"Unleash your creativity and unlock your potential with MsgBrains.Com - the innovative platform for nurturing your intellect." » » 1984 by George Orwell 👀📚

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À sa maniĂšre, Ampleforth Ă©tait vaguement attachĂ© Ă  Winston, et 109

s’assiĂ©rait probablement Ă  sa table s’il l’apercevait. Il avait peut-ĂȘtre une minute pour agir. Winston et la fille mangeaient rapidement. Ils ingurgitaient un ragoĂ»t liquide, en rĂ©alitĂ© une soupe, aux haricots blancs. Dans un souffle, Winston commença Ă  parler. Aucun ne leva les yeux ; ils avalaient rapidement le liquide, et, entre chaque cuillerĂ©e, Ă©changeaient les quelques mots nĂ©cessaires, d’une voix basse et monocorde.

« À quelle heure tu finis de travailler ?

– Dix-huit trente.

– On se retrouve oĂč ?

– Parc de la Victoire, prùs du monument.

– C’est rempli de tĂ©lĂ©crans.

– C’est pas grave s’il y a du monde.

– Un signal ?

– Non. M’approche pas tant que je suis pas entourĂ©e d’une foule.

Et me regarde pas. Reste juste prĂšs de moi.

– Quelle heure ?

– Dix-neuf heures.

– D’accord. »

Ampleforth n’avait pas vu Winston et s’était assis Ă  une autre table. Ils ne reparlĂšrent pas, et, autant qu’il fĂ»t possible pour deux personnes assises face Ă  face Ă  la mĂȘme table, ne se regardĂšrent pas.

La fille finit rapidement de manger et partit, Winston resta pour fumer une cigarette.

Winston se trouva au parc de la Victoire avant l’heure convenue. Il dĂ©ambula autour de l’énorme colonne cannelĂ©e au sommet de laquelle la statue de Tonton contemplait l’horizon sud, dans le ciel duquel il avait terrassĂ© les aĂ©ronefs eurasiens (qui avait Ă©tĂ© estasiens quelques annĂ©es plus tĂŽt) Ă  la bataille d’AĂ©rozone Prime. Dans la rue en face, il y avait la statue d’un cavalier supposĂ©e reprĂ©senter Olivier Cromwell.

Cinq minutes aprĂšs l’heure prĂ©vue, la fille n’était toujours pas visible.

La peur terrible saisit Ă  nouveau Winston. Elle ne venait pas, elle avait changĂ© d’avis ! Il marcha lentement vers le nord du parc, et ressentit un vague plaisir en identifiant l’église Saint-Martin, dont les cloches, quand elle avait eu des cloches, avaient sonnĂ© « Tu me 110

dois trois florins. » Puis il vit la fille au pied du monument, lisant ou feignant de lire une affiche enroulée en spirale autour de la colonne.

Il n’était pas prudent de s’approcher avant que plus de personnes ne s’accumulassent. Il y avait des tĂ©lĂ©crans sur tout le frontispice.

Mais il y eut soudain une vive clameur et le vrombissement de lourds vĂ©hicules quelque part depuis la gauche. Tout le monde sembla courir Ă  travers le parc. La fille bondit prestement autour des lions au pied du monument et se joignit Ă  la ruĂ©e. Winston suivit. En courant, il comprit de quelques remarques criĂ©es qu’un convoi de prisonniers eurasiens passait.

Une masse compacte de personnes bloquait dĂ©jĂ  la partie sud du parc. Winston, qui en temps normal gravitait plutĂŽt Ă  l’extĂ©rieur de ce genre de mĂȘlĂ©e, en jouant des coudes et en se contorsionnant, parvint Ă  atteindre le cƓur de la foule. Il fut bientĂŽt Ă  portĂ©e de bras de la fille, mais le passage Ă©tait bloquĂ© par un Ă©norme prolo et une femme presque aussi Ă©norme, probablement son Ă©pouse, qui formaient une impĂ©nĂ©trable barriĂšre de chair. Winston se tortilla sur le cĂŽtĂ©, et, d’un coup violent, parvint Ă  glisser son Ă©paule entre eux. Il lui sembla que ses entrailles Ă©taient rĂ©duites en pulpe entre les deux hanches musculeuses, avant de s’extraire, suant lĂ©gĂšrement. Il Ă©tait Ă  cĂŽtĂ© de la fille. Épaule contre Ă©paule, chacun regardant fixement devant lui.

Une longue procession de camions, aux coins desquels se tenaient droits des gardes impassibles armés de mitraillettes, descendait lentement la rue. Dans les camions, des petits hommes jaunes en uniforme vert miteux étaient accroupis, serrés les uns contre les autres. Leurs tristes visages mongols regardaient au loin, complÚtement détachés.

Occasionnellement, quand un camion cahotait, il y avait un tintement métallique : tous les prisonniers portaient des fers aux chevilles.

Camion aprĂšs camion, les visages tristes dĂ©filaient. Winston savait qu’ils Ă©taient lĂ , mais ne les voyait que par intermittence. L’épaule de la fille, et son bras droit jusqu’au coude, collaient les siens. Ses joues Ă©taient presque assez prĂšs de lui pour qu’il pĂ»t sentir sa chaleur. Elle prit immĂ©diatement les choses en main, comme elle l’avait fait Ă  la cantine. Elle commença Ă  parler de la mĂȘme intonation monocorde, 111

ses lÚvres bougeant à peine, émettant un faible murmure aisément noyé dans le tumulte des voix et le vacarme des camions.

« Tu m’entends ?

– Oui.

– Tu peux te libĂ©rer dimanche aprĂšs-midi ?

– Oui.

– Alors Ă©coute bien. Tu vas devoir t’en souvenir. Va Ă  la gare de Paddington. . . »

Avec une prĂ©cision toute militaire qui l’impressionna, elle lui dĂ©crivit le trajet qu’il devrait effectuer. Un voyage en train d’une demi-heure ; prendre Ă  gauche Ă  la sortie de la gare ; suivre la route sur deux kilomĂštres ; un portail dont le barreau supĂ©rieur manquait ; un chemin Ă  travers un champ ; un sentier recouvert par les herbes ; une piste Ă  travers des buissons ; un arbre mort couvert de mousse.

C’était comme si elle avait une carte dans la tĂȘte. « Tu vas te souvenir de tout ? » murmura-t-elle finalement.

« Oui.

– Tu prends Ă  gauche, puis Ă  droite, et de nouveau Ă  gauche. Et le portail oĂč il manque un barreau.

– Oui. Quelle heure ?

– Vers quinze heures. Tu vas peut-ĂȘtre devoir attendre. Je viens par un autre chemin. Tu es sĂ»r que tu vas te souvenir de tout ?

– Oui.

– Alors Ă©loigne-toi de moi aussi vite que possible. »

Elle n’avait pas besoin de le lui dire. Mais pour le moment, ils ne pouvaient pas s’extraire de la foule. Les camions dĂ©filaient toujours, et la foule Ă©tait insatiablement fascinĂ©e. Il y avait eu au dĂ©but quelques huĂ©es et des sifflements, mais ils Ă©taient venus principalement des membres du Parti parmi la foule, et s’étaient vite arrĂȘtĂ©s. L’émotion prĂ©dominante Ă©tait simplement la curiositĂ©. Les Ă©trangers, qu’ils fussent d’Eurasia ou d’Estasia, Ă©taient des sortes d’animaux Ă©tranges.

On n’en voyait littĂ©ralement jamais, sauf en tenue de prisonniers, et mĂȘme dans ces cas-lĂ  vous n’en aviez qu’une vision furtive. Personne ne savait ce qu’il advenait d’eux, sauf des quelques qui Ă©taient pendus comme criminels de guerre : les autres disparaissaient simplement, 112

probablement envoyés en camp de travaux forcés. Les faces rondes de Mongols avaient laissé place à des visages plus européens, sales, pas rasés, fatigués. Au-dessus des pommettes broussailleuses, les yeux se plantaient dans ceux de Winston, parfois avec une étrange intensité, avant de se détourner à nouveau. Mais au dernier moment, alors que la foule les retenait toujours, la main de la fille chercha la sienne et la pressa fugacement.

Ça ne dura pas dix secondes, et pourtant leurs mains lui semblĂšrent jointes pour une Ă©ternitĂ©. Il eut le temps d’apprendre chaque dĂ©tail de sa main. Il explora les longs doigts, les ongles galbĂ©s, la paume durcie par le labeur et sa rangĂ©e de cors, la peau douce sous le poignet. Rien qu’en la touchant, il pouvait en imaginer l’apparence.

Au mĂȘme instant, il se rendit compte qu’il ne connaissait pas la couleur des yeux de la fille. Ils Ă©taient probablement marron, mais les personnes aux cheveux noirs avaient parfois les yeux bleus. Ce serait pure folie que de tourner la tĂȘte pour la regarder. Les mains liĂ©es, invisibles au milieu des corps pressĂ©s, ils regardaient droit devant eux, et au lieu des yeux de la fille, ceux d’un vieux prisonnier, entourĂ©s de poils, regardĂšrent tristement Winston.

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C h a p i t r e I I

Winston s’engagea sur le sentier tachetĂ© d’ombre et de lumiĂšre, traversant des Ă©clats dorĂ©s lĂ  oĂč le feuillage s’écartait. Au pied des arbres Ă  sa gauche, le sol disparaissait sous les bleuets. L’air semblait embrasser la peau. C’était le deuxiĂšme jour de mai. Des profondeurs du bois s’élevait le chant de colombes.

Il Ă©tait un peu en avance. Il n’avait eu aucun problĂšme pour venir, et la fille Ă©tait d’évidence si expĂ©rimentĂ©e qu’il Ă©tait moins terrifiĂ© qu’il ne l’eĂ»t Ă©tĂ© en temps normal. Il pouvait probablement lui faire confiance pour trouver un endroit sĂ»r. En gĂ©nĂ©ral, vous ne pouviez pas espĂ©rer ĂȘtre plus en sĂ©curitĂ© Ă  la campagne que dans Londres. Il n’y avait pas de tĂ©lĂ©crans, bien sĂ»r, mais il y avait toujours le risque de microphones camouflĂ©s, votre voix pouvait ĂȘtre enregistrĂ©e et reconnue ; de plus, il n’était pas facile de s’y rendre sans attirer l’attention. Pour des distances infĂ©rieures Ă  cent kilomĂštres, il n’était pas nĂ©cessaire de faire viser son passeport, mais parfois des patrouilles se trouvaient dans les gares, examinant les papiers de tous les membres du Parti qu’elles croisaient, et posant des questions indiscrĂštes. NĂ©anmoins, aucune patrouille n’était apparue, et depuis qu’il avait quittĂ© la gare, il avait jetĂ© de prudents regards en arriĂšre pour s’assurer qu’il n’était pas suivi. Le train Ă©tait rempli de prolos, d’humeur festive Ă  cause du climat estival. Le compartiment aux siĂšges en bois dĂ©bordait d’une seule Ă©norme famille, de l’arriĂšre-grand-mĂšre Ă©dentĂ©e au nourrisson d’un mois, allant passer un aprĂšs-midi avec « la belle-famille » Ă  la campagne, et, comme ils l’expliquĂšrent sans rĂ©serve Ă  Winston, pour se procurer un peu de beurre sous le manteau.

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