un truc dans le genre. C’est vraiment chiant, hein ? Passe-moi un coup dans le dos, s’il te plaît. Est-ce que j’ai des brindilles dans les cheveux ? T’es sûr ? Alors au revoir, mon amour ! Au revoir ! »
Elle se jeta dans ses bras, l’embrassa presque violemment, puis emprunta le chemin à travers les arbustes et disparut silencieusement dans les bois. Il ne connaissait toujours pas son nom de famille ou son adresse. Ça n’avait toutefois aucune importance, puisqu’il était inconcevable qu’ils pussent se retrouver en intérieur ou échanger quoi que ce fût par écrit.
Ils ne retournèrent jamais à la clairière dans le bois. Durant le mois de mai, ils ne parvinrent qu’une seule fois à faire à nouveau l’amour. C’était dans une autre cachette connue de Julia, le beffroi d’une église en ruine dans un coin de campagne presque complètement déserté, où une bombe atomique s’était abattue trente ans plus tôt. C’était une bonne cachette quand vous y étiez, mais il était extrêmement dangereux de s’y rendre. Le reste du temps, ils ne pouvaient se retrouver que dans les rues, à un endroit différent chaque soir, et jamais plus d’une demi-heure. Il était généralement facile de parler dans la rue, d’une certaine façon. Alors qu’ils erraient sur les trottoirs peuplés, pas vraiment côte-à-côte et sans jamais regarder, ils entretenaient une curieuse discussion, comme la lumière intermittente d’un phare, se murant dans le silence à l’approche d’un uniforme du Parti ou à proximité d’un télécran, puis reprenant quelques minutes plus tard au milieu d’une phrase, s’arrêtant brutalement alors qu’ils se séparaient à l’endroit convenu, et reprenant presque sans introduction le jour suivant. Julia semblait habituée à ce genre de conversation, qu’elle appelait « parler en épisodes ». Elle était aussi étrangement douée pour parler sans bouger ses lèvres. Une seule fois en un mois de rencontres nocturnes réussirent-ils à échanger un baiser. Ils descendaient en silence une ruelle (Julia ne parlait jamais quand ils étaient loin des rues principales) quand il y eut un vacarme assourdissant, la terre se souleva et l’air s’assombrit, et Winston se retrouva projeté au sol sur le côté, écorché et terrifié. Un missile avait dû tomber tout près. Il remarqua soudain le visage de Julia à quelques centimètres du sien, d’un blanc morbide, comme de la craie.
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Même ses lèvres étaient blanches. Elle était morte ! Il la serra contre lui et réalisa qu’il embrassait un visage chaud, bien vivant. Mais il y avait une substance poudreuse qui se pressait contre ses lèvres. Leurs deux visages étaient couverts de plâtre.
Certains soirs, après avoir atteint leur lieu de rendez-vous, ils devaient se croiser sans un signe, une patrouille étant apparue au coin de la rue ou un hélicoptère les survolant. Même si ça avait été moins dangereux, il aurait été de toute façon difficile de trouver plus de temps pour se rencontrer. Winston travaillait soixante heures par semaine, et Julia encore plus, et leurs jours de repos changeaient selon la charge de travail et ne coïncidaient pas souvent. Julia, dans tous les cas, avait rarement une soirée complètement libre. Elle passait un temps incroyable à des discours et des manifestations, distribuant des fascicules pour les Jeunesses Anti-Sexe, préparant des banderoles pour la Semaine de Haine, collectant des fonds pour la campagne d’économies, et ainsi de suite. Ça payait, disait-elle ; c’était un camouflage. Si vous suiviez les petites règles, vous pouviez enfreindre les grandes. Elle convainquit même Winston d’hypothéquer une autre de ses soirées en l’enrôlant à temps partiel dans la fabrication de munitions, menée bénévolement par de zélés membres du Parti. Donc, un soir par semaine, Winston passait quatre heures d’un ennui para-lysant à assembler des petits bouts de métal, probablement d’anciens morceaux de bombes, dans un atelier mal éclairé où les coups de marteaux s’accordaient lugubrement à la musique des télécrans.
Quand ils se retrouvèrent dans la tour de l’église, les trous de leur conversation fragmentaire furent comblés. C’était un après-midi brûlant. L’air dans la petit pièce carrée au-dessus des cloches était chaud et stagnant, et empestait la fiente de pigeon. Ils restèrent assis à parler pendant des heures sur le sol recouvert de brindilles, l’un ou l’autre se levant de temps en temps pour jeter un regard par les meurtrières et s’assurer que personne ne venait.
Julia avait vingt-six ans. Elle vivait dans un foyer avec trente autres filles (« Toujours dans des relents de femme ! Je hais les femmes ! » dit-elle en passant) et elle travaillait, comme il l’avait deviné, sur les machines à écrire les romans au département des 127
Fictions. Elle aimait son travail, qui consistait principalement à faire fonctionner et réparer un puissant mais capricieux moteur électrique.
Elle n’était « pas brillante », mais adorait se servir de ses mains et se sentait à l’aise avec la machinerie. Elle pouvait décrire tout le processus de création d’un roman, depuis les directives générales émises par le Comité de Programmation jusqu’aux retouches finales de la Brigade de Réécriture. Mais le produit fini ne l’intéressait pas.
Elle « s’en foutait un peu de la lecture », dit-elle. Les livres étaient juste une marchandise qui devait être produite, comme la confiture ou les lacets.
Elle n’avait aucun souvenir de quoi que ce fût avant le début des années soixante, et la seule personne qu’elle ait connue qui parlait fréquemment de l’époque avant la Révolution était un grand-père qui avait disparu quand elle avait huit ans. À l’école, elle avait été capitaine de l’équipe de hockey et avait gagné le trophée de gymnastique deux années d’affilée. Elle avait été chef de troupe aux Infiltrés et secrétaire de section à la Ligue de la Jeunesse avant de rejoindre les Jeunesses Anti-Sexe. Elle avait même été choisie (une marque infaillible de sa bonne réputation) pour travailler à la Pornosec, la sous-section du département des Fictions qui produisait de la pornographie bas-de-gamme distribuée aux prolos. Cette sous-section était surnommée « la porcherie » par ceux qui y travaillaient, observa-t-elle.
Elle y était restée un an, aidant à produire des brochures scellées aux titres comme Punis-moi ou Une nuit à l’école des filles, données furtivement à des jeunes prolos qui avaient l’impression d’acheter quelque chose d’illégal.
« Ils sont comment ces livres ? demanda Winston, curieux.
– Oh, c’est vraiment de la merde. Ils sont réellement ennuyants.
Ils ont que six intrigues, mais ils les mélangent un peu. Bien sûr je suis que sur les kaléidoscopes. J’ai jamais été dans la Brigade de Réécriture. Je suis pas littéraire, trésor — même pas assez pour ça. »
Il apprit avec stupéfaction que tous les travailleurs de la Pornosec, à part la direction du département, étaient des femmes. La théorie était que les hommes, dont les instincts sexuels étaient moins contrôlables que ceux des femmes, risquaient plus d’être corrompus par les 128
obscénités manipulées.
« Ils aiment même pas avoir des femmes mariées là-dedans, ajouta-t-elle. Les filles sont supposées être si pures. J’en connais une qui l’est pas, en tout cas. »
Elle avait eu sa première liaison amoureuse à seize ans, avec un membre du Parti de soixante ans qui s’était suicidé un peu plus tard pour échapper à l’arrestation. « Et il a bien fait, dit Julia, sinon ils auraient eu mon nom quand il aurait confessé. » Depuis, il y en avait eu un certain nombre d’autres. Elle voyait la vie d’une façon simple.
Vous vouliez vous amuser ; « ils », c’est-à-dire le Parti, voulaient vous en empêcher ; vous enfreigniez les règles du mieux possible. Elle semblait penser que c’était aussi naturel qu’« ils » essayassent de vous priver de vos plaisirs que vous voulussiez éviter d’être arrêté. Elle détestait le Parti, et l’exprimait dans les mots les plus crus, mais elle n’en faisait aucune critique générale. À part quand ça impactait sa propre vie, elle ne s’intéressait pas à la doctrine du Parti. Il remarqua qu’elle n’utilisait jamais des mots de nouvelangue, sauf ceux qui étaient passés dans le langage courant. Elle n’avait jamais entendu parler de la Fraternité, et refusait de croire en son existence. Toute tentative de révolte organisée contre le Parti, qui était vouée à l’échec, lui paraissait stupide. Ce qui était intelligent, c’était d’enfreindre les règles tout en restant vivant. Il se demanda vaguement combien d’autres pensaient comme elle parmi la jeune génération — des personnes ayant grandi dans le monde de la Révolution, n’ayant rien connu d’autre, considérant le Parti comme inaltérable, comme le ciel, ne se rebellant pas contre l’autorité mais simplement lui échappant, comme un lièvre esquivant un chien.
Ils ne discutèrent pas de la possibilité de se marier. C’était trop lointain pour valoir la peine d’y réfléchir. Aucun comité ne permettrait un tel mariage, même si Katharine, la femme de Winston, avait pu être écartée. C’était sans espoir, même en rêve.
« Elle était comment, ta femme ? demanda Julia.
– Elle était. . . Tu connais le mot de nouvelangue bonpensant ? Qui veut dire naturellement orthodoxe, incapable d’avoir une mauvaise pensée ?
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– Non, je connaissais pas ce mot, mais je vois très bien le genre de personne. »
Il commença à lui raconter le détail de sa vie maritale, mais étrangement, elle semblait en connaître déjà les grandes lignes. Elle lui décrivit, comme si elle l’avait vu ou ressenti, le raidissement du corps de Katharine dès qu’il la touchait, la façon dont elle semblait le repousser de toutes ses forces, même quand ses bras s’accrochaient fermement à lui. Il ne ressentait aucune difficulté à parler de ce genre de choses avec Julia : le souvenir de Katharine n’était plus douloureux depuis longtemps, et était devenu simplement déplaisant.
« J’aurais pu le supporter s’il n’y avait pas eu une chose », dit-il.
Il lui décrivit le petit rituel morbide que Katharine l’avait forcé à endurer une nuit par semaine. « Elle détestait ça, mais rien n’aurait pu la faire arrêter. Tu ne devineras jamais comment elle appelait ça.
– Notre devoir pour le Parti, répondit immédiatement Julia.
– Comment tu le sais ?
– Je suis allée à l’école aussi, trésor. Éducation sexuelle une fois par mois pour les plus de seize ans. Et au Mouvement pour la Jeunesse. Ils vous bourrent le crâne pendant des années. Et je le dis, ça marche dans beaucoup de cas. Après tu n’es jamais sûr ; les gens sont si hypocrites. »
Elle commença à développer sur le sujet. Avec Julia, tout se rame-nait à sa propre sexualité. D’une manière ou d’une autre, dès que ça y touchait, elle était capable d’une grande clairvoyance. Contrairement à Winston, elle avait compris la signification intime du puritanisme sexuel du Parti. Ce n’était pas seulement que l’instinct sexuel créait un monde à part sur lequel le Parti n’avait aucun contrôle et qui devait donc être détruit si possible. Ce qui était plus important était que la privation sexuelle provoquât de l’hystérie, qui était désirable car elle pouvait être transformée en fièvre guerrière et en culte des dirigeants. Elle le décrivait ainsi :
« Quand tu fais l’amour, tu utilises de l’énergie ; et après tu te sens heureux et tu te fous de tout. Ils ne supportent pas que tu te sentes comme ça. Ils veulent que tu débordes d’énergie tout le temps.
Toutes ces marches, dans un sens, et dans l’autre, ces exultations, ces 130
drapeaux brandis, c’est juste du jus de sexe. Si tu es heureux en toi-même, pourquoi serais-tu excité par Tonton, les Plans Triennaux, les Deux Minutes de Haine, et tout le reste de leur putain de merde ? »
C’était très vrai, pensa-t-il. Il y avait un lien direct et intime entre la chasteté et l’orthodoxie politique. Comment la peur, la haine et la crédulité imbécile requises par le Parti chez ses membres pouvaient-elles être maintenues au bon niveau, sinon en canalisant un puissant instinct et en l’utilisant comme moteur ? La pulsion sexuelle était dangereuse pour le Parti, et le Parti l’avait tournée à son avantage. Ils avaient joué le même tour à l’instinct parental. La famille ne pouvait pas vraiment être abolie, et, en effet, les gens étaient encouragés à aimer leurs enfants presque comme avant. Les enfants, de leur côté, étaient systématiquement retournés contre leurs parents, on leur apprenait à les espionner et dénoncer leurs déviances. La famille était en réalité devenue une extension de la Police des Pensées. C’était un instrument par lequel chacun pouvait être entouré nuit et jour par des informateurs qui vous connaissaient intimement.
Ses pensées revinrent brusquement vers Katharine. Katharine l’aurait sûrement dénoncé à la Police des Pensées si elle n’avait pas été trop stupide pour détecter l’hétérodoxie de ses opinions. Mais ce qui la lui rappela à cet instant était la chaleur étouffante de l’après-midi, qui faisait perler son front. Il commença à raconter à Julia quelque chose qui s’était produit, ou plutôt n’avait pas réussi à se produire, une autre après-midi suffocante, onze ans plus tôt.
C’était trois ou quatre mois après leur mariage. Ils s’étaient perdus lors d’une randonnée collective quelque part dans le Kent. Ils n’avaient que quelques minutes de retard sur les autres, mais ils avaient pris une mauvaise direction, et s’étaient retrouvés sur le rebord d’une ancienne carrière de craie. C’était un précipice de dix ou vingt mètres, avec des rochers en contrebas. Il n’y avait personne à qui demander leur chemin. Dès qu’elle eut réalisé qu’ils étaient perdus, Katharine s’agita. Être à l’écart pour quelques instants de la foule bruyante des randonneurs lui donna un sentiment de culpabilité. Elle voulait se dépêcher de rebrousser chemin et commencer à chercher dans une autre direction. Mais Winston avait remarqué 131
plusieurs touffes de salicaire poussant dans les fissures de la falaise sous leurs pieds. Une touffe avait deux couleurs, magenta et rouge brique, poussant apparemment de la même racine. Il n’avait jamais rien vu de tel auparavant, et il appela Katharine pour la faire venir et regarder.