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Elle « s’en foutait un peu de la lecture », dit-elle. Les livres Ă©taient juste une marchandise qui devait ĂȘtre produite, comme la confiture ou les lacets.

Elle n’avait aucun souvenir de quoi que ce fĂ»t avant le dĂ©but des annĂ©es soixante, et la seule personne qu’elle ait connue qui parlait frĂ©quemment de l’époque avant la RĂ©volution Ă©tait un grand-pĂšre qui avait disparu quand elle avait huit ans. À l’école, elle avait Ă©tĂ© capitaine de l’équipe de hockey et avait gagnĂ© le trophĂ©e de gymnastique deux annĂ©es d’affilĂ©e. Elle avait Ă©tĂ© chef de troupe aux InfiltrĂ©s et secrĂ©taire de section Ă  la Ligue de la Jeunesse avant de rejoindre les Jeunesses Anti-Sexe. Elle avait mĂȘme Ă©tĂ© choisie (une marque infaillible de sa bonne rĂ©putation) pour travailler Ă  la Pornosec, la sous-section du dĂ©partement des Fictions qui produisait de la pornographie bas-de-gamme distribuĂ©e aux prolos. Cette sous-section Ă©tait surnommĂ©e « la porcherie » par ceux qui y travaillaient, observa-t-elle.

Elle y Ă©tait restĂ©e un an, aidant Ă  produire des brochures scellĂ©es aux titres comme Punis-moi ou Une nuit Ă  l’école des filles, donnĂ©es furtivement Ă  des jeunes prolos qui avaient l’impression d’acheter quelque chose d’illĂ©gal.

« Ils sont comment ces livres ? demanda Winston, curieux.

– Oh, c’est vraiment de la merde. Ils sont rĂ©ellement ennuyants.

Ils ont que six intrigues, mais ils les mĂ©langent un peu. Bien sĂ»r je suis que sur les kalĂ©idoscopes. J’ai jamais Ă©tĂ© dans la Brigade de RĂ©Ă©criture. Je suis pas littĂ©raire, trĂ©sor — mĂȘme pas assez pour ça. »

Il apprit avec stupĂ©faction que tous les travailleurs de la Pornosec, Ă  part la direction du dĂ©partement, Ă©taient des femmes. La thĂ©orie Ă©tait que les hommes, dont les instincts sexuels Ă©taient moins contrĂŽlables que ceux des femmes, risquaient plus d’ĂȘtre corrompus par les 128

obscénités manipulées.

« Ils aiment mĂȘme pas avoir des femmes mariĂ©es lĂ -dedans, ajouta-t-elle. Les filles sont supposĂ©es ĂȘtre si pures. J’en connais une qui l’est pas, en tout cas. »

Elle avait eu sa premiĂšre liaison amoureuse Ă  seize ans, avec un membre du Parti de soixante ans qui s’était suicidĂ© un peu plus tard pour Ă©chapper Ă  l’arrestation. « Et il a bien fait, dit Julia, sinon ils auraient eu mon nom quand il aurait confessĂ©. » Depuis, il y en avait eu un certain nombre d’autres. Elle voyait la vie d’une façon simple.

Vous vouliez vous amuser ; « ils », c’est-Ă -dire le Parti, voulaient vous en empĂȘcher ; vous enfreigniez les rĂšgles du mieux possible. Elle semblait penser que c’était aussi naturel qu’« ils » essayassent de vous priver de vos plaisirs que vous voulussiez Ă©viter d’ĂȘtre arrĂȘtĂ©. Elle dĂ©testait le Parti, et l’exprimait dans les mots les plus crus, mais elle n’en faisait aucune critique gĂ©nĂ©rale. À part quand ça impactait sa propre vie, elle ne s’intĂ©ressait pas Ă  la doctrine du Parti. Il remarqua qu’elle n’utilisait jamais des mots de nouvelangue, sauf ceux qui Ă©taient passĂ©s dans le langage courant. Elle n’avait jamais entendu parler de la FraternitĂ©, et refusait de croire en son existence. Toute tentative de rĂ©volte organisĂ©e contre le Parti, qui Ă©tait vouĂ©e Ă  l’échec, lui paraissait stupide. Ce qui Ă©tait intelligent, c’était d’enfreindre les rĂšgles tout en restant vivant. Il se demanda vaguement combien d’autres pensaient comme elle parmi la jeune gĂ©nĂ©ration — des personnes ayant grandi dans le monde de la RĂ©volution, n’ayant rien connu d’autre, considĂ©rant le Parti comme inaltĂ©rable, comme le ciel, ne se rebellant pas contre l’autoritĂ© mais simplement lui Ă©chappant, comme un liĂšvre esquivant un chien.

Ils ne discutĂšrent pas de la possibilitĂ© de se marier. C’était trop lointain pour valoir la peine d’y rĂ©flĂ©chir. Aucun comitĂ© ne permettrait un tel mariage, mĂȘme si Katharine, la femme de Winston, avait pu ĂȘtre Ă©cartĂ©e. C’était sans espoir, mĂȘme en rĂȘve.

« Elle était comment, ta femme ? demanda Julia.

– Elle Ă©tait. . . Tu connais le mot de nouvelangue bonpensant ? Qui veut dire naturellement orthodoxe, incapable d’avoir une mauvaise pensĂ©e ?

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– Non, je connaissais pas ce mot, mais je vois trĂšs bien le genre de personne. »

Il commença Ă  lui raconter le dĂ©tail de sa vie maritale, mais Ă©trangement, elle semblait en connaĂźtre dĂ©jĂ  les grandes lignes. Elle lui dĂ©crivit, comme si elle l’avait vu ou ressenti, le raidissement du corps de Katharine dĂšs qu’il la touchait, la façon dont elle semblait le repousser de toutes ses forces, mĂȘme quand ses bras s’accrochaient fermement Ă  lui. Il ne ressentait aucune difficultĂ© Ă  parler de ce genre de choses avec Julia : le souvenir de Katharine n’était plus douloureux depuis longtemps, et Ă©tait devenu simplement dĂ©plaisant.

« J’aurais pu le supporter s’il n’y avait pas eu une chose », dit-il.

Il lui dĂ©crivit le petit rituel morbide que Katharine l’avait forcĂ© Ă  endurer une nuit par semaine. « Elle dĂ©testait ça, mais rien n’aurait pu la faire arrĂȘter. Tu ne devineras jamais comment elle appelait ça.

– Notre devoir pour le Parti, rĂ©pondit immĂ©diatement Julia.

– Comment tu le sais ?

– Je suis allĂ©e Ă  l’école aussi, trĂ©sor. Éducation sexuelle une fois par mois pour les plus de seize ans. Et au Mouvement pour la Jeunesse. Ils vous bourrent le crĂąne pendant des annĂ©es. Et je le dis, ça marche dans beaucoup de cas. AprĂšs tu n’es jamais sĂ»r ; les gens sont si hypocrites. »

Elle commença Ă  dĂ©velopper sur le sujet. Avec Julia, tout se rame-nait Ă  sa propre sexualitĂ©. D’une maniĂšre ou d’une autre, dĂšs que ça y touchait, elle Ă©tait capable d’une grande clairvoyance. Contrairement Ă  Winston, elle avait compris la signification intime du puritanisme sexuel du Parti. Ce n’était pas seulement que l’instinct sexuel crĂ©ait un monde Ă  part sur lequel le Parti n’avait aucun contrĂŽle et qui devait donc ĂȘtre dĂ©truit si possible. Ce qui Ă©tait plus important Ă©tait que la privation sexuelle provoquĂąt de l’hystĂ©rie, qui Ă©tait dĂ©sirable car elle pouvait ĂȘtre transformĂ©e en fiĂšvre guerriĂšre et en culte des dirigeants. Elle le dĂ©crivait ainsi :

« Quand tu fais l’amour, tu utilises de l’énergie ; et aprĂšs tu te sens heureux et tu te fous de tout. Ils ne supportent pas que tu te sentes comme ça. Ils veulent que tu dĂ©bordes d’énergie tout le temps.

Toutes ces marches, dans un sens, et dans l’autre, ces exultations, ces 130

drapeaux brandis, c’est juste du jus de sexe. Si tu es heureux en toi-mĂȘme, pourquoi serais-tu excitĂ© par Tonton, les Plans Triennaux, les Deux Minutes de Haine, et tout le reste de leur putain de merde ? »

C’était trĂšs vrai, pensa-t-il. Il y avait un lien direct et intime entre la chastetĂ© et l’orthodoxie politique. Comment la peur, la haine et la crĂ©dulitĂ© imbĂ©cile requises par le Parti chez ses membres pouvaient-elles ĂȘtre maintenues au bon niveau, sinon en canalisant un puissant instinct et en l’utilisant comme moteur ? La pulsion sexuelle Ă©tait dangereuse pour le Parti, et le Parti l’avait tournĂ©e Ă  son avantage. Ils avaient jouĂ© le mĂȘme tour Ă  l’instinct parental. La famille ne pouvait pas vraiment ĂȘtre abolie, et, en effet, les gens Ă©taient encouragĂ©s Ă  aimer leurs enfants presque comme avant. Les enfants, de leur cĂŽtĂ©, Ă©taient systĂ©matiquement retournĂ©s contre leurs parents, on leur apprenait Ă  les espionner et dĂ©noncer leurs dĂ©viances. La famille Ă©tait en rĂ©alitĂ© devenue une extension de la Police des PensĂ©es. C’était un instrument par lequel chacun pouvait ĂȘtre entourĂ© nuit et jour par des informateurs qui vous connaissaient intimement.

Ses pensĂ©es revinrent brusquement vers Katharine. Katharine l’aurait sĂ»rement dĂ©noncĂ© Ă  la Police des PensĂ©es si elle n’avait pas Ă©tĂ© trop stupide pour dĂ©tecter l’hĂ©tĂ©rodoxie de ses opinions. Mais ce qui la lui rappela Ă  cet instant Ă©tait la chaleur Ă©touffante de l’aprĂšs-midi, qui faisait perler son front. Il commença Ă  raconter Ă  Julia quelque chose qui s’était produit, ou plutĂŽt n’avait pas rĂ©ussi Ă  se produire, une autre aprĂšs-midi suffocante, onze ans plus tĂŽt.

C’était trois ou quatre mois aprĂšs leur mariage. Ils s’étaient perdus lors d’une randonnĂ©e collective quelque part dans le Kent. Ils n’avaient que quelques minutes de retard sur les autres, mais ils avaient pris une mauvaise direction, et s’étaient retrouvĂ©s sur le rebord d’une ancienne carriĂšre de craie. C’était un prĂ©cipice de dix ou vingt mĂštres, avec des rochers en contrebas. Il n’y avait personne Ă  qui demander leur chemin. DĂšs qu’elle eut rĂ©alisĂ© qu’ils Ă©taient perdus, Katharine s’agita. Être Ă  l’écart pour quelques instants de la foule bruyante des randonneurs lui donna un sentiment de culpabilitĂ©. Elle voulait se dĂ©pĂȘcher de rebrousser chemin et commencer Ă  chercher dans une autre direction. Mais Winston avait remarquĂ© 131

plusieurs touffes de salicaire poussant dans les fissures de la falaise sous leurs pieds. Une touffe avait deux couleurs, magenta et rouge brique, poussant apparemment de la mĂȘme racine. Il n’avait jamais rien vu de tel auparavant, et il appela Katharine pour la faire venir et regarder.

« Regarde, Katharine ! Regarde ces fleurs. Cette touffe prĂšs du pied de la falaise. Tu vois qu’elles sont de deux couleurs diffĂ©rentes ? »

Elle Ă©tait dĂ©jĂ  en train de repartir, mais elle revint plutĂŽt frĂ©nĂ©tiquement pour un instant. Elle se pencha mĂȘme au-dessus du vide pour voir ce qu’il pointait. Il se tenait un peu derriĂšre elle et mit sa main Ă  sa taille pour la stabiliser. Il rĂ©alisa soudain qu’ils Ă©taient complĂštement seuls. Il n’y avait pas une Ăąme aux alentours, pas un bruissement de feuille, pas mĂȘme un oiseau Ă©veillĂ©. Dans un endroit comme ça, il y avait peu de chance qu’il y eĂ»t un microphone cachĂ©, et mĂȘme s’il y en avait eu un, il ne capterait que des sons. C’était l’heure la plus chaude et la plus torpide de l’aprĂšs-midi. Le soleil les Ă©crasait, la sueur piquait son visage. Et l’idĂ©e lui vint. . .

« Pourquoi tu l’as pas poussĂ©e une bonne fois pour toute ? demanda Julia. C’est ce que j’aurais fait.

– Je sais que tu l’aurais fait, chĂ©rie. Je l’aurais fait aussi, si j’avais Ă©tĂ© celui que je suis maintenant. Ou peut-ĂȘtre que j’aurais. . . je sais pas.

– Tu regrettes de pas l’avoir fait ?

– Globalement, oui, je regrette. »

Ils Ă©taient assis l’un Ă  cĂŽtĂ© de l’autre sur le sol poussiĂ©reux. Il la rapprocha contre lui. Sa tĂȘte se posa sur ses Ă©paules, l’odeur plaisante de ses cheveux masquant celle de la fiente. Elle Ă©tait trĂšs jeune, songea-t-il, elle espĂ©rait encore quelque chose de la vie, elle ne comprenait pas que pousser une personne gĂȘnante dans un prĂ©cipice ne rĂ©solvait rien.

« En fait, ça n’aurait rien changĂ©, dit-il.

– Alors pourquoi tu regrettes de pas l’avoir fait ?

– Juste parce que je prĂ©fĂšre le positif au nĂ©gatif. À ce petit jeu qu’est notre vie, on ne peut pas gagner. Certains Ă©checs sont mieux que d’autres, c’est tout. »

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Il sentit ses Ă©paules tressaillir de dĂ©saccord. Elle s’opposait toujours Ă  lui quand il tenait ce genre de propos. Elle ne voulait pas accepter comme une loi de la nature que l’individu Ă©tait toujours vaincu. D’une certaine façon elle rĂ©alisait qu’elle-mĂȘme Ă©tait condam-nĂ©e, que tĂŽt ou tard la Police des PensĂ©es l’attraperait et la tuerait, mais d’une autre partie de son esprit elle croyait qu’il Ă©tait possible de construire un monde secret oĂč vous pouviez vivre comme vous le souhaitiez. Tout ce qu’il vous fallait, c’était de la chance, de la ruse et du courage. Elle ne comprenait pas que le bonheur n’existait pas, que la seule victoire serait dans un futur lointain, bien aprĂšs votre mort, et que du moment oĂč vous dĂ©clariez la guerre au Parti, il valait mieux se considĂ©rer comme un cadavre.

« Nous sommes les morts, dit-il.

– On est pas encore morts, rĂ©pliqua-t-elle prosaĂŻquement.

– Physiquement, non. Pas pour six mois, un an — cinq ans, peut-ĂȘtre. J’ai peur de la mort. Tu es jeune, tu dois en avoir encore plus peur que moi. Bien sĂ»r qu’on doit tenir le plus longtemps possible.

Mais ça ne fait pas une grande diffĂ©rence. Tant que les humains restent humains, la vie et la mort sont la mĂȘme chose.

– Tu dis de la merde ! Tu prĂ©fĂšres coucher avec qui, moi ou un squelette ? T’aimes pas ĂȘtre en vie ? T’aimes pas te dire : c’est moi, c’est ma main, c’est ma jambe, je suis rĂ©el, j’existe, je suis vivant !

T’aimes pas ça ? »

Elle se contorsionna pour presser sa poitrine contre lui. Il pouvait sentir ses seins, charnus mais fermes, à travers sa combinaison. Son corps sembla déverser un peu de sa jeunesse et de sa vigueur sur lui.

« Si, j’aime ça, rĂ©pondit-il.

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