.
- Mais de la maison de Goose Cove, pardi ! Pourquoi ne pas m’avoir dit que vous étiez sur le point de rendre la maison pour une question d’argent ? C’est l’agence de Boston qui m’en a informé. Ils m’ont dit que vous aviez convenu de rapporter les clés demain, comprenez l’urgence de la situation ! Je devais absolument vous parler ! Je trouve tellement dommage que vous partiez ! Je n’ai pas besoin de l’argent de la location de la maison, et j’ai envie de soutenir votre projet d’écriture. Je veux que vous restiez à Goose Cove, le temps de finir votre roman, qu’en pensez-vous ? Vous m’avez dit que cet endroit vous inspirait, pourquoi partir ? J’ai déjà tout arrangé avec l’agence.
Je suis très attaché à l’art et la culture : si vous êtes bien dans cette maison, restez-y quelques mois de plus ! Je serai très fier d’avoir pu contribuer à l’essor d’un grand roman. Ne refusez pas, je ne connais pas beaucoup d’écrivains… J’ai vraiment à cœur de vous aider.
Harry laissa échapper un soupir de soulagement et s’effondra sur une chaise. Il accepta aussitôt l’offre d’Elijah Stern. C’était une opportunité inespérée : pouvoir profiter de la maison de Goose Cove quelques mois encore, pouvoir finir son grand roman grâce à l’inspiration de Nola. S’il vivait modestement, n’ayant plus les frais de la location de la maison à prendre en charge, il parviendrait à subvenir à ses besoins. Il resta un moment avec Stern, sur la terrasse, à parler littérature, surtout pour se montrer poli à l’égard de son bienfaiteur, car sa seule envie était de rentrer immédiatement à Aurora pour retrouver Nola et lui annoncer qu’il avait trouvé une solution. Puis il songea qu’elle était peut-être déjà passée à Goose Cove, à l’improviste. Avait-elle trouvé porte close ?
Avait-el e découvert qu’il s’était enfui, qu’il avait été prêt à l’abandonner ? Il sentit son ventre se nouer, et dès qu’il fut convenable de partir, il rentra à toute vitesse jusqu’à Goose Cove. Il s’empressa de rouvrir la maison, les volets, l’eau, le gaz et l’électricité, de ranger toutes ses affaires à leur place et d’effacer toute trace de sa tentative de fuite.
Nola ne devrait jamais savoir.
Nola, sa muse. Celle sans qui il ne pouvait rien faire.
- Voilà, me dit Harry, voilà comment j’ai pu rester à Goose Cove et continuer mon livre. Les semaines qui suivirent, je ne fis d’ailleurs plus que cela : écrire. Écrire comme un fou, écrire fiévreusement, écrire à en perdre la notion de matin et de soir, de faim et de soif. Écrire sans arrêt, écrire à en avoir mal aux yeux, mal aux poignets, mal au crâne, mal partout. Écrire à avoir envie de vomir. Pendant trois semaines, j’ai écrit jour et nuit. Et pendant ce temps, Nola s’occupait de moi. Elle venait me veiller, elle venait me faire manger, el e venait me faire dormir, el e m’emmenait pour une promenade lorsqu’elle voyait que je n’en pouvais plus. Discrète, invisible et omniprésente : grâce à el e, tout était possible. Surtout, elle retapait mes feuillets à la machine, à l’aide d’une petite Remington portable. Et souvent, el e emportait un morceau du manuscrit avec el e pour le lire. Sans me le demander. Le lendemain, elle me faisait part de ses commentaires. Elle était souvent dithyrambique, el e me disait que c’était un texte magnifique, que c’étaient les plus beaux mots qu’elle ait jamais lus, et el e me remplissait, avec ses grands yeux amoureux, d’une confiance exceptionnelle.
- Que lui aviez-vous dit pour la maison ? Demandai-je.
- Que je l’aimais plus que tout, que je voulais rester près d’el e et que j’avais pu trouver un arrangement avec mon banquier qui me permettait de poursuivre cette location. C’est grâce à el e que j’ai pu écrire ce livre, Marcus. Je n’allais plus au Clark’s, on ne me voyait presque plus en ville. Elle veil ait sur moi, el e s’occupait de tout. Elle me disait même que je ne pouvais pas faire les courses tout seul parce que je ne savais pas ce qu’il me fallait, et nous allions faire des courses ensemble dans des supermarchés éloignés, là où nous étions tranquilles. Lorsqu’elle réalisait que j’avais sauté un repas ou dîné de barres chocolatées, elle se mettait en colère. Quel es merveilleuses colères. J’aurais voulu que ces douces colères m’accompagnent dans mon œuvre et dans ma vie pour toujours.
- Alors vous avez vraiment écrit Les Origines du mal en quelques semaines ?
- Oui. J’étais habité par une espèce de fièvre créatrice que je n’ai plus jamais eue. Était-elle déclenchée par l’amour ? Sans aucun doute. Je crois que quand Nola a disparu, une partie de mon talent a disparu avec elle. Vous comprenez maintenant pourquoi je vous supplie de ne pas vous inquiéter lorsque vous peinez à trouver l’inspiration.
Un gardien nous annonça que la visite était sur le point de se terminer et nous invita à conclure.
- Et donc, vous dites que Nola emportait le manuscrit avec elle ? Repris-je rapidement pour ne pas perdre le fil de notre discussion.
- Elle emportait les parties qu’el e avait retapées. Elle les lisait et me donnait son avis. Marcus, ce mois d’août 1975, ça a été le paradis. J’ai été tel ement heureux. Nous avons été tel ement heureux. Mais je restais malgré tout hanté par l’idée que quelqu’un savait pour nous deux. Quelqu’un qui était prêt à saloper un miroir avec des horreurs.
Ce même quelqu’un pouvait nous épier de la forêt et tout voir. Ça me rendait malade.
- Est-ce la raison pour laquelle vous avez voulu partir ? Ce départ que vous aviez prévu ensemble, le soir du 30 août, pourquoi ?
- Ça, Marcus, c’était à cause d’une terrible histoire. Vous enregistrez, là ?
- Oui.
- Je vais vous raconter un épisode très grave. Pour que vous compreniez. Mais je ne veux pas que cela s’ébruite.
- Comptez sur moi.
- Vous savez, pendant notre semaine à Martha’s Vineyard, en fait de prétendre être avec une amie, Nola avait tout simplement fugué. Elle était partie sans rien dire à personne. Lorsque je l’ai revue, le lendemain de notre retour, el e avait une mine affreusement triste. Elle m’a dit que sa mère l’avait battue. Elle avait le corps marqué.
Elle pleurait. Ce jour-là elle m’a dit que sa mère la punissait pour un rien. Qu’elle la frappait, à coups de règle en fer, et qu’el e lui faisait aussi cette saloperie qu’ils font à Guantanamo, les simulations de noyade : elle remplissait une bassine d’eau, elle prenait sa fille par les cheveux, et el e lui plongeait la tête dans l’eau. Elle disait que c’était pour la délivrer.
- La délivrer ?
- La délivrer du mal. Une espèce de baptême, j’imagine. Jésus dans le Jourdain ou quelque chose comme ça. Au début, je ne pouvais pas y croire, mais les preuves étaient là. Je lui ai alors demandé : « Mais qui te fait ça ? - Maman. - Et pourquoi ton père ne réagit pas ? - Papa s’enferme dans le garage et il écoute de la musique, très fort. Il fait ça quand Maman me punit. Il ne veut pas entendre. » Nola n’en pouvait plus, Marcus. Elle n’en pouvait plus. J’ai voulu régler cette histoire, al er voir les Kellergan. Il fallait que cela cesse. Mais Nola m’a supplié de ne rien faire, elle m’a dit qu’el e aurait des ennuis terribles, que ses parents l’éloigneraient certainement de la ville et que nous ne nous verrions jamais plus. Néanmoins cette situation ne pouvait plus durer. Alors vers la fin août, autour du 20, nous avons décidé qu’il fallait partir. Vite. Et en secret, bien sûr. Et nous avons fixé le départ au 30 août. Nous voulions rouler jusqu’au Canada, passer la frontière du Vermont. Aller en Colombie-Britannique peut-être, nous installer dans une cabane en bois. La belle vie au bord d’un lac. Personne n’aurait jamais rien su.
- Alors voilà pourquoi vous aviez prévu de vous enfuir tous les deux ?
- Oui.
- Mais pourquoi ne voulez-vous pas que je parle de cela ?
- Ça, ce n’est que le début de l’histoire, Marcus. Car j’ai ensuite fait une découverte terrible à propos de la mère de Nola…
À cet instant, nous fûmes interrompus par un gardien. La visite était terminée.
- Nous reprendrons cette conversion la prochaine fois, Marcus, me dit Harry en se levant. En attendant, surtout, gardez ça pour vous.
- Promis, Harry. Dites-moi simplement : qu’auriez-vous fait du livre si vous vous étiez enfui ?