"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » » 1984 by George Orwell 👀📚

Add to favorite 1984 by George Orwell 👀📚

Select the language in which you want the text you are reading to be translated, then select the words you don't know with the cursor to get the translation above the selected word!




Go to page:
Text Size:

– Oui, il y a ruisseau. Il est au bord du champ d’à-cĂŽtĂ©. Il y a des poissons dedans, des gros. Tu peux les voir se reposer sous les saules, secouant leurs nageoires.

– C’est la ContrĂ©e DorĂ©e — ou presque, murmura-t-il.

– La ContrĂ©e DorĂ©e ?

– C’est rien. Un paysage que j’ai vu parfois dans un rĂȘve.

– Regarde ! chuchota Julia. »

120

Une grive s’était posĂ©e sur un buisson Ă  mĂȘme pas cinq mĂštres d’eux, presque au niveau de leurs visages. Peut-ĂȘtre ne les avait-elle pas vus. Elle Ă©tait dans la lumiĂšre, et eux dans l’ombre. Elle dĂ©ploya ses ailes, les remit prĂ©cautionneusement en place, baissa sa tĂȘte pour un instant, comme pour signigier son obĂ©dience au soleil, puis commença Ă  dĂ©verser un torrent de sifflements. Dans la torpeur de l’aprĂšs-midi, le volume du chant Ă©tait saisissant. Winston et Julia se collĂšrent l’un Ă  l’autre, fascinĂ©s. La musique continua encore et encore, minute aprĂšs minute, dans d’étonnantes variations, sans jamais se rĂ©pĂ©ter, comme si l’oiseau faisait volontairement la dĂ©monstration de sa virtuositĂ©. Parfois il s’arrĂȘtait pour quelques secondes, Ă©cartait et rĂ©ajustait ses ailes, gonflait sa poitrine tachetĂ©e, et reprenait son chant. Winston le contemplait avec une sorte de vague rĂ©vĂ©rence. Pour qui, pour quoi, chantait cet oiseau ? Aucun partenaire, aucun rival ne le regardait. Qu’est-ce qui l’avait fait se poser Ă  l’orĂ©e d’un bois solitaire, et donner son chant au vide ? Il se demanda si, aprĂšs tout, il y avait un microphone cachĂ© dans les environs. Lui et Julia avaient seulement doucement murmurĂ©, et il n’aurait pas pu capter leurs paroles, mais il capterait la grive. Peut-ĂȘtre qu’à l’autre bout de l’appareil, un petit homme cloporte Ă©coutait avec attention — Ă©coutait ça. Mais petit Ă  petit, le flot de musique chassa toute spĂ©culation de son esprit. C’était comme une sorte de liquide qui l’enrobait et se mĂ©langeait avec les rayons du soleil filtrĂ©s par le feuillage. Il s’arrĂȘta de penser pour simplement ressentir. La taille de la fille au creux de son bras Ă©tait douce et chaude. Il la rapprocha pour ĂȘtre poitrine contre poitrine ; son corps sembla se fondre dans le sien. Partout oĂč allaient ses mains, il Ă©tait docile comme de l’eau. Leurs bouches s’unirent ; c’était trĂšs diffĂ©rent des rudes baisers Ă©changĂ©s plus tĂŽt. Quand ils Ă©cartĂšrent leurs visages Ă  nouveau, tous deux soupirĂšrent profondĂ©ment. L’oiseau prit peur et s’enfuit dans un battement d’aile.

Winston plaça ses lÚvres contre son oreille. « Maintenant », murmura-t-il.

« Pas ici, chuchota-t-elle en retour. Retournons à la cachette.

C’est plus sĂ»r. »

121

HĂątivement, avec un occasionnel craquement de brindille, ils che-minĂšrent jusqu’à la clairiĂšre. Quand ils furent de retour dans le cercle d’arbustes, elle se retourna et lui fit face. Ils respiraient tous les deux rapidement, mais le sourire Ă©tait rĂ©apparu aux coins de ses lĂšvres.

Elle le regarda pendant un moment, puis attrapa la glissiĂšre de la fermeture Ă©clair de sa combinaison. Et oui ! c’était presque comme dans son rĂȘve. Presque aussi prestement qu’il l’avait imaginĂ©, elle avait retirĂ© ses vĂȘtements, et quand elle les jeta sur le cĂŽtĂ©, c’était dans le mĂȘme geste Ă©blouissant qui pouvait annihiler une civilisation entiĂšre.

Son corps laiteux luisait dans le soleil. Mais pendant un instant il ne regarda pas son corps ; ses yeux Ă©taient rivĂ©s au visage couvert de taches de rousseurs, et Ă  son petit sourire fier. Il s’agenouilla devant elle et prit ses mains dans les siennes.

« Tu l’as dĂ©jĂ  fait ?

– Bien sĂ»r. Des centaines de fois — pas mal de fois, en tout cas.

– Avec des membres du Parti ?

– Oui, toujours avec des membres du Parti.

– Avec des membres du Parti IntĂ©rieur ?

– Pas avec ces porcs, non. Mais beaucoup aimeraient s’ils en avaient l’occasion. Ils sont pas aussi saints qu’ils le prĂ©tendent. »

Son cƓur bondit. Elle l’avait fait de nombreuses fois : il espĂ©ra que ce fĂ»t des centaines — des milliers. Tout ce qui supposait une corruption le remplissait toujours d’un furieux espoir. Qui savait, peut-ĂȘtre que le Parti Ă©tait pourri sous la surface, son culte du zĂšle et de l’abnĂ©gation n’était qu’une imposture dissimulant sa licence.

S’il avait pu tous les contaminer avec la lĂšpre ou la syphilis, comme il aurait adorĂ© le faire ! Vive le pourrissement, l’affaiblissement, la destruction ! Il la tira vers lui pour qu’ils fussent agenouillĂ©s face-Ă -face.

« Écoute. Plus tu as eu d’hommes, plus je t’aime. Tu comprends ?

– Oui, parfaitement.

– Je hais la puretĂ©, je hais la bontĂ© ! Je veux que la morale disparaisse. Je veux que tout le monde soit corrompu jusqu’aux os.

– Alors je suis faite pour toi, trĂ©sor. Je suis corrompue jusqu’aux os.

122

– Tu aimes le faire ? Je veux dire, pas juste avec moi : la chose en elle-mĂȘme ?

– J’adore ça. »

C’était bien plus que ce qu’il voulait entendre. Pas seulement l’amour d’une personne, mais l’instinct animal, le simple dĂ©sir aveugle : c’était la seule force qui rĂ©duirait le Parti en piĂšces. Il la pressa contre l’herbe, au milieu des bleuets. Il n’y eut aucune difficultĂ© cette fois. Maintenant, les mouvements de leurs poitrines ralentirent jusqu’à un rythme normal, et dans une sorte de plaisant abandon, ils se sĂ©parĂšrent. Le soleil semblait ĂȘtre devenu plus chaud.

Ils Ă©taient tous les deux somnolents. Il chercha les combinaisons sur le cĂŽtĂ© et les ramena en partie sur elle. Presque immĂ©diatement, ils s’assoupirent et dormirent pendant environ une demi-heure.

Winston se rĂ©veilla en premier. Il s’assit et contempla le visage aux taches de rousseurs, toujours calmement endormi sur la paume de sa main. À part sa bouche, vous ne pouviez pas dire qu’elle Ă©tait jolie. Elle avait une ou deux rides autour des yeux, si vous regardiez attentivement. Les courts cheveux noirs Ă©taient extraordinairement Ă©pais et doux. Il rĂ©alisa qu’il ne connaissait toujours pas son nom de famille, ni lĂ  oĂč elle habitait.

Le jeune corps vigoureux, abandonnĂ© dans son sommeil, Ă©veilla en lui un sentiment de pitiĂ© protecteur. Mais la tendresse candide qu’il avait ressentie sous le noisetier, quand la grive avait chantĂ©, n’était pas vraiment revenue. Il poussa la combinaison sur le cĂŽtĂ© et Ă©tudia son bassin laiteux. À l’époque, songea-t-il, un homme regardait le corps d’une femme et le trouvait dĂ©sirable, fin de l’histoire. Mais vous ne pouviez plus avoir d’amour ou de dĂ©sirs purs dĂ©sormais. Aucune Ă©motion n’était pure, puisque tout se mĂȘlait de peur et de haine. Leur Ă©treinte avait Ă©tĂ© une lutte, son apogĂ©e une victoire. C’était un coup portĂ© contre le Parti. C’était un acte politique.

123

124

C h a p i t r e I I I

« On pourra revenir ici une fois, dit Julia. En gĂ©nĂ©ral on peut utiliser la mĂȘme cachette deux fois en sĂ©curitĂ©. Mais pas avant un mois ou deux, bien sĂ»r. »

DĂšs qu’elle se fut rĂ©veillĂ©e, son comportement avait changĂ©. Elle Ă©tait devenue alerte et efficace, s’était rhabillĂ©e, avait nouĂ© la ceinture Ă©carlate Ă  sa taille et avait commencĂ© Ă  organiser le trajet du retour. Il semblait naturel de la laisser faire. Elle avait visiblement une habiletĂ© pragmatique qui manquait Ă  Winston, et elle semblait possĂ©der une connaissance Ă©tendue de la campagne autour de Londres, accumulĂ©e pendant d’innombrables randonnĂ©es collectives. Le trajet qu’elle lui donna Ă©tait trĂšs diffĂ©rent de celui par lequel il Ă©tait venu, et l’amena Ă  une gare diffĂ©rente. « Ne rentre jamais par oĂč tu es arrivĂ© » dit-elle, comme Ă©nonçant un axiome important. Elle partirait la premiĂšre, et Winston attendrait une demi-heure avant de la suivre.

Elle avait Ă©voquĂ© un endroit oĂč ils pourraient se retrouver aprĂšs le travail, d’ici quatre soirs. C’était une rue dans un des quartiers pauvres, oĂč il y avait un marchĂ© en plein air gĂ©nĂ©ralement bondĂ© et bruyant. Elle dĂ©ambulerait parmi les Ă©tals, prĂ©tendant ĂȘtre Ă  la recherche de lacets ou de fil Ă  repriser. Si elle jugeait que les environs Ă©taient sĂ»rs, elle se moucherait Ă  son approche ; sinon, il devrait la dĂ©passer sans la reconnaĂźtre. Mais avec de la chance, au milieu de la foule, ils pourraient parler en toute sĂ©curitĂ© pendant un quart d’heure et organiser une autre rencontre.

« Je dois y aller maintenant, dit-elle dĂšs qu’il eut assimilĂ© ses instructions. On m’attend Ă  dix-neuf heures trente. Je dois donner deux heures pour les Jeunesses Anti-Sexe, Ă  distribuer des tracts ou 125

un truc dans le genre. C’est vraiment chiant, hein ? Passe-moi un coup dans le dos, s’il te plaĂźt. Est-ce que j’ai des brindilles dans les cheveux ? T’es sĂ»r ? Alors au revoir, mon amour ! Au revoir ! »

Elle se jeta dans ses bras, l’embrassa presque violemment, puis emprunta le chemin Ă  travers les arbustes et disparut silencieusement dans les bois. Il ne connaissait toujours pas son nom de famille ou son adresse. Ça n’avait toutefois aucune importance, puisqu’il Ă©tait inconcevable qu’ils pussent se retrouver en intĂ©rieur ou Ă©changer quoi que ce fĂ»t par Ă©crit.

Ils ne retournĂšrent jamais Ă  la clairiĂšre dans le bois. Durant le mois de mai, ils ne parvinrent qu’une seule fois Ă  faire Ă  nouveau l’amour. C’était dans une autre cachette connue de Julia, le beffroi d’une Ă©glise en ruine dans un coin de campagne presque complĂštement dĂ©sertĂ©, oĂč une bombe atomique s’était abattue trente ans plus tĂŽt. C’était une bonne cachette quand vous y Ă©tiez, mais il Ă©tait extrĂȘmement dangereux de s’y rendre. Le reste du temps, ils ne pouvaient se retrouver que dans les rues, Ă  un endroit diffĂ©rent chaque soir, et jamais plus d’une demi-heure. Il Ă©tait gĂ©nĂ©ralement facile de parler dans la rue, d’une certaine façon. Alors qu’ils erraient sur les trottoirs peuplĂ©s, pas vraiment cĂŽte-Ă -cĂŽte et sans jamais regarder, ils entretenaient une curieuse discussion, comme la lumiĂšre intermittente d’un phare, se murant dans le silence Ă  l’approche d’un uniforme du Parti ou Ă  proximitĂ© d’un tĂ©lĂ©cran, puis reprenant quelques minutes plus tard au milieu d’une phrase, s’arrĂȘtant brutalement alors qu’ils se sĂ©paraient Ă  l’endroit convenu, et reprenant presque sans introduction le jour suivant. Julia semblait habituĂ©e Ă  ce genre de conversation, qu’elle appelait « parler en Ă©pisodes ». Elle Ă©tait aussi Ă©trangement douĂ©e pour parler sans bouger ses lĂšvres. Une seule fois en un mois de rencontres nocturnes rĂ©ussirent-ils Ă  Ă©changer un baiser. Ils descendaient en silence une ruelle (Julia ne parlait jamais quand ils Ă©taient loin des rues principales) quand il y eut un vacarme assourdissant, la terre se souleva et l’air s’assombrit, et Winston se retrouva projetĂ© au sol sur le cĂŽtĂ©, Ă©corchĂ© et terrifiĂ©. Un missile avait dĂ» tomber tout prĂšs. Il remarqua soudain le visage de Julia Ă  quelques centimĂštres du sien, d’un blanc morbide, comme de la craie.

126

MĂȘme ses lĂšvres Ă©taient blanches. Elle Ă©tait morte ! Il la serra contre lui et rĂ©alisa qu’il embrassait un visage chaud, bien vivant. Mais il y avait une substance poudreuse qui se pressait contre ses lĂšvres. Leurs deux visages Ă©taient couverts de plĂątre.

Certains soirs, aprĂšs avoir atteint leur lieu de rendez-vous, ils devaient se croiser sans un signe, une patrouille Ă©tant apparue au coin de la rue ou un hĂ©licoptĂšre les survolant. MĂȘme si ça avait Ă©tĂ© moins dangereux, il aurait Ă©tĂ© de toute façon difficile de trouver plus de temps pour se rencontrer. Winston travaillait soixante heures par semaine, et Julia encore plus, et leurs jours de repos changeaient selon la charge de travail et ne coĂŻncidaient pas souvent. Julia, dans tous les cas, avait rarement une soirĂ©e complĂštement libre. Elle passait un temps incroyable Ă  des discours et des manifestations, distribuant des fascicules pour les Jeunesses Anti-Sexe, prĂ©parant des banderoles pour la Semaine de Haine, collectant des fonds pour la campagne d’économies, et ainsi de suite. Ça payait, disait-elle ; c’était un camouflage. Si vous suiviez les petites rĂšgles, vous pouviez enfreindre les grandes. Elle convainquit mĂȘme Winston d’hypothĂ©quer une autre de ses soirĂ©es en l’enrĂŽlant Ă  temps partiel dans la fabrication de munitions, menĂ©e bĂ©nĂ©volement par de zĂ©lĂ©s membres du Parti. Donc, un soir par semaine, Winston passait quatre heures d’un ennui para-lysant Ă  assembler des petits bouts de mĂ©tal, probablement d’anciens morceaux de bombes, dans un atelier mal Ă©clairĂ© oĂč les coups de marteaux s’accordaient lugubrement Ă  la musique des tĂ©lĂ©crans.

Quand ils se retrouvĂšrent dans la tour de l’église, les trous de leur conversation fragmentaire furent comblĂ©s. C’était un aprĂšs-midi brĂ»lant. L’air dans la petit piĂšce carrĂ©e au-dessus des cloches Ă©tait chaud et stagnant, et empestait la fiente de pigeon. Ils restĂšrent assis Ă  parler pendant des heures sur le sol recouvert de brindilles, l’un ou l’autre se levant de temps en temps pour jeter un regard par les meurtriĂšres et s’assurer que personne ne venait.

Julia avait vingt-six ans. Elle vivait dans un foyer avec trente autres filles (« Toujours dans des relents de femme ! Je hais les femmes ! » dit-elle en passant) et elle travaillait, comme il l’avait devinĂ©, sur les machines Ă  Ă©crire les romans au dĂ©partement des 127

Fictions. Elle aimait son travail, qui consistait principalement à faire fonctionner et réparer un puissant mais capricieux moteur électrique.

Elle n’était « pas brillante », mais adorait se servir de ses mains et se sentait Ă  l’aise avec la machinerie. Elle pouvait dĂ©crire tout le processus de crĂ©ation d’un roman, depuis les directives gĂ©nĂ©rales Ă©mises par le ComitĂ© de Programmation jusqu’aux retouches finales de la Brigade de RĂ©Ă©criture. Mais le produit fini ne l’intĂ©ressait pas.

Are sens