Lâacte essentiel de la guerre est la destruction, pas forcĂ©ment des vies humaines, mais du produit du labeur humain. La guerre est un moyen de rĂ©duire en piĂšces, de dĂ©verser dans la stratosphĂšre, ou de couler au fond des mers des matĂ©riaux qui pourraient autrement ĂȘtre utilisĂ©s pour rendre les masses trop confortables, et donc, sur le long terme, trop intelligentes. MĂȘme quand les armes de guerre ne sont pas dĂ©truites, leur fabrication est toujours un moyen pratique dâutiliser de la main-dâĆuvre sans produire quoi que ce soit qui puisse ĂȘtre consommĂ©. Une Forteresse Flottante, par exemple, a absorbĂ© le travail qui aurait pu construire plusieurs centaines de bateaux cargo.
Pour finalement ĂȘtre considĂ©rĂ©e comme obsolĂšte et mise Ă la casse, sans avoir pu apporter un quelconque bĂ©nĂ©fice Ă qui que ce soit ; et, avec davantage encore de labeur, une autre Forteresse Flottante est construite. En principe, lâeffort de guerre est toujours planifiĂ© pour avaler tout surplus qui pourrait exister aprĂšs avoir satisfait les besoins vitaux des populations. En pratique, les besoins des populations sont toujours sous-estimĂ©s, avec comme rĂ©sultat la pĂ©nurie chronique de la moitiĂ© des biens nĂ©cessaires ; mais câest considĂ©rĂ© comme un avantage. Câest une politique dĂ©libĂ©rĂ©e de maintenir Ă©galement les groupes favorisĂ©s au bord de la pauvretĂ©, parce quâune pĂ©nurie gĂ©nĂ©ralisĂ©e accentue lâimportance des petits privilĂšges et exacerbe les diffĂ©rences entre un groupe et un autre. Selon les standards du dĂ©but du vingtiĂšme siĂšcle, mĂȘme un membre du Parti IntĂ©rieur mĂšne une vie austĂšre et laborieuse. NĂ©anmoins, les petits luxes dont il profite â
son grand appartement bien Ă©quipĂ©, le meilleur tissu de ses vĂȘtements, la meilleure qualitĂ© de sa nourriture, de sa boisson et de son tabac, ses deux ou trois domestiques, son automobile privĂ©e ou son hĂ©licoptĂšre â le placent dans un monde diffĂ©rent dâun membre du Parti ExtĂ©rieur, et un membre du Parti ExtĂ©rieur a des avantages similaires 191
en comparaison des masses indigentes que nous appelons
« les prolos ». LâatmosphĂšre sociale est celle dâune citĂ© as-siĂ©gĂ©e, oĂč la possession dâun morceau de viande de cheval fait toute la diffĂ©rence entre la richesse et la pauvretĂ©. Et en mĂȘme temps, la conscience dâĂȘtre en guerre, et donc en danger, rend lâabandon de tous les pouvoirs Ă une petite caste comme une condition naturelle et inĂ©vitable de survie.
La guerre, nous le verrons, accomplit non seulement la destruction nĂ©cessaire, mais lâaccomplit dâune façon psychologiquement acceptable. En principe, il serait plutĂŽt simple de gaspiller le labeur superflu du monde en construisant des temples et des pyramides, en creusant des trous et en les rebouchant, ou mĂȘme en produisant de vastes quantitĂ©s de biens et en les brĂ»lant ensuite. Mais cela fournirait uniquement la base Ă©conomique et non Ă©motionnelle dâune sociĂ©tĂ© hiĂ©rarchisĂ©e. Ce qui nous prĂ©occupe ici nâest pas le moral des masses, dont lâattitude est sans objet tant quâelles sont maintenues au travail, mais le moral du Parti lui-mĂȘme. On attend dâun membre du Parti, y compris le plus insignifiant, de la compĂ©tence, de la dili-gence, et mĂȘme de lâintelligence dans une certaine limite, mais il est Ă©galement nĂ©cessaire quâil soit un fanatique crĂ©dule et ignorant, dont les Ă©motions dominantes sont la peur, la haine, lâadulation et le triomphalisme obscĂšne.
En dâautres termes, il est nĂ©cessaire quâil ait la mentalitĂ© propre Ă un Ă©tat de guerre. Que la guerre ait lieu ou non est sans importance, et, puisquâune victoire dĂ©cisive est impossible, que la guerre se passe bien ou mal est sans importance. Tout ce qui importe, câest que lâĂ©tat de guerre existe. La disjonction de lâintelligence que le Parti demande de ses membres, et qui est plus facile Ă obtenir dans une atmosphĂšre de guerre, est maintenant presque universelle, mais plus on monte dans la hiĂ©rarchie, plus elle devient prononcĂ©e. Câest prĂ©cisĂ©ment dans le Parti 192
IntĂ©rieur que lâhystĂ©rie guerriĂšre et la haine de lâennemi sont les plus fortes. En tant quâadministrateur, il est souvent essentiel quâun membre du Parti IntĂ©rieur sache que telle ou telle nouvelle de la guerre est mensongĂšre, et il peut souvent ĂȘtre conscient que la guerre en elle-mĂȘme est factice, et quâelle nâexiste pas ou quâelle est menĂ©e dans un but diffĂ©rent de celui annoncĂ© : mais une telle connaissance est aisĂ©ment neutralisĂ©e par la technique du doublepense . Car en mĂȘme temps, jamais ne vacille chez tous les membres du Parti IntĂ©rieur la croyance mystique que la guerre existe , et quâelle se terminera victorieuse-ment, et quâOcĂ©ania dominera sans conteste le monde entier.
Tous les membres du Parti IntĂ©rieur croient en cette conquĂȘte proche comme un article de foi. Elle doit ĂȘtre accomplie soit par lâobtention progressive de plus en plus de territoire et donc lâĂ©rection dâun pouvoir incontestablement dominant, soit par la dĂ©couverte dâune nouvelle arme invincible. La recherche dâune telle arme se poursuit sans cesse, et est lâune des derniĂšres rares activitĂ©s oĂč les esprits inventifs et conceptuels peuvent sâĂ©panouir. En OcĂ©ania, Ă lâheure actuelle, la Science, au sens ancien, a presque cessĂ© dâexister. En nouvelangue, il nây a pas de mot pour « science ». La mĂ©thode empirique de pensĂ©e, sur laquelle toutes les dĂ©couvertes scientifiques du passĂ© reposent, est contraire aux principes les plus fondamentaux de lâAngsoc. Et mĂȘme les progrĂšs technologiques ne surviennent que si leurs produits peuvent dâune façon ou dâune autre servir Ă diminuer la libertĂ© humaine. Dans tous les savoir-faire utiles, le monde est soit Ă lâarrĂȘt, soit rĂ©gresse. Les champs sont cultivĂ©s par des charrues tirĂ©es par des chevaux, tandis que les livres sont Ă©crits par des machines. Mais dans les domaines dâune importance vitale â câest Ă dire, en fait, la guerre et la surveillance policiĂšre â lâapproche empirique est toujours encoura-193
gĂ©e, ou du moins tolĂ©rĂ©e. Les deux objectifs du Parti sont de conquĂ©rir toute la surface du globe et de dĂ©truire une fois pour toute la possibilitĂ© de la pensĂ©e autonome. Il y a donc deux grands problĂšmes que le Parti sâattĂšle Ă rĂ©soudre. Lâun est de dĂ©couvrir, contre son grĂ©, ce quâun autre ĂȘtre humain pense, et lâautre est comment tuer plusieurs centaines de millions de personnes en quelques secondes sans donner dâavertissement. Dans la mesure ou la recherche scientifique se poursuit, voilĂ son sujet dâĂ©tude. Le scientifique dâaujourdâhui est soit un mĂ©lange de psychologue et dâinquisiteur, Ă©tudiant avec une minutie extraordinaire la signification des expressions faciales, des gestes et des tons de la voix, et testant les effets rĂ©vĂ©lateurs de vĂ©ritĂ© de drogues, de thĂ©rapies de choc, dâhypnoses et de tortures physiques ; soit un chimiste, un physicien ou un biologiste concernĂ© uniquement par la branche de sa spĂ©cialitĂ© Ă mĂȘme de retirer la vie. Dans les vastes laboratoires du ministĂšre de la Paix, et dans les stations expĂ©rimentales cachĂ©es dans les forĂȘts brĂ©siliennes, ou dans le dĂ©sert australien, ou sur des Ăźles perdues de lâAntarctique, des Ă©quipes dâexperts sont inlassablement Ă la tĂąche. Certains sâoccupent simplement de planifier la logistique des guerres futures ; dâautres conçoivent des missiles de plus en plus grands, des explosifs de plus en plus puissants, des protections de plus en plus impĂ©nĂ©trables ; dâautres recherchent des gaz nouveaux et mortels, ou des poisons solubles pouvant ĂȘtre produits dans des quantitĂ©s capables de dĂ©truire la vĂ©gĂ©tation de continents entiers, ou des germes de maladies immunisĂ©s contre tous les anticorps possibles ; dâautres tentent de produire un vĂ©hicule qui creuserait son chemin dans le sol comme un sous-marin dans lâeau, ou un avion aussi indĂ©pendant de sa base quâun voilier ; dâautres explorent des possibilitĂ©s encore plus ambitieuses, comme focaliser les rayons du soleil Ă travers des lentilles suspendues des centaines de 194
kilomĂštres dans lâespace, ou comme produire des tremblements de terre artificiels et des raz-de-marĂ©e en utilisant la chaleur au cĆur de la Terre.
Mais aucun de ces projets nâapproche jamais son abou-tissement, et aucun des trois super-Ă©tats ne gagne une avance significative sur les autres. Le plus remarquable est que les trois pouvoirs possĂšdent dĂ©jĂ , grĂące Ă la bombe atomique, une arme bien plus puissante que tout ce que leurs recherches actuelles pourraient dĂ©couvrir. MĂȘme si le Parti, fidĂšle Ă son habitude, sâapproprie leur invention, les bombes atomiques sont dâabord apparues dans les annĂ©es quarante, et ont Ă©tĂ© utilisĂ©es Ă grande Ă©chelle une dizaine dâannĂ©es plus tard. Ă cette Ă©poque, des centaines de bombes ont Ă©tĂ© larguĂ©es sur des centres industriels, principalement en Russie europĂ©enne, en Europe occidentale et en AmĂ©rique du nord. Le but Ă©tait de convaincre les groupes dirigeants de tous les pays que quelques bombes atomiques de plus signifieraient la fin de la sociĂ©tĂ© organisĂ©e, et donc de leur propre pouvoir. Par la suite, bien quâaucun accord formel nâa Ă©tĂ© formulĂ© ou mĂȘme suggĂ©rĂ©, plus aucune bombe nâa Ă©tĂ© larguĂ©e. Les trois pouvoirs continuent simplement Ă produire des bombes atomiques et Ă les rĂ©server pour lâopportunitĂ© dĂ©cisive quâils croient survenir tĂŽt ou tard. Et, pendant ce temps-lĂ , lâart de la guerre nâa quasiment pas Ă©voluĂ© en trente ou quarante ans. Les hĂ©licoptĂšres sont plus utilisĂ©s quâauparavant, les avions bombardiers ont Ă©tĂ© largement remplacĂ©s par des projectiles auto-propulsĂ©s, et les fragiles navires de guerre mobiles ont laissĂ© la place aux Forteresses Flottantes in-submersibles ; mais, au-delĂ , il nây a eu que peu dâavancĂ©es.
Les tanks, les sous-marins, les torpilles, les mitraillettes, mĂȘme les fusils et les grenades sont toujours utilisĂ©s. Et malgrĂ© le flot infini de massacres rapportĂ©s par la presse et sur les tĂ©lĂ©crans, les batailles dĂ©sespĂ©rĂ©es des premiĂšres guerres, dans lesquelles des centaines de milliers voire 195
mĂȘme des millions dâhommes ont souvent Ă©tĂ© tuĂ©s en quelques semaines, ne se sont jamais rĂ©pĂ©tĂ©es.
Aucun des trois super-Ă©tats ne tente jamais une manĆuvre qui impliquerait le risque dâune dĂ©faite sĂ©rieuse.
Quand une opĂ©ration de grande envergure est menĂ©e, câest gĂ©nĂ©ralement une attaque surprise contre un alliĂ©. La stratĂ©gie que les trois super-Ă©tats suivent, ou prĂ©tendent suivre, est la mĂȘme. Le plan consiste, par une combinaison de combats, de marchandages et dâopportunes trahisons, Ă acquĂ©rir un ensemble de bases encerclant complĂštement lâun ou lâautre des Ă©tats rivaux, puis de signer un pacte dâamitiĂ© avec ce rival et de rester en termes pacifiques le nombre dâannĂ©es suffisant pour endormir toute suspicion. Pendant ce temps, des missiles chargĂ©s de bombes atomiques peuvent ĂȘtre installĂ©s Ă tous les points stratĂ©giques ; puis ils seront tous tirĂ©s simultanĂ©ment, avec des effets dĂ©vastateurs rendant toute reprĂ©saille impossible. Il sera alors temps de signer un pacte dâamitiĂ© avec le pouvoir restant, en prĂ©paration dâune autre attaque. Ce plan, il nâest pas vraiment nĂ©cessaire de le prĂ©ciser, est une vulgaire chimĂšre, impossible Ă rĂ©aliser. De plus, aucun combat nâa lieu sauf dans les zones disputĂ©es autour de lâĂ©quateur et du pĂŽle : aucune invasion dâun territoire ennemi nâest jamais entreprise. Cela explique quâen certains endroits, les frontiĂšres entre les super-Ă©tats soient arbitraires. Eurasia, par exemple, pourrait aisĂ©ment conquĂ©rir les Ăźles britanniques, qui font gĂ©ographiquement partie de lâEurope ; et, au contraire, il serait possible pour OcĂ©ania de repousser ses frontiĂšres jusquâau Rhin ou mĂȘme jusquâĂ la Vistule. Mais cela violerait le principe, respectĂ© par tous les camps bien que jamais formulĂ©, de lâintĂ©gritĂ© culturelle. Si OcĂ©ania devait conquĂ©rir les zones qui ont Ă©tĂ© connues sous les noms de France et dâAllemagne, il serait nĂ©cessaire soit dâen exterminer leurs habitants, une tĂąche dâune grande difficultĂ© matĂ©rielle, ou dâassimiler 196
une population dâenviron cent millions de personnes qui, sur le plan du dĂ©veloppement technique, sont Ă peu prĂšs au mĂȘme niveau quâOcĂ©ania. Le problĂšme est le mĂȘme pour chacun des trois super-Ă©tats. Il est absolument nĂ©cessaire Ă leur structure quâil nây ait aucun contact avec des Ă©trangers, sauf, dans une moindre mesure, avec des prisonniers de guerre ou des esclaves de couleur. MĂȘme les alliĂ©s officiels du moment sont toujours regardĂ©s avec la plus sombre suspicion. Ă part les prisonniers de guerre, le citoyen moyen dâOcĂ©ania ne posera jamais les yeux sur un citoyen dâEurasia ou dâEstasia, et il lui est interdit dâapprendre des langues Ă©trangĂšres. Sâil pouvait entrer en contact avec des Ă©trangers, il dĂ©couvrirait quâils lui sont trĂšs similaires, et que ce quâon lui en a dit sont pour la plupart des mensonges. Le monde confinĂ© dans lequel il vit se briserait, et la peur, la haine et lâarrogance dont dĂ©pend sa morale pourraient sâĂ©vaporer. Il est donc admis dans tous les camps que peu importe combien de fois la Perse, lâĂgypte, Java ou Ceylan changent de mains, les frontiĂšres principales ne doivent jamais ĂȘtre traversĂ©es par autre chose que des bombes.
Cela sous-tend un fait jamais mentionnĂ© Ă haute voix, mais tacitement compris et pris en compte : les conditions de vie dans les trois super-Ă©tats sont les mĂȘmes. En OcĂ©ania, la philosophie dominante est appelĂ©e lâAngsoc, en Eurasia elle est appelĂ©e NĂ©obolchĂ©visme, et en Estasia elle est appelĂ©e par un nom chinois gĂ©nĂ©ralement traduit par Culte de la Mort, mais peut ĂȘtre mieux exprimĂ© par
« OblitĂ©ration du Soi ». Le citoyen dâOcĂ©ania nâest pas autorisĂ© Ă connaĂźtre quoi que ce soit des principes des deux autres philosophies, mais on lui apprend Ă les dĂ©tester comme des outrages barbares contre la moralitĂ© et le sens commun. En rĂ©alitĂ©, ces trois philosophies sont presque indistinguables, et les systĂšmes sociĂ©taux quâelles servent le sont complĂštement. Partout, il y a la mĂȘme structure 197
pyramidale, le mĂȘme culte dâun dirigeant semi-divin, la mĂȘme Ă©conomie existant par et pour la guerre permanente. En consĂ©quence, les trois super-Ă©tats ne pourront non seulement jamais se conquĂ©rir les uns les autres, mais ils nâen tireraient en plus aucun bĂ©nĂ©fice. Au contraire, tant quâils restent en conflit, ils se soutiennent les uns les autres, comme trois gerbes de blĂ©. Et, comme dâhabitude, les groupes dirigeants des trois pouvoirs sont simultanĂ©ment conscients et inconscients de ce quâils font. Leurs vies sont dĂ©diĂ©es Ă la conquĂȘte du monde, mais ils savent aussi quâil est essentiel que la guerre se poursuive sans fin et sans victoire. Pendant ce temps, le fait quâil nây ait pas de danger de conquĂȘte rend possible ce dĂ©ni de rĂ©alitĂ© qui est la particularitĂ© de lâAngsoc et de ses systĂšmes de pensĂ©e concurrents. Il est lĂ nĂ©cessaire de rĂ©pĂ©ter ce qui a Ă©tĂ© dit plus tĂŽt : la guerre, en devenant permanente, a profondĂ©ment changĂ© de caractĂšre.
Dans le passé, une guerre, presque par définition, se terminait tÎt ou tard, habituellement par une victoire ou une défaite incontestable. Dans le passé, également, la guerre était un des principaux instruments qui maintenait les sociétés humaines en contact avec la réalité tangible.
Tous les dirigeants de toutes les Ă©poques ont essayĂ© dâimposer une vision fausse du monde Ă leurs sujets, mais ils ne pouvaient pas se permettre dâencourager une illusion qui affaiblirait lâefficacitĂ© militaire. Tant que la dĂ©faite signifiait une perte dâindĂ©pendance, ou tout autre rĂ©sultat considĂ©rĂ© comme indĂ©sirable, il Ă©tait nĂ©cessaire de se prĂ©munir contre la dĂ©faite. Les faits concrets ne pouvaient pas ĂȘtre ignorĂ©s. En philosophie, en religion, en Ă©thique, en politique, deux plus deux pouvaient faire cinq, mais en concevant un pistolet ou un avion, ils devaient faire quatre. Les nations inefficaces Ă©taient toujours conquises tĂŽt ou tard, et la bataille pour lâefficacitĂ© ne pouvait pas sâembarrasser dâillusions. De plus, pour ĂȘtre efficace, il 198
Ă©tait nĂ©cessaire de pouvoir apprendre du passĂ©, ce qui impliquait une connaissance suffisamment prĂ©cise de ce passĂ©. Les journaux et les livres dâhistoire Ă©taient, bien sĂ»r, toujours orientĂ©s et biaisĂ©s, mais la falsification telle que pratiquĂ©e aujourdâhui aurait Ă©tĂ© impossible. La guerre Ă©tait une saine protection de la raison, et en ce qui concernait les classes dirigeantes, câĂ©tait probablement la plus importante des protections. Tandis que les guerres pouvaient ĂȘtre gagnĂ©es ou perdues, aucune classe dirigeante ne pouvait ĂȘtre complĂštement exemptĂ©e de responsabilitĂ©s.
Mais quand la guerre devient littĂ©ralement permanente, elle cesse aussi dâĂȘtre dangereuse. Quand la guerre est permanente, la nĂ©cessitĂ© militaire nâexiste pas. Le progrĂšs technique peut sâarrĂȘter et les faits les plus tangibles peuvent ĂȘtre niĂ©s ou ignorĂ©s. Comme nous lâavons vu, les recherches qui pourraient ĂȘtre appelĂ©es scientifiques ont toujours lieu au nom de la guerre, mais elles sont surtout une sorte de chimĂšre, et leur Ă©chec Ă produire des rĂ©sultats est sans importance. LâefficacitĂ©, mĂȘme lâefficacitĂ© militaire, nâest plus nĂ©cessaire. Rien nâest efficace en OcĂ©ania, sauf la Police des PensĂ©es. Puisque chacun des trois super-Ă©tats est imprenable, chacun est en fait un univers hermĂ©tique oĂč presque toutes les perversions de la pensĂ©e peuvent ĂȘtre pratiquĂ©es sans risques. La rĂ©alitĂ© nâexerce sa pression quâĂ travers les besoins de la vie courante â le besoin de manger et de boire, de sâabriter et de se vĂȘtir, dâĂ©viter dâavaler du poison ou de sauter par la fenĂȘtre, et ainsi de suite. Entre la vie et la mort, et entre le plaisir physique et la douleur physique, il y a toujours une distinction, mais guĂšre plus. CoupĂ© de tout contact avec le monde extĂ©rieur et avec le passĂ©, le citoyen dâOcĂ©ania est comme un homme dans lâespace interstellaire, sans aucun moyen de savoir oĂč est le haut et oĂč est le bas. Les dirigeants dâun tel Ă©tat sont absolus, comme les Pharaons ou les CĂ©sars ne pouvaient lâĂȘtre. Ils 199
sont obligĂ©s dâempĂȘcher leurs sujets de mourir de faim en nombre trop important pour ĂȘtre gĂȘnant, et ils sont obligĂ©s de rester au mĂȘme bas niveau de technique militaire que leurs rivaux ; mais quand ce minimum est atteint, ils peuvent tordre la rĂ©alitĂ© selon leurs dĂ©sirs.
La guerre est donc, si nous la jugeons selon les standards des guerres prĂ©cĂ©dentes, une vulgaire imposture. Elle est comme les batailles entre certains ruminants dont les cornes sont placĂ©es Ă un angle les empĂȘchant de se blesser entre eux. Mais si elle est virtuelle, elle nâen est pas moins importante. Elle absorbe le surplus de biens de consommation, et elle contribue Ă prĂ©server lâatmosphĂšre mentale spĂ©cifique dont une sociĂ©tĂ© hiĂ©rarchisĂ©e a besoin.
La guerre, nous le verrons, est maintenant une simple affaire intĂ©rieure. Dans le passĂ©, les groupes dirigeants de tous les pays, bien que conscients de leurs intĂ©rĂȘts communs et donc limitant les destructions par la guerre, se battaient les uns contre les autres, et le vainqueur pillait toujours le vaincu. De nos jours, ils ne se battent pas du tout les uns contre les autres. La guerre est menĂ©e par chaque groupe dirigeant contre ses propres sujets, et lâobjet de la guerre nâest pas de conquĂ©rir ou dâempĂȘcher lâannexion de territoires, mais de conserver la structure de la sociĂ©tĂ© intacte. Le mot mĂȘme de « guerre » est donc devenu trompeur. Il serait probablement plus juste de dire quâen devenant permanente, la guerre a cessĂ© dâexister.
La pression particuliĂšre quâelle avait exercĂ© sur les ĂȘtres humains entre le NĂ©olithique et le dĂ©but du vingtiĂšme siĂšcle a disparu et a Ă©tĂ© remplacĂ©e par quelque chose de bien diffĂ©rent. Lâeffet serait quasiment le mĂȘme si les trois super-Ă©tats, au lieu de se battre entre eux, sâaccordaient pour vivre dans une paix perpĂ©tuelle, chacun inviolĂ© dans ses propres frontiĂšres. Car dans ce cas, chacun serait toujours un univers hermĂ©tique, libĂ©rĂ© pour toujours de lâinfluence latente dâun danger extĂ©rieur. Une paix rĂ©elle-200
ment permanente serait comme une guerre permanente.
Voici â bien que la vaste majoritĂ© des membres du Parti ne la comprenne que dans un sens superficiel â la profonde signification de la devise du Parti : La guerre, câest la paix .
Winston sâarrĂȘta de lire un moment. Quelque part au loin, une bombe tonna. Le sentiment cĂ©leste dâĂȘtre seul avec le livre interdit, dans une piĂšce sans tĂ©lĂ©cran, ne sâĂ©tait pas amoindri. La solitude et la sĂ©curitĂ© Ă©taient des sensations physiques, Ă©trangement mĂ©langĂ©es Ă la fatigue de son corps, Ă la douceur du fauteuil, Ă la caresse de la lĂ©gĂšre brise qui, de la fenĂȘtre, effleurait sa joue. Le livre le fascinait, ou plus exactement, le rassurait. Dâune certaine façon, il ne lui apprenait rien de nouveau, mais ça faisait partie de son intĂ©rĂȘt. Il disait ce que Winston aurait dit sâil avait pu mettre ses idĂ©es dispersĂ©es en ordre. CâĂ©tait le fruit dâun esprit similaire au sien, mais immensĂ©ment plus puissant, plus systĂ©matique, moins terrifiĂ©. Les meilleurs livres, rĂ©alisa-t-il, sont ceux qui vous racontent ce que vous savez dĂ©jĂ . Il venait juste de retourner au premier chapitre quand il entendit les pas de Julia dans lâescalier et se leva du fauteuil pour lâaccueillir. Elle abandonna son sac Ă outils marron au sol et se jeta dans ses bras.
Cela faisait plus dâune semaine quâils ne sâĂ©taient pas vus.
« Jâai le livre, dit-il quand ils sâĂ©cartĂšrent.
â Oh, tu lâas ? Bien. » rĂ©pondit-elle sans grand intĂ©rĂȘt ; et presque immĂ©diatement elle sâagenouilla prĂšs du poĂȘle Ă pĂ©trole pour faire le cafĂ©.
Ils nâen reparlĂšrent pas avant dâavoir passĂ© une demi-heure au lit.
La soirĂ©e Ă©tait juste assez fraĂźche pour se donner la peine de tirer la couverture matelassĂ©e. Dâen bas montait le son du chant et des bottes traĂźnĂ©es sur les pavĂ©s. La vigoureuse femme aux bras rougeauds que Winston avait vue Ă sa premiĂšre visite faisait presque partie de la cour. Il semblait nây avoir aucune heure de la journĂ©e oĂč elle ne faisait pas dâallers-retours entre la bassine et le fil Ă linge, alternant entre sâĂ©touffer avec les pinces et pousser un chant puissant. Julia sâĂ©tait installĂ©e sur le cĂŽtĂ© et semblait dĂ©jĂ sur le point de sâendormir. Il 201
rĂ©cupĂ©ra le livre, qui Ă©tait au sol, et sâassit contre la tĂȘte de lit.
« On doit le lire, dit-il. Toi aussi. Tous les membres de la Fraternité doivent le lire.
â Lis-le, toi, rĂ©pondit-elle, les yeux fermĂ©s. Lis-le Ă voix haute.
Câest la meilleure façon. Et tu pourras me lâexpliquer au fur et Ă mesure. »
Les aiguilles de lâhorloge pointaient le six, ce qui signifiait dix-huit heures. Ils avaient trois ou quatre heures devant eux. Il posa le livre contre ses genoux et commença Ă lire :
C h a p i t r e I .
Lâignorance, câest la force.
Ă travers lâhistoire, et probablement depuis la fin de lâĂąge nĂ©olithique, il y a eu trois catĂ©gories de personnes dans le monde : les Grands, les Moyens, et les Petits.
Elles ont Ă©tĂ© subdivisĂ©es de maniĂšres diverses, elles ont portĂ© un nombre incalculable de noms diffĂ©rents, et leurs tailles relatives, ainsi que leurs attitudes envers les autres, ont variĂ© dâĂąge en Ăąge : mais la structure essentielle de la sociĂ©tĂ© nâa jamais changĂ©. MĂȘme aprĂšs dâimmenses soulĂšvements et des bouleversements apparemment irrĂ©-vocables, le mĂȘme schĂ©ma sâest toujours rĂ©affirmĂ©, comme un gyroscope retournant toujours Ă lâĂ©quilibre, quâimporte dans quel sens il ait Ă©tĂ© poussĂ©.
« Julia, tu dors ? demanda Winston.
â Non, trĂ©sor, jâĂ©coute. Continue. Câest merveilleux. »
Il continua Ă lire :
Les aspirations de ces trois groupes sont absolument irrĂ©conciliables. Lâaspiration des Grands est de se maintenir Ă leur place. Lâaspiration des Moyens est de changer de place avec les Grands. Lâaspiration des Petits, quand ils ont une aspiration â car câest une caractĂ©ristique constante des Petits dâĂȘtre trop Ă©crasĂ©s par le labeur pour ĂȘtre plus quâĂ©pisodiquement conscient de quoi que ce soit 202
en dehors de leur ordinaire â est dâabolir toutes les distinctions et de crĂ©er une sociĂ©tĂ© oĂč tous les hommes seraient Ă©gaux. Par consĂ©quent se rĂ©pĂšte encore et encore Ă travers lâhistoire une lutte aux contours similaires. Pendant de longues pĂ©riodes, les Grands semblent assurer fermement leur pouvoir, mais tĂŽt ou tard arrive toujours un moment oĂč ils perdent soit leur foi en eux, soit leur capacitĂ© Ă gouverner efficacement, soit les deux. Ils sont alors renversĂ©s par les Moyens, qui enrĂŽlent les Petits de leur cĂŽtĂ© en leur prĂ©tendant quâils se battent pour la LibertĂ© et la Justice. DĂšs quâils ont atteint leur objectif, les Moyens renvoient les Petits dans leur ancienne position de servitude, et deviennent eux-mĂȘmes les Grands. Puis de nouveaux Moyens se crĂ©ent Ă partir dâun des autres groupes, ou des deux, et la lutte recommence. Des trois groupes, seuls les Petits nâatteignent jamais leur aspiration, mĂȘme temporairement. Ce serait une exagĂ©ration de dire quâĂ travers lâhistoire, il nây a eu aucun progrĂšs matĂ©riel. MĂȘme aujourdâhui, dans une pĂ©riode de dĂ©clin, lâĂȘtre humain moyen est physiquement mieux portant quâil ne lâa Ă©tĂ© quelques siĂšcles plus tĂŽt. Mais aucun accroissement de richesse, aucun adoucissement des mĆurs, aucune rĂ©-forme ou rĂ©volution nâa jamais rapprochĂ© lâhumanitĂ© de lâĂ©galitĂ© dâun millimĂštre. Du point de vue des Petits, aucun changement historique nâa jamais signifiĂ© plus quâun changement de nom de leurs maĂźtres.