Si une seule fois vous succombiez au crimepense, vous étiez certain de votre mort prochaine. Pourquoi alors ces horreurs, qui ne changeaient rien, vous étaient-elles promises ?
Il convoqua à nouveau, avec plus de succès, l’image d’O’Brien.
« Nous devrions nous rencontrer là où l’obscurité n’existe pas », lui avait-il dit. Il comprenait ce qu’il voulait dire, ou pensait comprendre.
Là où l’obscurité n’existait pas, c’était le futur espéré, que personne ne verrait, mais que, par prescience, tous pouvaient partager. Mais la voix entêtante du télécran l’empêcha de poursuivre sa réflexion.
Il prit une cigarette. La moitié du tabac tomba sur sa langue, une poussière amère qu’il était difficile de recracher. Le visage de Tonton 98
s’invita dans son esprit, remplaçant celui d’O’Brien. Comme il l’avait fait quelques jours plus tôt, il sortit une pièce de sa poche et la regarda. Le visage le scruta, puissant, calme, protecteur : mais quel sourire se cachait derrière cette sombre moustache ? Comme un glas, ces mots lui revinrent :
L a g u e r r e c ’ e s t l a pa i x
L a l i b e rt é c ’ e s t l’ e s c l ava g e L ’ i g n o r a n c e c ’ e s t l a f o r c e .
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Pa rt i e 2
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C h a p i t r e I
C’était le milieu de la matinée, et Winston avait quitté sa cabine pour se rendre aux toilettes.
Une silhouette solitaire s’avançait vers lui depuis l’autre côté du long couloir, vivement éclairé. C’était la fille aux cheveux noirs. Il s’était écoulé quatre jours depuis le soir où il l’avait croisée devant la brocante. Alors qu’elle approchait, il remarqua que son bras droit était en écharpe, quasiment invisible de loin puisque de la même couleur que sa combinaison. Elle s’était probablement broyé la main en manipulant un des grands kaléidoscopes sur lesquels l’intrigue des romans était « ébauchée ». C’était un accident commun au département des Fictions.
Ils étaient peut-être à quatre mètres l’un de l’autre quand la fille trébucha et tomba face contre terre. Elle échappa un cri tordu de douleur. Elle avait dû tomber sur son bras blessé. Winston s’arrêta.
La fille s’était redressée sur ses genoux. Son visage était devenu d’un blanc laiteux, faisant plus que jamais ressortir le rouge de ses lèvres.
Ses yeux suppliants, plus remplis de peur que de douleur, étaient fixés aux siens.
Une étrange émotion parcourut le cœur de Winston. Devant lui se trouvait un ennemi qui tentait de le tuer. Devant lui se trouvait également un être humain souffrant, avec peut-être un os brisé. Instinctivement, il s’était approché pour l’aider. À l’instant où il l’avait vue tomber sur son bras blessé, c’était comme s’il avait ressenti la douleur dans son propre corps.
« Tu es blessée ? demanda-t-il.
– C’est rien. C’est mon bras. Ça va vite passer. »
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Elle parlait comme si son cœur palpitait. Elle était devenue vraiment très pâle.
« Tu ne t’es rien cassé ?
– Non, je vais bien. Ça va me faire mal pendant un moment, c’est tout. »
Elle lui tendit son autre main, et il l’aida à se relever. Elle avait retrouvé des couleurs, et semblait aller déjà bien mieux.
« C’est rien, répéta-t-elle. Ça m’a juste un peu secoué le poignet.
Merci, camarade ! »
Sur ce, elle reprit son chemin, aussi rapidement que s’il ne s’était rien passé. Tout l’incident avait à peine duré plus de trente secondes.
L’habitude de ne pas laisser transparaître ses émotions était devenue instinctive, d’autant plus qu’ils se trouvaient devant un télécran quand cela s’était produit. Il avait néanmoins été très difficile de ne pas traduire une certaine surprise quand, pendant les deux ou trois secondes durant lesquelles il l’avait aidée à se relever, la fille avait glissé quelque chose dans sa main. Elle l’avait fait intentionnellement.
C’était petit et plat. En passant la porte des toilettes, il le transféra dans sa poche et le toucha du bout des doigts. C’était un morceau de papier plié en carré.
En se tenant face à l’urinoir, il parvint, avec quelques manipulations supplémentaires, à le déplier. Il devait certainement y avoir un message écrit dessus. Il fut un instant tenté de se rendre dans un des cabinets et de le lire tout de suite. Mais ce serait de la pure folie, comme il le savait. Vous pouviez être certain qu’il n’y avait pas un endroit où les télécrans étaient plus continuellement surveillés.
Il retourna à sa cabine, s’assit, posa négligemment le bout de papier parmi les autres feuilles sur le bureau, chaussa ses lunettes, et approcha le parlécrit. « Cinq minutes, se dit-il, au moins cinq minutes ! » Dans sa poitrine, son cœur battait une chamade terriblement assourdissante. Heureusement, il ne travaillait que sur une tâche de routine, la rectification d’une longue liste de chiffres, qui ne demandait pas une attention particulière.
Quoi qu’il fût marqué sur le papier, ça ne pouvait être qu’un message politique. Selon lui, il n’y avait que deux possibilités. La 104
première, la plus probable : la fille était une agente de la Police des Pensées, comme il le craignait. Il ne savait pas pourquoi la Police des Pensées avait choisi de délivrer son message de cette manière, mais elle devait avoir ses raisons. Le papier devait contenir une menace, une sommation, l’ordre de se suicider, ou un quelconque piège. Mais une autre possibilité, plus folle, lui revenait sans cesse en tête, malgré ses efforts pour l’écarter. Le message ne venait peut-être pas du tout de la Police des Pensées, mais d’une organisation souterraine. La Fraternité existait peut-être, après tout ! La fille en faisait peut-être partie ! L’idée était certainement absurde, mais elle avait surgi dans son esprit au moment où il avait senti le morceau de papier dans sa main. Ce n’était que quelques minutes plus tard que l’autre explication, plus rationnelle, lui était apparue. Et même maintenant, bien que sa raison lui indiquât que le message signifiait probablement sa mort, malgré tout, il n’y croyait pas, et l’espoir déraisonnable persistait, et son cœur tambourinait, et il lui était difficile de maîtriser les tremblements de sa voix en murmurant les chiffres dans le parlécrit.
Il roula le résultat de son travail et le glissa dans le tube pneumatique. Huit minutes s’étaient écoulées. Il réajusta ses lunettes sur son nez, soupira, et approcha sa prochaine tâche de lui, avec le morceau de papier au sommet de la pile. Il l’aplatit. Dessus était écrit, en larges lettres manuscrites informes :
Je t’aime.
Pendant plusieurs secondes, il fut trop sonné pour jeter cette preuve dangereuse dans le trou de mémoire. Quand il le fit, même en sachant le danger d’y accorder trop d’attention, il ne put s’empêcher de le lire à nouveau, juste pour s’assurer que les mots étaient réellement là.
Il fut difficile de travailler le reste de la matinée. Plus difficile encore que de se concentrer sur une série de tâches exigeantes, il fallait camoufler son agitation au télécran. Il lui semblait qu’un feu lui consumait les entrailles. Le déjeuner dans la cantine étouffante, bondée et bruyante fut un cauchemar. Il avait espéré être un peu seul 105
pendant le repas, mais, la malchance étant son destin, cet imbécile de Parsons s’affala à côté de lui, son entêtante odeur de sueur masquant presque celle métallique du ragoût, et déversa un flot de paroles sur les préparations de la Semaine de Haine. Il était particulièrement enthousiaste pour une tête géante de Tonton en papier-mâché, large de deux mètres, qui était construite pour l’occasion par la troupe des Infiltrés de sa fille. Le plus irritant était que dans le vacarme de voix ambiant, Winston entendait à peine ce que disait Parsons, et devait constamment lui demander de répéter ses inepties. Une seule fois aperçut-il la fille, attablée avec deux autres de l’autre côté de la salle. Elle semblait ne pas l’avoir vu, et il ne regarda pas dans sa direction à nouveau.