â Tu nâes quâune rebelle de sous la ceinture, lui dit-il. »
Elle trouva cette impertinence brillante, et lâenlaça de plaisir.
Elle nâavait pas le moindre intĂ©rĂȘt pour les ramifications de la doctrine du Parti. DĂšs quâil commençait Ă parler des principes de 152
lâAngsoc, du doublepense, de la transformation du passĂ© et du dĂ©ni de la rĂ©alitĂ© objective, et Ă utiliser des mots de nouvelangue, elle devenait ennuyĂ©e et confuse et disait quâelle ne prĂȘtait jamais attention Ă ce genre de choses. On savait que câĂ©tait des conneries, pourquoi se faire du souci pour ça ? Elle savait quand applaudir et quand huer, et câĂ©tait tout ce qui comptait. Sâil persistait Ă parler de ces sujets, elle avait la manie dĂ©concertante de sâendormir. Elle faisait partie de ces personnes qui pouvaient sâendormir nâimporte quand, dans nâimporte quelle position. En lui parlant, il rĂ©alisa comme il Ă©tait facile de donner lâapparence de lâorthodoxie tout en nâayant aucune idĂ©e de ce que lâorthodoxie impliquait. Dâune certaine façon, la vision du monde du Parti imprimait le mieux sur les personnes incapables de la comprendre. On pouvait leur faire accepter toutes les violations les plus flagrantes de la rĂ©alitĂ©, parce quâils ne rĂ©alisaient pas complĂštement lâĂ©normitĂ© de ce quâon leur demandait, et ne sâintĂ©ressaient pas suffisamment aux Ă©vĂ©nements publics pour se rendre compte de ce quâil se passait. Par manque de comprĂ©hension, ils demeuraient sains dâesprit. Ils avalaient simplement tout, et ce quâils avalaient ne leur faisait pas de mal, puisque ça ne laissait aucun rĂ©sidu, comme un grain de maĂŻs passerait sans ĂȘtre digĂ©rĂ© dans le corps dâun oiseau.
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CâĂ©tait enfin arrivĂ©. Le signal tant attendu sâĂ©tait produit. Il lui sembla quâil lâavait attendu toute sa vie.
Il marchait dans le long couloir du MinistĂšre, et se trouvait presque lĂ oĂč Julia lui avait glissĂ© le papier dans la main, quand il rĂ©alisa que quelquâun de plus grand que lui marchait juste dans son dos.
La personne, qui quâelle fĂ»t, toussa lĂ©gĂšrement, visiblement pour sâapprĂȘter Ă parler. Winston sâarrĂȘta brusquement et se retourna.
CâĂ©tait OâBrien.
Ils se trouvaient enfin face Ă face, et sa seule envie semblait ĂȘtre de sâenfuir. Son cĆur battait violemment. Il aurait Ă©tĂ© incapable de parler. OâBrien, quant Ă lui, avait poursuivi son mouvement et posa un instant une main amicale sur le bras de Winston, si bien quâils marchaient maintenant tous les deux cĂŽte-Ă -cĂŽte. Il commença Ă parler avec cette courtoisie solennelle particuliĂšre qui le diffĂ©renciait de la majoritĂ© des membres du Parti IntĂ©rieur.
« Cela fait longtemps que jâespĂ©rais avoir lâopportunitĂ© de te parler, dit-il. Je lisais un de tes articles en nouvelangue dans le Times lâautre jour. Tu cultives un intĂ©rĂȘt expert pour la nouvelangue, me semble-t-il ? »
Winston avait retrouvé un peu de sa contenance.
« Pas vraiment expert, rĂ©pondit-il. Je ne suis quâun amateur.
Ce nâest pas mon domaine. Je nâai jamais rien eu Ă voir avec la fabrication de la langue.
â Mais tu lâĂ©cris trĂšs Ă©lĂ©gamment, dit OâBrien. Ce nâest pas que ma propre opinion. Je parlais rĂ©cemment Ă un de tes amis qui est lui un expert. Son nom mâĂ©chappe pour le moment. »
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Ă nouveau, le cĆur de Winston tressaillit douloureusement. Il Ă©tait inconcevable que cela ne fĂ»t pas autre chose quâune rĂ©fĂ©rence Ă Syme. Mais Syme nâĂ©tait pas seulement mort, il Ă©tait aboli, une nonpersonne. Toute rĂ©fĂ©rence lâidentifiant aurait Ă©tĂ© funestement dangereuse. La remarque dâOâBrien avait manifestement Ă©tĂ© pensĂ©e comme un signal, un nom de code. En partageant un petit acte de crimepense, il les avait transformĂ©s tous les deux en complices.
Ils avaient continuĂ© Ă marcher lentement le long du couloir, mais OâBrien sâĂ©tait maintenant arrĂȘtĂ©. Avec la curieuse et dĂ©sarmante gentillesse quâil parvenait toujours Ă insuffler dans ce geste, il rĂ©ajusta ses lunettes sur son nez. Puis il poursuivit :
« Ce que je voulais vraiment dire, câest que jâai remarquĂ© que dans ton article, tu as utilisĂ© deux mots qui sont devenus obsolĂštes. Mais cela est trĂšs rĂ©cent. As-tu regardĂ© la dixiĂšme Ă©dition du Dictionnaire de Nouvelangue ?
â Non, rĂ©pondit Winston. Je ne pense pas quâil ait dĂ©jĂ Ă©tĂ© distribuĂ©. On utilise toujours la neuviĂšme au dĂ©partement des Archives.
â La dixiĂšme Ă©dition nâest pas prĂ©vue pour apparaĂźtre avant plusieurs mois, il me semble. Mais quelques copies prĂ©liminaires circulent dĂ©jĂ . Jâen ai une. Peut-ĂȘtre cela tâintĂ©resserait-il de la regarder ?
â Avec grand plaisir, rĂ©pondit immĂ©diatement Winston, devinant oĂč cela menait.
â Certaines nouvelles Ă©volutions sont dĂ©licieusement ingĂ©nieuses.
La rĂ©duction du nombre de verbes devrait tâintĂ©resser au plus haut point, je pense. Voyons voir, dois-je tâenvoyer un messager avec le Dictionnaire ? Mais jâai bien peur dâoublier ce genre de choses, comme Ă mon habitude. Peut-ĂȘtre pourrais-tu venir le chercher Ă mon appartement Ă un moment de ta convenance ? Attends. Laisse-moi te donner mon adresse. »
Ils se tenaient devant un tĂ©lĂ©cran. Avec une lĂ©gĂšre nonchalance, OâBrien fouilla deux de ses poches et sortit un petit carnet en cuir et un porte-plume dorĂ©. ImmĂ©diatement sous le tĂ©lĂ©cran, tournĂ© de façon Ă ce que quiconque surveillant de lâautre cĂŽtĂ© pĂ»t voir ce quâil Ă©crivait, il griffonna une adresse, arracha la page, et la tendit Ă 156
Winston.
« Je suis chez moi le soir, dâordinaire, dit-il. Si ce nâest pas le cas, mon domestique te donnera le Dictionnaire. »
Il partit, laissant Winston avec le morceau de papier en main, sans avoir cette fois besoin de le dissimuler. NĂ©anmoins, il mĂ©morisa prĂ©cautionneusement ce qui Ă©tait Ă©crit, et, plusieurs heures plus tard, le jeta dans le trou de mĂ©moire avec une masse dâautres papiers.
Ils nâavaient parlĂ© que quelques minutes tout au plus. Cet Ă©pisode ne pouvait avoir quâune seule signification. CâĂ©tait un moyen dĂ©tournĂ© pour que Winston obtĂźnt lâadresse dâOâBrien. CâĂ©tait nĂ©cessaire, car Ă moins de demander directement, il Ă©tait impossible de savoir oĂč quiconque habitait. Il nâexistait aucun annuaire. « Si jamais tu veux me voir, voici oĂč tu peux me trouver », lui disait OâBrien. Peut-ĂȘtre mĂȘme y aurait-il un message dissimulĂ© quelque part dans le Dictionnaire. Mais en tout cas, une chose Ă©tait sĂ»re. La conspiration dont il avait rĂȘvĂ© existait, et il en avait atteint une pĂ©riphĂ©rie.
Il savait que tĂŽt ou tard il obĂ©irait aux injonctions dâOâBrien.
Peut-ĂȘtre demain, peut-ĂȘtre bien plus tard â il nâĂ©tait pas certain.
Ce qui arrivait nâĂ©tait que la conclusion dâun processus qui avait dĂ©marrĂ© des annĂ©es plus tĂŽt. Le premier pas avait Ă©tĂ© une pensĂ©e secrĂšte, involontaire, le second avait Ă©tĂ© lâouverture du journal intime.
Il Ă©tait passĂ© des pensĂ©es aux mots, et maintenant des mots aux actions. Le dernier pas le mĂšnerait au ministĂšre de lâAmour. Il lâavait acceptĂ©. La fin Ă©tait contenue dans le commencement. Mais câĂ©tait effrayant : ou, plus prĂ©cisĂ©ment, câĂ©tait comme un avant-goĂ»t de la mort, comme ĂȘtre un peu moins vivant. MĂȘme quand il avait parlĂ© avec OâBrien, quand le sens des mots lâavait pĂ©nĂ©trĂ©, un frisson glacial avait envahi son corps. Il avait eu la sensation de descendre dans lâhumiditĂ© dâune tombe, et ce nâĂ©tait guĂšre rĂ©confortant car il avait toujours su que la tombe Ă©tait lĂ et lâattendait.
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Winston sâĂ©tait rĂ©veillĂ© les larmes aux yeux. Julia, endormie, roula contre lui, murmurant quelque chose ressemblant à « Quâest-ce quâil y a ? »
« Jâai rĂȘvĂ© de. . . » commença-t-il, avant de sâarrĂȘter. CâĂ©tait trop complexe pour ĂȘtre dĂ©crit en mots. Il y avait le rĂȘve en lui-mĂȘme, et il y avait le souvenir qui y Ă©tait attachĂ© qui avait submergĂ© son esprit juste aprĂšs son rĂ©veil.