â Oui, il y a ruisseau. Il est au bord du champ dâĂ -cĂŽtĂ©. Il y a des poissons dedans, des gros. Tu peux les voir se reposer sous les saules, secouant leurs nageoires.
â Câest la ContrĂ©e DorĂ©e â ou presque, murmura-t-il.
â La ContrĂ©e DorĂ©e ?
â Câest rien. Un paysage que jâai vu parfois dans un rĂȘve.
â Regarde ! chuchota Julia. »
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Une grive sâĂ©tait posĂ©e sur un buisson Ă mĂȘme pas cinq mĂštres dâeux, presque au niveau de leurs visages. Peut-ĂȘtre ne les avait-elle pas vus. Elle Ă©tait dans la lumiĂšre, et eux dans lâombre. Elle dĂ©ploya ses ailes, les remit prĂ©cautionneusement en place, baissa sa tĂȘte pour un instant, comme pour signigier son obĂ©dience au soleil, puis commença Ă dĂ©verser un torrent de sifflements. Dans la torpeur de lâaprĂšs-midi, le volume du chant Ă©tait saisissant. Winston et Julia se collĂšrent lâun Ă lâautre, fascinĂ©s. La musique continua encore et encore, minute aprĂšs minute, dans dâĂ©tonnantes variations, sans jamais se rĂ©pĂ©ter, comme si lâoiseau faisait volontairement la dĂ©monstration de sa virtuositĂ©. Parfois il sâarrĂȘtait pour quelques secondes, Ă©cartait et rĂ©ajustait ses ailes, gonflait sa poitrine tachetĂ©e, et reprenait son chant. Winston le contemplait avec une sorte de vague rĂ©vĂ©rence. Pour qui, pour quoi, chantait cet oiseau ? Aucun partenaire, aucun rival ne le regardait. Quâest-ce qui lâavait fait se poser Ă lâorĂ©e dâun bois solitaire, et donner son chant au vide ? Il se demanda si, aprĂšs tout, il y avait un microphone cachĂ© dans les environs. Lui et Julia avaient seulement doucement murmurĂ©, et il nâaurait pas pu capter leurs paroles, mais il capterait la grive. Peut-ĂȘtre quâĂ lâautre bout de lâappareil, un petit homme cloporte Ă©coutait avec attention â Ă©coutait ça. Mais petit Ă petit, le flot de musique chassa toute spĂ©culation de son esprit. CâĂ©tait comme une sorte de liquide qui lâenrobait et se mĂ©langeait avec les rayons du soleil filtrĂ©s par le feuillage. Il sâarrĂȘta de penser pour simplement ressentir. La taille de la fille au creux de son bras Ă©tait douce et chaude. Il la rapprocha pour ĂȘtre poitrine contre poitrine ; son corps sembla se fondre dans le sien. Partout oĂč allaient ses mains, il Ă©tait docile comme de lâeau. Leurs bouches sâunirent ; câĂ©tait trĂšs diffĂ©rent des rudes baisers Ă©changĂ©s plus tĂŽt. Quand ils Ă©cartĂšrent leurs visages Ă nouveau, tous deux soupirĂšrent profondĂ©ment. Lâoiseau prit peur et sâenfuit dans un battement dâaile.
Winston plaça ses lÚvres contre son oreille. « Maintenant », murmura-t-il.
« Pas ici, chuchota-t-elle en retour. Retournons à la cachette.
Câest plus sĂ»r. »
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HĂątivement, avec un occasionnel craquement de brindille, ils che-minĂšrent jusquâĂ la clairiĂšre. Quand ils furent de retour dans le cercle dâarbustes, elle se retourna et lui fit face. Ils respiraient tous les deux rapidement, mais le sourire Ă©tait rĂ©apparu aux coins de ses lĂšvres.
Elle le regarda pendant un moment, puis attrapa la glissiĂšre de la fermeture Ă©clair de sa combinaison. Et oui ! câĂ©tait presque comme dans son rĂȘve. Presque aussi prestement quâil lâavait imaginĂ©, elle avait retirĂ© ses vĂȘtements, et quand elle les jeta sur le cĂŽtĂ©, câĂ©tait dans le mĂȘme geste Ă©blouissant qui pouvait annihiler une civilisation entiĂšre.
Son corps laiteux luisait dans le soleil. Mais pendant un instant il ne regarda pas son corps ; ses yeux Ă©taient rivĂ©s au visage couvert de taches de rousseurs, et Ă son petit sourire fier. Il sâagenouilla devant elle et prit ses mains dans les siennes.
« Tu lâas dĂ©jĂ fait ?
â Bien sĂ»r. Des centaines de fois â pas mal de fois, en tout cas.
â Avec des membres du Parti ?
â Oui, toujours avec des membres du Parti.
â Avec des membres du Parti IntĂ©rieur ?
â Pas avec ces porcs, non. Mais beaucoup aimeraient sâils en avaient lâoccasion. Ils sont pas aussi saints quâils le prĂ©tendent. »
Son cĆur bondit. Elle lâavait fait de nombreuses fois : il espĂ©ra que ce fĂ»t des centaines â des milliers. Tout ce qui supposait une corruption le remplissait toujours dâun furieux espoir. Qui savait, peut-ĂȘtre que le Parti Ă©tait pourri sous la surface, son culte du zĂšle et de lâabnĂ©gation nâĂ©tait quâune imposture dissimulant sa licence.
Sâil avait pu tous les contaminer avec la lĂšpre ou la syphilis, comme il aurait adorĂ© le faire ! Vive le pourrissement, lâaffaiblissement, la destruction ! Il la tira vers lui pour quâils fussent agenouillĂ©s face-Ă -face.
« Ăcoute. Plus tu as eu dâhommes, plus je tâaime. Tu comprends ?
â Oui, parfaitement.
â Je hais la puretĂ©, je hais la bontĂ© ! Je veux que la morale disparaisse. Je veux que tout le monde soit corrompu jusquâaux os.
â Alors je suis faite pour toi, trĂ©sor. Je suis corrompue jusquâaux os.
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â Tu aimes le faire ? Je veux dire, pas juste avec moi : la chose en elle-mĂȘme ?
â Jâadore ça. »
CâĂ©tait bien plus que ce quâil voulait entendre. Pas seulement lâamour dâune personne, mais lâinstinct animal, le simple dĂ©sir aveugle : câĂ©tait la seule force qui rĂ©duirait le Parti en piĂšces. Il la pressa contre lâherbe, au milieu des bleuets. Il nây eut aucune difficultĂ© cette fois. Maintenant, les mouvements de leurs poitrines ralentirent jusquâĂ un rythme normal, et dans une sorte de plaisant abandon, ils se sĂ©parĂšrent. Le soleil semblait ĂȘtre devenu plus chaud.
Ils Ă©taient tous les deux somnolents. Il chercha les combinaisons sur le cĂŽtĂ© et les ramena en partie sur elle. Presque immĂ©diatement, ils sâassoupirent et dormirent pendant environ une demi-heure.
Winston se rĂ©veilla en premier. Il sâassit et contempla le visage aux taches de rousseurs, toujours calmement endormi sur la paume de sa main. Ă part sa bouche, vous ne pouviez pas dire quâelle Ă©tait jolie. Elle avait une ou deux rides autour des yeux, si vous regardiez attentivement. Les courts cheveux noirs Ă©taient extraordinairement Ă©pais et doux. Il rĂ©alisa quâil ne connaissait toujours pas son nom de famille, ni lĂ oĂč elle habitait.
Le jeune corps vigoureux, abandonnĂ© dans son sommeil, Ă©veilla en lui un sentiment de pitiĂ© protecteur. Mais la tendresse candide quâil avait ressentie sous le noisetier, quand la grive avait chantĂ©, nâĂ©tait pas vraiment revenue. Il poussa la combinaison sur le cĂŽtĂ© et Ă©tudia son bassin laiteux. Ă lâĂ©poque, songea-t-il, un homme regardait le corps dâune femme et le trouvait dĂ©sirable, fin de lâhistoire. Mais vous ne pouviez plus avoir dâamour ou de dĂ©sirs purs dĂ©sormais. Aucune Ă©motion nâĂ©tait pure, puisque tout se mĂȘlait de peur et de haine. Leur Ă©treinte avait Ă©tĂ© une lutte, son apogĂ©e une victoire. CâĂ©tait un coup portĂ© contre le Parti. CâĂ©tait un acte politique.
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C h a p i t r e I I I
« On pourra revenir ici une fois, dit Julia. En gĂ©nĂ©ral on peut utiliser la mĂȘme cachette deux fois en sĂ©curitĂ©. Mais pas avant un mois ou deux, bien sĂ»r. »
DĂšs quâelle se fut rĂ©veillĂ©e, son comportement avait changĂ©. Elle Ă©tait devenue alerte et efficace, sâĂ©tait rhabillĂ©e, avait nouĂ© la ceinture Ă©carlate Ă sa taille et avait commencĂ© Ă organiser le trajet du retour. Il semblait naturel de la laisser faire. Elle avait visiblement une habiletĂ© pragmatique qui manquait Ă Winston, et elle semblait possĂ©der une connaissance Ă©tendue de la campagne autour de Londres, accumulĂ©e pendant dâinnombrables randonnĂ©es collectives. Le trajet quâelle lui donna Ă©tait trĂšs diffĂ©rent de celui par lequel il Ă©tait venu, et lâamena Ă une gare diffĂ©rente. « Ne rentre jamais par oĂč tu es arrivĂ© » dit-elle, comme Ă©nonçant un axiome important. Elle partirait la premiĂšre, et Winston attendrait une demi-heure avant de la suivre.
Elle avait Ă©voquĂ© un endroit oĂč ils pourraient se retrouver aprĂšs le travail, dâici quatre soirs. CâĂ©tait une rue dans un des quartiers pauvres, oĂč il y avait un marchĂ© en plein air gĂ©nĂ©ralement bondĂ© et bruyant. Elle dĂ©ambulerait parmi les Ă©tals, prĂ©tendant ĂȘtre Ă la recherche de lacets ou de fil Ă repriser. Si elle jugeait que les environs Ă©taient sĂ»rs, elle se moucherait Ă son approche ; sinon, il devrait la dĂ©passer sans la reconnaĂźtre. Mais avec de la chance, au milieu de la foule, ils pourraient parler en toute sĂ©curitĂ© pendant un quart dâheure et organiser une autre rencontre.
« Je dois y aller maintenant, dit-elle dĂšs quâil eut assimilĂ© ses instructions. On mâattend Ă dix-neuf heures trente. Je dois donner deux heures pour les Jeunesses Anti-Sexe, Ă distribuer des tracts ou 125
un truc dans le genre. Câest vraiment chiant, hein ? Passe-moi un coup dans le dos, sâil te plaĂźt. Est-ce que jâai des brindilles dans les cheveux ? Tâes sĂ»r ? Alors au revoir, mon amour ! Au revoir ! »
Elle se jeta dans ses bras, lâembrassa presque violemment, puis emprunta le chemin Ă travers les arbustes et disparut silencieusement dans les bois. Il ne connaissait toujours pas son nom de famille ou son adresse. Ăa nâavait toutefois aucune importance, puisquâil Ă©tait inconcevable quâils pussent se retrouver en intĂ©rieur ou Ă©changer quoi que ce fĂ»t par Ă©crit.
Ils ne retournĂšrent jamais Ă la clairiĂšre dans le bois. Durant le mois de mai, ils ne parvinrent quâune seule fois Ă faire Ă nouveau lâamour. CâĂ©tait dans une autre cachette connue de Julia, le beffroi dâune Ă©glise en ruine dans un coin de campagne presque complĂštement dĂ©sertĂ©, oĂč une bombe atomique sâĂ©tait abattue trente ans plus tĂŽt. CâĂ©tait une bonne cachette quand vous y Ă©tiez, mais il Ă©tait extrĂȘmement dangereux de sây rendre. Le reste du temps, ils ne pouvaient se retrouver que dans les rues, Ă un endroit diffĂ©rent chaque soir, et jamais plus dâune demi-heure. Il Ă©tait gĂ©nĂ©ralement facile de parler dans la rue, dâune certaine façon. Alors quâils erraient sur les trottoirs peuplĂ©s, pas vraiment cĂŽte-Ă -cĂŽte et sans jamais regarder, ils entretenaient une curieuse discussion, comme la lumiĂšre intermittente dâun phare, se murant dans le silence Ă lâapproche dâun uniforme du Parti ou Ă proximitĂ© dâun tĂ©lĂ©cran, puis reprenant quelques minutes plus tard au milieu dâune phrase, sâarrĂȘtant brutalement alors quâils se sĂ©paraient Ă lâendroit convenu, et reprenant presque sans introduction le jour suivant. Julia semblait habituĂ©e Ă ce genre de conversation, quâelle appelait « parler en Ă©pisodes ». Elle Ă©tait aussi Ă©trangement douĂ©e pour parler sans bouger ses lĂšvres. Une seule fois en un mois de rencontres nocturnes rĂ©ussirent-ils Ă Ă©changer un baiser. Ils descendaient en silence une ruelle (Julia ne parlait jamais quand ils Ă©taient loin des rues principales) quand il y eut un vacarme assourdissant, la terre se souleva et lâair sâassombrit, et Winston se retrouva projetĂ© au sol sur le cĂŽtĂ©, Ă©corchĂ© et terrifiĂ©. Un missile avait dĂ» tomber tout prĂšs. Il remarqua soudain le visage de Julia Ă quelques centimĂštres du sien, dâun blanc morbide, comme de la craie.
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MĂȘme ses lĂšvres Ă©taient blanches. Elle Ă©tait morte ! Il la serra contre lui et rĂ©alisa quâil embrassait un visage chaud, bien vivant. Mais il y avait une substance poudreuse qui se pressait contre ses lĂšvres. Leurs deux visages Ă©taient couverts de plĂątre.
Certains soirs, aprĂšs avoir atteint leur lieu de rendez-vous, ils devaient se croiser sans un signe, une patrouille Ă©tant apparue au coin de la rue ou un hĂ©licoptĂšre les survolant. MĂȘme si ça avait Ă©tĂ© moins dangereux, il aurait Ă©tĂ© de toute façon difficile de trouver plus de temps pour se rencontrer. Winston travaillait soixante heures par semaine, et Julia encore plus, et leurs jours de repos changeaient selon la charge de travail et ne coĂŻncidaient pas souvent. Julia, dans tous les cas, avait rarement une soirĂ©e complĂštement libre. Elle passait un temps incroyable Ă des discours et des manifestations, distribuant des fascicules pour les Jeunesses Anti-Sexe, prĂ©parant des banderoles pour la Semaine de Haine, collectant des fonds pour la campagne dâĂ©conomies, et ainsi de suite. Ăa payait, disait-elle ; câĂ©tait un camouflage. Si vous suiviez les petites rĂšgles, vous pouviez enfreindre les grandes. Elle convainquit mĂȘme Winston dâhypothĂ©quer une autre de ses soirĂ©es en lâenrĂŽlant Ă temps partiel dans la fabrication de munitions, menĂ©e bĂ©nĂ©volement par de zĂ©lĂ©s membres du Parti. Donc, un soir par semaine, Winston passait quatre heures dâun ennui para-lysant Ă assembler des petits bouts de mĂ©tal, probablement dâanciens morceaux de bombes, dans un atelier mal Ă©clairĂ© oĂč les coups de marteaux sâaccordaient lugubrement Ă la musique des tĂ©lĂ©crans.
Quand ils se retrouvĂšrent dans la tour de lâĂ©glise, les trous de leur conversation fragmentaire furent comblĂ©s. CâĂ©tait un aprĂšs-midi brĂ»lant. Lâair dans la petit piĂšce carrĂ©e au-dessus des cloches Ă©tait chaud et stagnant, et empestait la fiente de pigeon. Ils restĂšrent assis Ă parler pendant des heures sur le sol recouvert de brindilles, lâun ou lâautre se levant de temps en temps pour jeter un regard par les meurtriĂšres et sâassurer que personne ne venait.
Julia avait vingt-six ans. Elle vivait dans un foyer avec trente autres filles (« Toujours dans des relents de femme ! Je hais les femmes ! » dit-elle en passant) et elle travaillait, comme il lâavait devinĂ©, sur les machines Ă Ă©crire les romans au dĂ©partement des 127
Fictions. Elle aimait son travail, qui consistait principalement à faire fonctionner et réparer un puissant mais capricieux moteur électrique.
Elle nâĂ©tait « pas brillante », mais adorait se servir de ses mains et se sentait Ă lâaise avec la machinerie. Elle pouvait dĂ©crire tout le processus de crĂ©ation dâun roman, depuis les directives gĂ©nĂ©rales Ă©mises par le ComitĂ© de Programmation jusquâaux retouches finales de la Brigade de RĂ©Ă©criture. Mais le produit fini ne lâintĂ©ressait pas.