Il y a toujours un risque quâun de ces porcs reconnaisse ta voix. Mais ici, on craint rien. »
Il nâavait toujours pas le courage de lâapprocher. « On craint rien ici ? » rĂ©pĂ©ta-t-il bĂȘtement.
« Oui. Regarde les arbres. » CâĂ©tait de petits frĂȘnes, qui Ă un moment avaient Ă©tĂ© coupĂ©s et avaient repoussĂ© en une forĂȘt dâarbris-seaux, aucun plus Ă©pais quâun poignet. « Il nây a rien dâassez gros pour cacher un micro. Et puis je suis dĂ©jĂ venue ici. »
Ils ne faisaient que bavarder. Il avait rĂ©ussi Ă sâapprocher un peu plus prĂšs dâelle. Elle se tenait trĂšs droite devant lui, son visage barrĂ© dâun sourire teintĂ© dâironie, comme si elle se demandait pourquoi il Ă©tait si lent Ă agir. Les bleuets Ă©taient tombĂ©s au sol. Ils semblaient sâĂȘtre Ă©chappĂ©s de leur propre volontĂ©. Il prit sa main.
« Est-ce que tu sais, dit-il, que jusquâĂ maintenant, je ne connaissais pas la couleur de tes yeux ? » Ils Ă©taient marron, nota-t-il, plutĂŽt clairs, avec des cils noirs. « Maintenant que tu me vois comme je suis vraiment, tu peux toujours me regarder ?
â Oui, sans problĂšme.
â Jâai trente-neuf ans. Jâai une femme dont je ne peux pas me dĂ©barrasser. Jâai des varices. Jâai cinq fausses dents.
â Je mâen fous complĂštement, rĂ©pondit la fille. »
Lâinstant dâaprĂšs, sans vraiment savoir comment, elle Ă©tait dans ses bras. Au dĂ©but, il ne ressentit rien dâautre quâune pure incrĂ©dulitĂ©.
Le corps juvĂ©nile Ă©tait collĂ© au sien, la chevelure noire Ă©tait contre son visage, et, oui ! elle avait tournĂ© la tĂȘte et il embrassait la large bouche rouge. Elle avait passĂ© ses bras autour de son cou, elle lâappelait chĂ©ri, trĂ©sor, amour. Il lâavait Ă©tendue au sol, elle nâopposait absolument aucune rĂ©sistance, il pouvait faire ce quâil voulait dâelle. Mais en vĂ©ritĂ©, il nâavait aucune sensation physique, Ă part le simple contact.
Tout ce quâil ressentait, câĂ©tait de lâincrĂ©dulitĂ© et de la fiertĂ©. Il Ă©tait content que ça se produisĂźt, mais il nâavait aucun dĂ©sir physique.
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CâĂ©tait trop tĂŽt, sa jeunesse et son charme lâavait effrayĂ©, il avait trop lâhabitude de vivre sans femmes â il ne savait pas pourquoi. La fille se redressa et retira un bleuet de ses cheveux. Elle sâassit contre lui, passant son bras autour de sa taille.
« Câest pas grave, trĂ©sor. On est pas pressĂ©s. On a toute lâaprĂšs-midi. Câest pas une cachette merveilleuse ? Je lâai trouvĂ©e en me perdant un jour Ă une randonnĂ©e collective. Si quelquâun approche, tu peux lâentendre Ă cent mĂštres.
â Quel est ton prĂ©nom ? demanda Winston.
â Julia. Je connais le tien. Câest Winston â Winston Smith.
â Comment tu le sais ?
â Jâimagine que je suis plus douĂ©e que toi pour savoir des choses, trĂ©sor. Dis-moi, tu pensais quoi de moi avant que je te donne le message ? »
Il ne fut en aucun cas tentĂ© de lui mentir. CâĂ©tait mĂȘme une sorte de gage dâamour que de commencer en avouant le pire.
« Je dĂ©testais ta vue, dit-il. Je voulais te violer puis te tuer. Il y a deux semaines, jâai sĂ©rieusement envisagĂ© de tâĂ©clater le crĂąne avec un pavĂ©. Si tu veux vraiment le savoir, jâimaginais que tu avais quelque chose Ă voir avec la Police des PensĂ©es. »
La fille Ă©clata de rire, ravie, prenant visiblement cela comme un compliment sur lâhabilitĂ© de son camouflage.
« Pas la Police des Pensée ! Tu pensais vraiment ça ?
â Bon, peut-ĂȘtre pas exactement. Mais ta façon dâĂȘtre gĂ©nĂ©rale
â seulement parce que tu es jeune, et jolie, et vive, tu comprends â
jâai pensĂ© que probablement. . .
â Tu pensais que jâĂ©tais une bonne membre du Parti. Pure en paroles et en actes. Les banderoles, les processions, les jeux, les randonnĂ©es collectives, tout ce bordel. Et tu pensais que si jâavais eu ne serait-ce quâun quart de lâoccasion, je tâaurais dĂ©noncĂ© comme crimepenseur et je tâaurais fait fusillĂ© ?
â Oui, quelque chose dans le genre. Beaucoup de jeunes filles sont comme ça, tu sais.
â Câest ce putain de truc qui fait ça », dit-elle, arrachant la ceinture Ă©carlate des Jeunesses Anti-Sexe et lâenvoyant sur un buisson. Puis, 118
comme si toucher ses hanches lui avaient rappelĂ© quelque chose, elle fouilla dans la poche de sa combinaison et en sortit un petit morceau de chocolat. Elle le brisa en deux et en donna une moitiĂ© Ă Winston. Avant mĂȘme de lâavoir pris, il sut Ă lâodeur que câĂ©tait un chocolat inhabituel. Il Ă©tait sombre et brillant, enveloppĂ© dans du papier argentĂ©. Le chocolat Ă©tait normalement marron clair, friable, au goĂ»t sâapprochant de la fumĂ©e dâun feu de poubelle. Mais Ă un moment oĂč Ă un autre, il avait goĂ»tĂ© du chocolat comme celui quâelle lui avait donnĂ©. La premiĂšre bouffĂ©e de son odeur avait rĂ©veillĂ© un souvenir quâil ne parvenait pas Ă saisir, mais qui Ă©tait puissant et troublant.
â OĂč tu as eu ça ? demanda-t-il.
â Au marchĂ© noir, rĂ©pondit-elle, indiffĂ©rente. Apparemment, je suis ce genre de fille. Je suis douĂ©e pour les combines. JâĂ©tais chef de troupe chez les InfiltrĂ©s. Je fais du travail bĂ©nĂ©vole trois soirs par semaine pour les Jeunesses Anti-Sexe. Jâai passĂ© des heures et des heures Ă recouvrir Londres de leur putain de merde. Je tiens toujours un bout de la banderole dans les processions. Jâai toujours lâair contente et je ne rechigne jamais Ă rien. Crie avec la foule, je dis. Câest le seul moyen dâĂ©chapper au danger. »
Le premier fragment de chocolat avait fondu sur la langue de Winston. Le goĂ»t Ă©tait dĂ©licieux. Mais il y avait toujours ce souvenir qui se baladait aux frontiĂšres de sa conscience, comme une intense Ă©motion imparfaitement traduisible physiquement, comme un objet vu du coin de lâĆil. Il lâĂ©carta, seulement conscient que câĂ©tait le souvenir dâune action quâil aurait aimĂ© annuler, mais ne le pouvait pas.
« Tu es trĂšs jeune, dit-il. Tu as dix ou quinze ans de moins que moi. Quâest-ce qui peut bien tâattirer chez un homme comme moi ?
â Câest quelque chose sur ton visage. Je me suis dit quâil fallait que je tente. Je suis douĂ©e pour repĂ©rer les personnes qui ne sâintĂšgrent pas. DĂšs que je tâai vu, jâai su que tu Ă©tais contre eux. »
Eux dĂ©signait le Parti, et par-dessus tout, le Parti IntĂ©rieur, duquel elle parlait avec une franche haine sarcastique qui mettait Winston mal Ă lâaise, mĂȘme sâil savait quâils Ă©taient ici en sĂ©curitĂ© plus 119
quâailleurs. Il Ă©tait surpris de la grossiĂšretĂ© de son langage. Les membres du Parti nâĂ©taient pas censĂ©s jurer, Winston lui-mĂȘme ne jurait que trĂšs peu, encore moins Ă voix haute. Julia, elle, semblait incapable de mentionner le Parti, particuliĂšrement le Parti IntĂ©rieur, sans utiliser le genre de mots inscrits sur les murs des ruelles mal famĂ©es. Ăa ne lui dĂ©plaisait pas. CâĂ©tait simplement un symptĂŽme de sa rĂ©volte contre le Parti et son monde, et dâune certaine façon cela semblait naturel et sain, comme lâĂ©ternuement dâun cheval sentant du mauvais foin. Ils avaient quittĂ© la clairiĂšre et erraient Ă nouveau dans la pĂ©nombre tachetĂ©e, leur bras enlacĂ© Ă la taille de lâautre dĂšs que le passage Ă©tait assez large pour marcher cĂŽte-Ă -cĂŽte. Il remarqua combien sa taille semblait plus douce maintenant quâelle ne portait plus la ceinture. Ils ne parlaient pas plus fort quâun murmure. En-dehors de la clairiĂšre, avait dit Julia, mieux valait ĂȘtre silencieux. Ils avaient Ă prĂ©sent atteint lâorĂ©e du petit bois. Elle lâarrĂȘta.
« Sors pas. Quelquâun surveille peut-ĂȘtre. On est en sĂ©curitĂ© tant quâon reste derriĂšre les buissons. »
Ils se tenaient dans lâombre dâun noisetier. Le soleil, mĂȘme Ă travers dâinnombrables feuilles, rĂ©chauffait toujours leurs visages.
Winston regarda plus loin dans le champ, et ressentit un lent et Ă©trange sentiment de dĂ©jĂ -vu. Il le reconnaissait. Un ancien pĂąturage, rongĂ© par les lapins, dans lequel sinuait un chemin et oĂč poussaient quelques taupiniĂšres. De lâautre cĂŽtĂ© du champ, par-dessus la haie dĂ©garnie, les branches dâormes se balançaient lentement dans la brise, leurs feuilles frĂ©missant en ensembles denses comme les cheveux dâune femme. Il y avait sĂ»rement tout prĂšs, mais hors de vue, un petit ruisseau oĂč de fins poissons argentĂ©s nageaient sous les saules ?
« Il y a un ruisseau dans les environs ? souffla-t-il.
