« Regarde, Katharine ! Regarde ces fleurs. Cette touffe prĂšs du pied de la falaise. Tu vois quâelles sont de deux couleurs diffĂ©rentes ? »
Elle Ă©tait dĂ©jĂ en train de repartir, mais elle revint plutĂŽt frĂ©nĂ©tiquement pour un instant. Elle se pencha mĂȘme au-dessus du vide pour voir ce quâil pointait. Il se tenait un peu derriĂšre elle et mit sa main Ă sa taille pour la stabiliser. Il rĂ©alisa soudain quâils Ă©taient complĂštement seuls. Il nây avait pas une Ăąme aux alentours, pas un bruissement de feuille, pas mĂȘme un oiseau Ă©veillĂ©. Dans un endroit comme ça, il y avait peu de chance quâil y eĂ»t un microphone cachĂ©, et mĂȘme sâil y en avait eu un, il ne capterait que des sons. CâĂ©tait lâheure la plus chaude et la plus torpide de lâaprĂšs-midi. Le soleil les Ă©crasait, la sueur piquait son visage. Et lâidĂ©e lui vint. . .
« Pourquoi tu lâas pas poussĂ©e une bonne fois pour toute ? demanda Julia. Câest ce que jâaurais fait.
â Je sais que tu lâaurais fait, chĂ©rie. Je lâaurais fait aussi, si jâavais Ă©tĂ© celui que je suis maintenant. Ou peut-ĂȘtre que jâaurais. . . je sais pas.
â Tu regrettes de pas lâavoir fait ?
â Globalement, oui, je regrette. »
Ils Ă©taient assis lâun Ă cĂŽtĂ© de lâautre sur le sol poussiĂ©reux. Il la rapprocha contre lui. Sa tĂȘte se posa sur ses Ă©paules, lâodeur plaisante de ses cheveux masquant celle de la fiente. Elle Ă©tait trĂšs jeune, songea-t-il, elle espĂ©rait encore quelque chose de la vie, elle ne comprenait pas que pousser une personne gĂȘnante dans un prĂ©cipice ne rĂ©solvait rien.
« En fait, ça nâaurait rien changĂ©, dit-il.
â Alors pourquoi tu regrettes de pas lâavoir fait ?
â Juste parce que je prĂ©fĂšre le positif au nĂ©gatif. Ă ce petit jeu quâest notre vie, on ne peut pas gagner. Certains Ă©checs sont mieux que dâautres, câest tout. »
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Il sentit ses Ă©paules tressaillir de dĂ©saccord. Elle sâopposait toujours Ă lui quand il tenait ce genre de propos. Elle ne voulait pas accepter comme une loi de la nature que lâindividu Ă©tait toujours vaincu. Dâune certaine façon elle rĂ©alisait quâelle-mĂȘme Ă©tait condam-nĂ©e, que tĂŽt ou tard la Police des PensĂ©es lâattraperait et la tuerait, mais dâune autre partie de son esprit elle croyait quâil Ă©tait possible de construire un monde secret oĂč vous pouviez vivre comme vous le souhaitiez. Tout ce quâil vous fallait, câĂ©tait de la chance, de la ruse et du courage. Elle ne comprenait pas que le bonheur nâexistait pas, que la seule victoire serait dans un futur lointain, bien aprĂšs votre mort, et que du moment oĂč vous dĂ©clariez la guerre au Parti, il valait mieux se considĂ©rer comme un cadavre.
« Nous sommes les morts, dit-il.
â On est pas encore morts, rĂ©pliqua-t-elle prosaĂŻquement.
â Physiquement, non. Pas pour six mois, un an â cinq ans, peut-ĂȘtre. Jâai peur de la mort. Tu es jeune, tu dois en avoir encore plus peur que moi. Bien sĂ»r quâon doit tenir le plus longtemps possible.
Mais ça ne fait pas une grande diffĂ©rence. Tant que les humains restent humains, la vie et la mort sont la mĂȘme chose.
â Tu dis de la merde ! Tu prĂ©fĂšres coucher avec qui, moi ou un squelette ? Tâaimes pas ĂȘtre en vie ? Tâaimes pas te dire : câest moi, câest ma main, câest ma jambe, je suis rĂ©el, jâexiste, je suis vivant !
Tâaimes pas ça ? »
Elle se contorsionna pour presser sa poitrine contre lui. Il pouvait sentir ses seins, charnus mais fermes, à travers sa combinaison. Son corps sembla déverser un peu de sa jeunesse et de sa vigueur sur lui.
« Si, jâaime ça, rĂ©pondit-il.
â Alors arrĂȘte de parler de mourir. Et maintenant Ă©coute, trĂ©sor, il faut quâon fixe notre prochaine rencontre. On pourrait retourner dans le bois. Ăa fait assez longtemps. Mais tu vas devoir y aller par un autre chemin cette fois. Jâai tout prĂ©vu. Tu prends le train. . .
Regarde, je vais te le dessiner. »
Et avec son efficacitĂ© habituelle, elle forma un petit carrĂ© de poussiĂšre, et avec une brindille dâun nid de pigeon, commença Ă dessiner une carte au sol.
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C h a p i t r e I V
Winston examina la petite piĂšce miteuse au-dessus de la boutique de M. Charrington. Ă cĂŽtĂ© de la fenĂȘtre, le lit Ă©tait fait, avec des lambeaux de couvertures et un traversin sans housse. Lâantique horloge au cadran Ă douze heures tictaquait au-dessus de la cheminĂ©e.
Dans un coin, sur la table Ă rabat, le presse-papier en verre quâil avait achetĂ© lors de sa derniĂšre visite luisait dans la pĂ©nombre.
Dans lâĂątre de la cheminĂ©e se trouvaient un poĂȘle Ă pĂ©trole cabossĂ©, une casserole et deux tasses, fournis par M. Charrington. Winston alluma le brĂ»leur et mit de lâeau Ă bouillir. Il avait apportĂ© une enveloppe remplie de CafĂ© de la Victoire et des pastilles de saccharine.
Les aiguilles de lâhorloge indiquaient sept heures vingt : il Ă©tait en rĂ©alitĂ© dix-neuf heures vingt. Elle arriverait Ă dix-neuf heures trente.
CâĂ©tait de la folie, de la folie, lui rĂ©pĂ©tait son cĆur : une folie consciente, absurde, suicidaire. De tous les crimes quâun membre du Parti pĂ»t commettre, celui-ci Ă©tait le plus difficile Ă dissimuler. En rĂ©alitĂ©, lâidĂ©e lui Ă©tait tout dâabord venue Ă lâesprit sous la forme dâune vision du presse-papier en verre reflĂ©tĂ© par le plateau de la table Ă rabat. Comme il lâavait supposĂ©, M. Charrington nâavait fait aucune maniĂšre pour louer la piĂšce. Il Ă©tait visiblement heureux des quelques dollars que cela lui rapporterait. Il ne sembla pas plus choquĂ© ni excessivement complice quand il comprit que Winston voulait la piĂšce pour une liaison amoureuse. Au contraire, il conserva toute sa mesure et discuta de gĂ©nĂ©ralitĂ©s, avec un air si dĂ©licat quâil donnait lâimpression dâĂȘtre devenu presque invisible. LâintimitĂ©, dit-il, Ă©tait une chose prĂ©cieuse. Tout le monde voulait un endroit oĂč ĂȘtre seul de temps en temps. Et quand vous trouviez cet endroit, ce nâĂ©tait 135
quâune courtoisie ordinaire que tous ceux au courant le gardassent pour eux. Il ajouta mĂȘme, semblant presque sâĂ©vaporer, quâil y avait deux entrĂ©es Ă la maison : lâautre Ă©tait Ă travers la cour, qui donnait sur une allĂ©e.
Sous la fenĂȘtre, quelquâun chantait. Winston jeta un coup dâĆil, protĂ©gĂ© par le rideau en mousseline. Le soleil de juin Ă©tait toujours haut dans le ciel, et, dans la cour ensoleillĂ©e, une femme monstrueuse, solide comme un pilier normand, aux vigoureux avant-bras rougeauds et un tablier lĂąchement nouĂ© autour de la taille, allait et venait lourdement entre une bassine et un fil Ă linge, Ă©tendant une collection de carrĂ©s blancs, que Winston reconnut ĂȘtre des couches pour bĂ©bĂ©s.
DÚs que sa bouche était libérée des pinces à linge, elle chantait dans un puissant contralto :
CâĂ©tait un amourrr impossibleuh,
Courrrt comme un jourrr dâavril-euh,
Juste un mot, juste un regarrrd-euh, et le rrrĂȘve sâĂ©vanouitAvec mon cĆurrr il sâest enfui !
Ce chant hantait Londres depuis des semaines. CâĂ©tait une des nombreuses chansons similaires produites au bĂ©nĂ©fice des prolos par une sous-section du dĂ©partement des Musiques. Les paroles de ces chansons Ă©taient composĂ©es sans aucune intervention humaine sur un instrument appelĂ© un versificateur. Mais la femme le chantait si harmonieusement quâelle transformait lâhorrible immondice en un chant presque plaisant. Il entendait la femme chanter, ses chaussures frotter sur les pavĂ©s, des enfants crier dans la rue, et quelque part au loin, la rumeur du trafic ; et pourtant la piĂšce semblait curieusement silencieuse : il nây avait pas de tĂ©lĂ©cran.
CâĂ©tait de la folie, de la folie, de la pure folie ! songea-t-il Ă nouveau. Il Ă©tait inconcevable quâils pussent frĂ©quenter cet endroit plus de quelques semaines avant dâĂȘtre arrĂȘtĂ©s. Mais la tentation dâavoir une cachette qui leur appartĂźnt vraiment, en intĂ©rieur et Ă la fois proche, avait Ă©tĂ© trop grande pour eux deux. Plusieurs fois aprĂšs leur visite au beffroi de lâĂ©glise, il leur avait Ă©tĂ© impossible de planifier des rencontres. Les heures de travail avaient Ă©tĂ© drastiquement 136
augmentĂ©es en prĂ©vision de la Semaine de Haine. Elle Ă©tait dans plus dâun mois, mais les Ă©normes et complexes prĂ©paratifs quâelle engendrait donnaient du travail supplĂ©mentaire Ă tout le monde. Ils Ă©taient finalement parvenus tous les deux Ă obtenir une aprĂšs-midi de libre le mĂȘme jour. La veille au soir, ils sâĂ©taient briĂšvement rencontrĂ©s dans la rue. Comme dâhabitude, Winston regarda Ă peine Julia tandis quâils dĂ©ambulaient lâun vers lâautre dans la foule, mais du regard furtif quâil lui lança, il lui sembla quâelle Ă©tait plus pĂąle que dâhabitude.