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« Ils peuvent pas faire ça, dit-elle finalement. C’est la seule chose qu’ils peuvent pas faire. Ils peuvent tout te faire dire — tout — mais ils peuvent pas t’y faire croire. Ils peuvent pas entrer en toi.

– Oui, dit-il, un peu plus optimiste, oui ; c’est vrai. Ils peuvent pas entrer en toi. Si tu peux ressentir que rester humain est important, mĂȘme quand ça ne peut avoir aucun rĂ©sultat, tu les as battus. »

Il songea au tĂ©lĂ©cran et son Ă©coute permanente. Ils pouvaient vous espionner nuit et jour, mais si vous gardiez toute votre tĂȘte, vous pouviez toujours les ruser. MalgrĂ© toute leur ingĂ©niositĂ©, ils n’avaient jamais rĂ©ussi Ă  percer le secret permettant de savoir ce que pensait un autre ĂȘtre humain. Peut-ĂȘtre Ă©tait-ce moins vrai quand vous Ă©tiez entre leurs mains. Personne ne savait ce qu’il se passait au ministĂšre de l’Amour, mais il Ă©tait facile de deviner : tortures, drogues, dĂ©licats instruments mesurant vos rĂ©actions nerveuses, dĂ©gradation progressive par privation de sommeil et mise Ă  l’isolement, interrogatoires continuels. Les faits, en tout cas, ne pourraient pas ĂȘtre dissimulĂ©s.

Ils pourraient ĂȘtre retrouvĂ©s par des enquĂȘtes, ils pourraient ĂȘtre obtenus par la torture. Mais si le but n’était pas de rester vivant, mais de rester humain, quelle diffĂ©rence cela ferait-il finalement ? Ils ne pourraient pas altĂ©rer vos sentiments : vous ne pourriez de toute façon pas les altĂ©rer vous-mĂȘme, mĂȘme si vous le vouliez. Ils pourraient mettre Ă  nu le moindre dĂ©tail de vos actions, de vos paroles, ou de vos pensĂ©es ; mais le cƓur profond, dont le fonctionnement vous 165

Ă©tait mystĂ©rieux Ă  vous-mĂȘme, resterait imprenable.

166

C h a p i t r e V I I I

Ils l’avaient fait, ils l’avaient enfin fait !

La piĂšce dans laquelle ils se trouvaient Ă©tait longue et doucement Ă©clairĂ©e. Le tĂ©lĂ©cran Ă©tait rĂ©duit Ă  un lĂ©ger murmure ; la richesse de la moquette bleu-nuit donnait l’impression de marcher sur du velours.

À son extrĂ©mitĂ©, O’Brien Ă©tait assis Ă  une table sous une lampe verte, entourĂ© de part et d’autre de piles de papiers. Il n’avait pas daignĂ© lever les yeux quand le domestique avait introduit Julia et Winston.

Le cƓur de Winston battait si fort qu’il doutait de pouvoir parler.

Ils l’avaient fait, ils l’avaient enfin fait, il ne parvenait pas Ă  penser Ă  autre chose. Ça avait Ă©tĂ© un acte inconsidĂ©rĂ© simplement de venir ici, et une pure folie d’arriver ensemble ; mĂȘme si en vĂ©ritĂ© ils Ă©taient venus par des chemins diffĂ©rents et s’étaient seulement retrouvĂ©s devant chez O’Brien. Mais rien que se rendre dans ce genre d’endroit demandait des nerfs solides. Ce n’était qu’en de rares occasions que l’on voyait l’intĂ©rieur des habitations du Parti IntĂ©rieur, voire mĂȘme que l’on pĂ©nĂ©trait dans le quartier de la ville oĂč ils vivaient. L’atmosphĂšre des gigantesques immeubles d’appartements, la richesse et la grandeur de chaque Ă©lĂ©ment, les odeurs inhabituelles de bonne nourriture et de bon tabac, le va-et-vient silencieux et incroyablement rapide des ascenseurs, les domestiques en veste blanche se hĂątant d’un endroit Ă  un autre — tout Ă©tait intimidant. MĂȘme s’il avait un bon prĂ©texte pour venir ici, il Ă©tait hantĂ© par la peur qu’un garde en uniforme noir ne surgĂźt soudain d’un coin de rue, lui demandĂąt ses papiers et lui ordonnĂąt de dĂ©camper. Le domestique d’O’Brien, en revanche, les avait accueillis tous les deux sans difficultĂ©s. C’était un petit homme brun en veste blanche, au visage en forme de diamant et absolument 167

impassible, qui avait dĂ» ĂȘtre celui d’un Chinois. Le couloir Ă  travers lequel il les menait Ă©tait dĂ©corĂ© d’une moquette douce, de tapisseries blanc-crĂšme et de lambris blanc, le tout dĂ©licieusement propre. Cela aussi Ă©tait intimidant. Winston ne se souvenait pas avoir dĂ©jĂ  vu un couloir dont les murs n’étaient pas souillĂ©s par le contact des corps humains.

O’Brien tenait une feuille dans ses mains et semblait l’étudier intensĂ©ment. Son visage lourd, tellement penchĂ© en avant que l’on pouvait voir la ligne de son nez, paraissait Ă  la fois formidable et intelligent. Pendant peut-ĂȘtre vingt secondes, il resta sans bouger.

Puis il tira le parlécrit à lui et dicta un message dans le jargon hybride des ministÚres :

ÉlĂ©ments un virgule cinq virgule sept approuvĂ©s totalment point suggestion dans Ă©lĂ©ment six doubleplusridicule quasi crimepense annuler point noncontinuerconstruction prĂ©obtenant plusamples estimations surcoĂ»tmachinerie point fin message.

Il se leva lentement de sa chaise et s’avança vers eux sur la moquette silencieuse. Un peu de l’atmosphĂšre officielle semblait l’avoir quittĂ© avec les mots de nouvelangue, mais son expression Ă©tait plus sombre que d’habitude, comme s’il n’était pas ravi d’ĂȘtre dĂ©rangĂ©. La terreur que ressentait dĂ©jĂ  Winston fut soudain transpercĂ©e par un Ă©clair d’embarras ordinaire. Il lui sembla tout Ă  fait possible qu’il eĂ»t simplement fait une erreur stupide. Quelle preuve avait-il en rĂ©alitĂ© qu’O’Brien Ă©tait vraiment un conspirateur politique ? Rien d’autre qu’un regard et une seule remarque Ă©quivoque : au-delĂ , seulement ses propres fantasmes secrets, bĂątis sur un rĂȘve. Il ne pouvait mĂȘme pas se rabattre sur le prĂ©texte de l’emprunt du Dictionnaire, puisqu’en ce cas la prĂ©sence de Julia Ă©tait impossible Ă  justifier. Alors qu’il passait Ă  cĂŽtĂ© du tĂ©lĂ©cran, O’Brien sembla penser Ă  quelque chose. Il s’arrĂȘta, se tourna et pressa un interrupteur sur le mur. Il y eut un claquement sec. La voix s’était arrĂȘtĂ©e.

Julia Ă©mit un petit son, comme un couinement de surprise. MĂȘme submergĂ© par sa panique, Winston Ă©tait trop surpris pour retenir sa 168

langue.

« Vous pouvez l’éteindre ! dit-il.

– Oui, dit O’Brien, nous pouvons l’éteindre. Nous avons ce privilĂšge. »

Il leur faisait face dĂ©sormais. Sa masse imposante les dominait tous les deux, et l’expression sur son visage Ă©tait toujours indĂ©chif-frable. Il attendait, un peu sĂ©vĂšre, que Winston parlĂąt, mais pour dire quoi ? Il Ă©tait toujours tout Ă  fait concevable qu’il fĂ»t simplement un homme occupĂ© se demandant, agacĂ©, pourquoi il avait Ă©tĂ© interrompu.

Personne ne parlait. AprĂšs l’arrĂȘt du tĂ©lĂ©cran, la piĂšce semblait plongĂ©e dans un silence de mort. Les secondes dĂ©filaient, pesantes. Avec difficultĂ©, Winston continuait Ă  fixer ses yeux Ă  ceux d’O’Brien. Puis le visage lugubre sembla soudain esquisser le dĂ©but d’un sourire. De son geste caractĂ©ristique, O’Brien rĂ©ajusta ses lunettes sur son nez.

« Vais-je le dire, ou vas-tu le dire ? demanda-t-il.

– Je vais le dire, rĂ©pondit immĂ©diatement Winston. Ce truc est vraiment Ă©teint ?

– Oui, tout est Ă©teint. Nous sommes seuls.

– Nous sommes venus parce que. . . »

Il fit une pause, rĂ©alisant pour la premiĂšre fois le flou de ses propres motivations. Puisqu’il ne savait pas vraiment quel genre d’aide il attendait d’O’Brien, il n’était pas facile de dire pourquoi il Ă©tait venu. Il poursuivit, conscient que ce qu’il disait devait sembler Ă  la fois inepte et prĂ©tentieux :

« Nous croyons qu’il existe une sorte de conspiration, une sorte d’organisation secrĂšte travaillant contre le Parti, et que tu en fais partie. Nous voulons la rejoindre et y participer. Nous sommes des ennemis du Parti. Nous enfreignons les principes de l’Angsoc. Nous sommes des crimepenseurs. Nous sommes aussi des fornicateurs. Je te dis tout ça car nous voulons nous mettre Ă  ta merci. Si tu veux que nous nous incriminions d’encore d’autres façons, nous sommes prĂȘts. »

Il s’arrĂȘta et regarda par-dessus son Ă©paule, avec la sensation que la porte s’était ouverte. En effet, le petit domestique au visage jaune Ă©tait entrĂ© sans frapper. Winston vit qu’il portait un plateau avec 169

une carafe et des verres.

« Martin est avec nous, dit O’Brien, impassible. Apporte les verres ici, Martin. Mets-les sur la table ronde. A-t-on assez de chaises ? Alors autant nous asseoir pour parler confortablement. Apporte-toi une chaise, Martin. C’est sĂ©rieux. Tu peux arrĂȘter d’ĂȘtre un domestique pour les dix prochaines minutes. »

Le petit homme s’assit, plutĂŽt Ă  l’aise, et pourtant toujours avec un air de domestique, l’air du valet profitant d’un privilĂšge. Winston l’examina du coin de l’Ɠil. Il rĂ©alisa que toute la vie de cet homme Ă©tait un rĂŽle, et qu’il lui semblait dangereux d’abandonner sa person-nalitĂ© supposĂ©e mĂȘme pour un instant. O’Brien saisit la carafe par le goulot et remplit les verres d’un liquide rouge sombre. Cela rĂ©veilla en Winston de vagues souvenirs de quelque chose qu’il avait vu il y a bien longtemps sur un mur ou un panneau publicitaire : une grande bouteille faite d’ampoules Ă©lectriques qui semblait s’incliner d’avant en arriĂšre et dĂ©verser son contenu dans un verre. Vu du dessus, le liquide semblait presque noir, mais dans la carafe il scintillait comme du rubis. Il avait une odeur aigre-douce. Il vit Julia lever son verre et le renifler avec une franche curiositĂ©.

« Ça s’appelle du vin, dit O’Brien dans un lĂ©ger sourire. Vous avez sĂ»rement dĂ» en entendre parler dans les livres. J’ai bien peur qu’il n’y en ait pas beaucoup qui arrive jusqu’au Parti ExtĂ©rieur. »

Son visage devint Ă  nouveau solennel, et il leva son verre. « Je crois qu’il est de circonstance que nous commencions par trinquer. À notre Guide : Ă  Emmanuel Goldstein. »

Winston leva son verre avec une certaine ardeur. Il avait beaucoup lu Ă  propos du vin, et en rĂȘvait. Comme le presse-papier en verre ou les comptines Ă  moitiĂ© oubliĂ©es de M. Charrington, elles appartenaient Ă  un passĂ© perdu et romantique, l’ancien temps, comme il aimait le nommer dans ses pensĂ©es secrĂštes. Pour une raison ou pour une autre, il avait toujours imaginĂ© que le vin avait un goĂ»t intensĂ©ment sucrĂ©, comme de la confiture de mĂ»re, et un effet immĂ©diatement enivrant. En fait, quand il en avala enfin, il fut vraiment déçu. En rĂ©alitĂ©, aprĂšs des annĂ©es de gin, il pouvait Ă  peine le sentir. Il posa le verre vide.

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« Alors Goldstein existe vraiment ? demanda-t-il.

– Oui, il existe vraiment, et il est vivant. OĂč, je ne sais pas.

– Et la conspiration — l’organisation ? Elle est rĂ©elle ? Ce n’est pas juste une invention de la Police des PensĂ©es ?

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