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À la fin du dix-neuviĂšme siĂšcle, la rĂ©pĂ©tition de ce motif est devenue Ă©vidente Ă  de nombreux observateurs.

Ont donc Ă©mergĂ© des Ă©coles de penseurs qui ont interprĂ©tĂ© l’histoire comme un processus cyclique et ont prĂ©tendu montrer que l’inĂ©galitĂ© Ă©tait la loi inaltĂ©rable de la condition humaine. Cette doctrine, bien sĂ»r, a toujours eu ses adeptes, mais la maniĂšre dont elle a dĂ©sormais Ă©tĂ© mise en avant a Ă©tĂ© un changement significatif. Dans le passĂ©, le besoin pour une forme hiĂ©rarchisĂ©e de sociĂ©tĂ© avait Ă©tĂ© 203

la doctrine spĂ©cifique aux Grands. Elle avait Ă©tĂ© prĂȘchĂ©e par les rois et les aristocrates, et par les prĂȘtres, les magistrats et tous les autres vivant Ă  leur crochet, et elle avait gĂ©nĂ©ralement Ă©tĂ© attĂ©nuĂ©e par la promesse d’une com-pensation dans un monde imaginaire dans l’au-delĂ . Les Moyens, tant qu’ils luttaient pour le pouvoir, avaient toujours utilisĂ© des mots comme LibertĂ©, Justice et FraternitĂ©.

DĂ©sormais, toutefois, le concept de fraternitĂ© humaine a commencĂ© Ă  ĂȘtre assailli par des personnes qui n’étaient pas encore en position de pouvoir, mais espĂ©raient simplement l’ĂȘtre dans un avenir immĂ©diat. Dans le passĂ©, les Moyens avaient menĂ© des rĂ©volutions sous la banniĂšre de l’ÉgalitĂ©, puis avaient Ă©tabli une nouvelle tyrannie dĂšs que l’ancienne avait Ă©tĂ© dĂ©trĂŽnĂ©e. Les nouveaux groupes de Moyens ont en effet proclamĂ© leur tyrannie Ă  l’avance. Le socialisme, une thĂ©orie qui Ă©tait apparue au dĂ©but du dix-neuviĂšme siĂšcle et Ă©tait le dernier maillon d’une chaĂźne de pensĂ©e remontant aux rĂ©bellions d’esclaves durant l’antiquitĂ©, Ă©tait toujours profondĂ©ment infectĂ© par l’utopisme des Ăąges passĂ©s. Mais dans chaque variante du socialisme apparue depuis environ 1900, l’aspiration d’instaurer la LibertĂ© et l’ÉgalitĂ© a de plus en plus Ă©tĂ© abandonnĂ©e.

Les nouveaux mouvements qui sont apparus au milieu du siĂšcle, l’Angsoc en OcĂ©ania, le NĂ©obolchĂ©visme en Eurasia, le Culte de la Mort, comme on l’appelle communĂ©ment, en Estasia, avaient l’aspiration consciente de perpĂ©tuer la non -libertĂ© et la non -Ă©galitĂ©. Ces nouveaux mouvements, bien sĂ»r, sont nĂ©s des anciens et ont eu tendance Ă  conserver leurs noms et Ă  travestir leurs idĂ©ologies. Mais leur but Ă  tous Ă©tait d’arrĂȘter le progrĂšs et de figer l’histoire Ă  un moment voulu. Le balancement familier du pendule aurait encore lieu une fois, puis s’arrĂȘterait. Comme d’habitude, les Grands seraient remplacĂ©s par les Moyens, qui deviendraient alors les Grands ; mais cette fois, par une stratĂ©gie consciente, les Grands seraient en mesure de 204

conserver leur position indéfiniment.

Les nouvelles doctrines ont en partie Ă©mergĂ© Ă  cause de l’accumulation de connaissances historiques, et l’accroissement du sens de l’histoire, qui avait rarement existĂ© avant le dix-neuviĂšme siĂšcle. Le mouvement cyclique de l’histoire est maintenant devenu intelligible, ou a semblĂ© l’ĂȘtre ; et s’il est intelligible, il peut ĂȘtre altĂ©rĂ©. Mais la raison principale et intrinsĂšque a Ă©tĂ© que, dĂšs le dĂ©but du vingtiĂšme siĂšcle, l’égalitĂ© humaine Ă©tait devenue techniquement possible. Il Ă©tait toujours vrai que les hommes n’étaient pas Ă©gaux dans leurs talents innĂ©s et que les fonctions devaient ĂȘtre spĂ©cialisĂ©es de façon Ă  favoriser certains individus plutĂŽt que d’autres ; mais il n’y a plus eu de rĂ©el besoin pour des distinctions de classe ou de grandes diffĂ©rences de richesse. Aux Ăąges prĂ©cĂ©dents, les distinctions de classe avaient non seulement Ă©tĂ© inĂ©vitables, mais aussi dĂ©sirables. L’inĂ©galitĂ© avait Ă©tĂ© le prix de la civilisation. Avec le dĂ©veloppement de la production mĂ©canisĂ©e, nĂ©anmoins, la donne avait changĂ©. MĂȘme s’il Ă©tait toujours nĂ©cessaire aux ĂȘtres humains d’effectuer certains travaux, il ne leur Ă©tait plus nĂ©cessaire de vivre Ă  des niveaux sociaux ou Ă©conomiques diffĂ©rents.

En consĂ©quence, du point de vue des nouveaux groupes sur le point de prendre le pouvoir, l’égalitĂ© humaine n’a plus Ă©tĂ© un idĂ©al Ă  poursuivre, mais un danger Ă  prĂ©venir.

Dans des Ăąges plus primitifs, quand une sociĂ©tĂ© juste et pacifique n’avait pas Ă©tĂ© matĂ©riellement possible, il avait Ă©tĂ© assez aisĂ© d’y croire. L’idĂ©e d’un paradis terrestre oĂč les hommes vivraient ensemble dans une totale fraternitĂ©, sans lois et sans labeur avilissant, a hantĂ© l’imagination humaine pendant des millĂ©naires. Et cette vision avait eu une certaine emprise mĂȘme sur les groupes qui avaient rĂ©ellement profitĂ© de chaque changement historique. Les hĂ©ritiers des rĂ©volutions française, anglaise et amĂ©ricaine avaient en partie cru en leurs propres phrases au sujet 205

des droits de l’homme, de la libertĂ© de parole, de l’égalitĂ© devant la loi, et tout le reste, et les avaient mĂȘme laissĂ©es dans une certaine mesure influencer leur conduite.

Mais Ă  la quatriĂšme dĂ©cennie du vingtiĂšme siĂšcle, tous les principaux courants de pensĂ©e politique sont devenus autoritaires. Le paradis terrestre a Ă©tĂ© discrĂ©ditĂ© au moment mĂȘme oĂč il est devenu rĂ©alisable. Chaque nouvelle thĂ©orie politique, peu importe comment elle s’est nommĂ©e, a de nouveau menĂ© Ă  la hiĂ©rarchie et Ă  l’enrĂ©gimentement.

Et avec l’assombrissement gĂ©nĂ©ral des espoirs qui s’est installĂ© aux environs de 1930, des pratiques qui avaient depuis longtemps Ă©tĂ© abandonnĂ©es, dans certains cas depuis des siĂšcles — emprisonnement sans procĂšs, utilisation des prisonniers de guerre comme esclaves, exĂ©cutions publiques, torture pour obtenir des confessions, utilisation d’otages et dĂ©portation de populations entiĂšres — sont devenues non seulement Ă  nouveau banales, mais sont tolĂ©rĂ©es et mĂȘme dĂ©fendues par des personnes se considĂ©rant comme Ă©clairĂ©es et progressistes.

Ce n’est qu’aprĂšs une dĂ©cennie de conflits entre nations, de guerres civiles, de rĂ©volutions et de contre-rĂ©volutions sur toute la surface du globe que l’Angsoc et ses rivaux ont Ă©mergĂ© en tant que thĂ©ories politiques pleinement Ă©laborĂ©es. Mais elles avaient Ă©tĂ© prĂ©figurĂ©es par les divers systĂšmes, gĂ©nĂ©ralement nommĂ©s totalitaires, qui Ă©taient apparus plus tĂŽt dans le siĂšcle, et les lignes directrices du monde qui Ă©mergerait aprĂšs le chaos gĂ©nĂ©ral avaient Ă©tĂ© depuis longtemps Ă©videntes. Et le genre de personnes qui contrĂŽlerait ce monde avait Ă©tĂ© tout aussi Ă©vident. La nouvelle aristocratie est composĂ©e pour la plupart de bureaucrates, de scientifiques, de techniciens, de dirigeants syndicaux, d’experts en communication, de so-ciologues, d’enseignants, de journalistes et de politiciens professionnels. Ces personnes, qui trouvent leurs origines dans la classe moyenne salariĂ©e et dans les strates su-206

pĂ©rieures de la classe ouvriĂšre, ont Ă©tĂ© modelĂ©es et rassemblĂ©es par le monde dĂ©solĂ© du monopole industriel et du gouvernement centralisĂ©. ComparĂ©es Ă  leurs homo-logues des pĂ©riodes antĂ©rieures, elles sont moins cupides, moins tentĂ©es par le luxe, plus avides de pur pouvoir, et, par-dessus tout, plus conscientes de ce qu’elles veulent et plus dĂ©cidĂ©es Ă  Ă©craser toute opposition. Cette derniĂšre diffĂ©rence a Ă©tĂ© primordiale. En comparaison avec celle existant aujourd’hui, toutes les tyrannies du passĂ© Ă©taient sans conviction et inefficaces. Les groupes dirigeants Ă©taient toujours en partie infectĂ©s par des idĂ©es libĂ©rales, et se satisfaisaient d’ĂȘtre laxistes en tous les domaines, ne considĂ©rant que les actes assumĂ©s et ne s’intĂ©ressant pas aux pensĂ©es de leurs sujets. MĂȘme l’Église catholique du Moyen Âge Ă©tait tolĂ©rante selon les standards modernes. La raison est en partie qu’aucun gouvernement n’avait eu le pouvoir de garder ses citoyens sous constante surveillance. L’invention de l’imprimerie, toutefois, a rendu plus aisĂ©e la manipulation de l’opinion publique, et le cinĂ©ma et la radio ont poussĂ© les choses encore plus loin. Avec le dĂ©veloppement de la tĂ©lĂ©vision, et les avancĂ©es technologiques qui ont rendu possible de recevoir et transmettre simultanĂ©ment avec le mĂȘme appareil, la vie privĂ©e s’est Ă©teinte. Chaque citoyen, ou du moins chaque citoyen assez important pour ĂȘtre surveillĂ©, peut ĂȘtre scrutĂ© vingt-quatre heures sur vingt-quatre par les yeux de la police et abreuvĂ© de la propagande officielle, tous les autres canaux de communication Ă©tant bannis. La possibilitĂ© d’imposer non seulement une obĂ©issance complĂšte Ă  la volontĂ© de l’État, mais Ă©galement une complĂšte uniformitĂ© d’opinions sur tous les sujets, est maintenant concrĂ©tisĂ©e pour la premiĂšre fois.

AprĂšs la pĂ©riode rĂ©volutionnaire des annĂ©es cinquante et soixante, la sociĂ©tĂ© s’est recomposĂ©e, comme toujours, en Grands, Moyens et Petits. Mais le nouveau groupe des 207

Grands, contrairement Ă  ses prĂ©dĂ©cesseurs, n’avait pas agi par instinct : il a su ce qui serait nĂ©cessaire pour assurer sa position. Il avait depuis longtemps Ă©tĂ© rĂ©alisĂ© que la seule assise stable pour l’oligarchie est le collectivisme.

La richesse et les privilÚges sont plus facilement défendus quand ils sont possédés conjointement. La soi-disant

« abolition de la propriĂ©tĂ© privĂ©e » qui avait pris place au milieu du siĂšcle avait signifiĂ©, en rĂ©alitĂ©, la concentration de la propriĂ©tĂ© en de bien plus rares mains qu’avant, mais avec cette diffĂ©rence : les nouveaux propriĂ©taires sont un groupe au lieu d’une masse d’individus. Individuellement, aucun membre du Parti ne possĂšde quoi que ce soit, Ă  part des effets personnels sans valeur. Collectivement, le Parti possĂšde tout en OcĂ©ania, parce qu’il contrĂŽle tout, et dispose des productions comme bon lui semble. Dans les annĂ©es prĂ©cĂ©dant la RĂ©volution, il est parvenu Ă  se hisser Ă  cette position dominante presque sans opposition, parce que le processus lui-mĂȘme a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme un acte de collectivisation. Il avait toujours Ă©tĂ© considĂ©rĂ© que si la classe capitaliste Ă©tait expropriĂ©e, le socialisme s’en-suivrait : et, indubitablement, les capitalistes avaient Ă©tĂ© expropriĂ©s. Les usines, les mines, les terres, les maisons, les transports — tout leur avait Ă©tĂ© retirĂ© : et puisque ces choses n’étaient plus des propriĂ©tĂ©s privĂ©es, il en a dĂ©coulĂ© qu’elles devaient ĂȘtre des propriĂ©tĂ©s publiques. L’Angsoc, qui descend du mouvement socialiste antĂ©rieur et a hĂ©ritĂ© de sa phrasĂ©ologie, avait en effet rĂ©alisĂ© l’élĂ©ment principal du programme socialiste ; avec le rĂ©sultat, envisagĂ© et prĂ©vu Ă  l’avance, que l’inĂ©galitĂ© Ă©conomique a Ă©tĂ© rendue permanente.

Mais les obstacles Ă  la perpĂ©tuation d’une sociĂ©tĂ© hiĂ©rarchisĂ©e vont plus loin que ça. Un groupe dirigeant ne peut perdre le pouvoir que de quatre façons. Soit il est conquis de l’extĂ©rieur, soit il gouverne si mal que les masses sont poussĂ©es Ă  se rĂ©volter, soit il permet Ă  un 208

puissant groupe de Moyens mécontents de se former, soit il perd sa confiance en soi et sa volonté de gouverner.

Ces causes ne sont pas exclusives, et gĂ©nĂ©ralement elles sont toutes les quatre Ă  l’Ɠuvre Ă  des degrĂ©s divers. Une classe dirigeante qui se prĂ©munirait de toutes resterait au pouvoir indĂ©finiment. Le facteur dĂ©terminant, au final, est l’attitude mentale de la classe dirigeante elle-mĂȘme.

Depuis le milieu du siĂšcle prĂ©sent, le premier danger a en rĂ©alitĂ© disparu. Chacun des trois pouvoirs qui divisent maintenant le monde est en effet invincible, et ne pourrait cesser de l’ĂȘtre que par de lents changements dĂ©mographiques qu’un gouvernement tout-puissant peut facilement empĂȘcher. Le second danger est Ă©galement thĂ©orique. Les masses ne se rĂ©voltent jamais d’elles-mĂȘmes, et elles ne se rĂ©voltent jamais uniquement parce qu’elles sont oppressĂ©es. En effet, tant qu’il ne leur est pas permis d’avoir des points de comparaison, elles ne prennent mĂȘme pas conscience de leur oppression. Les crises Ă©conomiques rĂ©currentes du passĂ© ont Ă©tĂ© totalement inutiles et ne peuvent maintenant plus se reproduire, mais d’autres bouleversements tout aussi importants peuvent survenir et surviennent sans aucunes consĂ©quences politiques, parce que le mĂ©contentement ne peut pas s’articuler clairement.

Quant au problĂšme de surproduction, qui a Ă©tĂ© intrinsĂšque Ă  notre sociĂ©tĂ© depuis le dĂ©veloppement de la technique mĂ©canique, il est rĂ©solu par le truchement de la guerre permanente (voir le chapitre III), qui est aussi utile pour accorder le moral public au ton nĂ©cessaire. Du point de vue de nos dirigeants actuels, donc, les seuls dangers rĂ©els sont la formation d’un nouveau groupe de personnes compĂ©tentes, sous-employĂ©es et avides de pouvoir, et la diffusion du libĂ©ralisme et du scepticisme dans ses rangs. Le problĂšme, en consĂ©quence, est Ă©ducationnel.

C’est un problùme demandant un formatage continu de la conscience à la fois du groupe dirigeant et du groupe 209

plus grand d’exĂ©cutants qui se trouve juste en-dessous. Il suffit d’influencer la conscience des masses de maniĂšre nĂ©gative.

Étant donnĂ© cette description, on pourrait en dĂ©duire, si on ne la connaissait pas dĂ©jĂ , la structure gĂ©nĂ©rale de la sociĂ©tĂ© d’OcĂ©ania. Au sommet de la pyramide se trouve Tonton. Tonton est infaillible et tout-puissant. Chaque succĂšs, chaque rĂ©alisation, chaque victoire, chaque dĂ©couverte scientifique, chaque connaissance, chaque sagesse, chaque joie, chaque mĂ©rite sont attribuĂ©s directement Ă  sa direction et Ă  son inspiration. Personne n’a jamais vu Tonton. Il est le visage sur les affiches, la voix dans le tĂ©lĂ©cran. Nous pouvons ĂȘtre raisonnablement certain qu’il ne mourra jamais, et il y a dĂ©jĂ  une incertitude considĂ©rable sur sa date de naissance. Tonton est l’habit dans lequel se glisse le Parti pour se prĂ©senter au monde. Sa fonction est d’agir comme le point focal de l’amour, de la peur et de la vĂ©nĂ©ration, des Ă©motions qu’il est plus aisĂ© de ressentir pour une personne que pour une organisation. En-dessous de Tonton vient le Parti IntĂ©rieur, dont le nombre est limitĂ© Ă  six millions, soit un peu moins de deux pourcents de la population d’OcĂ©ania. Sous le Parti IntĂ©rieur vient le Parti ExtĂ©rieur, que l’on pourrait considĂ©rer, si le Parti IntĂ©rieur est le cerveau, comme les mains. En-dessous vient la masse imbĂ©cile que l’on appelle habituellement « les prolos », regroupant peut-ĂȘtre quatre-vingt-cinq pourcents de la population. Selon les termes de notre prĂ©cĂ©dente classification, les prolos sont les Petits ; les populations esclaves des territoires Ă©quatoriaux, qui passent constamment de conquĂ©rant en conquĂ©rant, ne sont pas une partie permanente ou nĂ©cessaire de la structure.

En principe, l’appartenance Ă  chacun de ces trois groupes n’est pas hĂ©rĂ©ditaire. Un enfant de parents membres du Parti IntĂ©rieur n’est en thĂ©orie pas nĂ© dans 210

le Parti IntĂ©rieur. L’intĂ©gration dans l’une ou l’autre des branches du Parti se fait par un examen, passĂ© Ă  l’ñge de seize ans. Il n’y a non plus aucune discrimination raciale, ou aucune domination prononcĂ©e d’une province sur une autre. On trouve des Juifs, des Noirs, des Sud-AmĂ©ricains de pure lignĂ©e indienne aux plus hauts rangs du Parti, et les administrateurs d’une rĂ©gion sont toujours nommĂ©s parmi ses habitants. Les habitants n’ont nulle part en OcĂ©ania l’impression d’ĂȘtre une population colonisĂ©e gouvernĂ©e depuis une capitale lointaine. OcĂ©ania n’a pas de capitale, et sa figure tutĂ©laire est une personne dont la localisation est inconnue. À part que l’anglais est sa lingua franca principale et que la nouvelangue est sa langue officielle, il est complĂštement dĂ©centralisĂ©. Ses dirigeants ne sont pas unis par des lignes de sang mais par l’adhĂ©sion Ă  une doctrine commune. Il est vrai que notre sociĂ©tĂ© est stratifiĂ©e, trĂšs rigidement stratifiĂ©e, selon ce qui ressemble Ă  premiĂšre vue Ă  des lignes hĂ©rĂ©ditaires. Il y a bien moins de va-et-vient entre les diffĂ©rents groupes que pendant le capitalisme ou mĂȘme Ă  l’ñge prĂ©industriel. Il y a entre les deux branches du Parti un certain nombre d’alternances, mais uniquement pour exclure les faibles du Parti IntĂ©rieur et pour neutraliser les membres ambitieux du Parti ExtĂ©rieur en leur permettant de s’élever. Les prolĂ©taires, en pratique, ne sont pas autorisĂ©s Ă  postuler dans le Parti.

Les plus douĂ©s parmi eux, qui pourraient possiblement devenir des noyaux de mĂ©contentement, sont simplement ciblĂ©s par la Police des PensĂ©es et Ă©liminĂ©s. Mais cet Ă©tat des choses n’est pas nĂ©cessairement permanent, et n’est pas non plus une question de principes. Le Parti n’est pas une classe Ă  l’ancien sens du mot. Il ne vise pas Ă  transmettre le pouvoir Ă  ses propres enfants, en tant que tel ; et s’il n’y avait aucun autre moyen de conserver les personnes les plus compĂ©tentes au sommet, il serait parfaitement prĂ©parĂ© Ă  recruter une nouvelle gĂ©nĂ©ration entiĂšre 211

dans les rangs du prolĂ©tariat. Aux annĂ©es cruciales, le fait que le Parti n’était pas un corps hĂ©rĂ©ditaire a fait beaucoup pour neutraliser l’opposition. Les anciens socialistes, qui avaient Ă©tĂ© entraĂźnĂ©s Ă  lutter contre quelque chose appelĂ© « privilĂšge de classe », avaient supposĂ© que ce qui n’était pas hĂ©rĂ©ditaire ne pouvait pas ĂȘtre permanent. Ils n’avaient pas vu que la continuitĂ© d’une oligarchie n’avait pas besoin d’ĂȘtre physique, et ils n’avaient pas pris le temps de rĂ©aliser que les aristocraties hĂ©rĂ©ditaires avaient toujours Ă©tĂ© de courte durĂ©e, alors que les organisations ouvertes, comme l’Église catholique, avaient parfois durĂ© pendant des centaines, voire des milliers d’annĂ©es. L’essence du rĂšgne oligarchique n’est pas l’hĂ©ritage de pĂšre en fils, mais la persistance d’une certaine vision du monde et d’un certain mode de vie, imposĂ©s par les morts sur les vivants. Un groupe dirigeant ne l’est que tant qu’il peut nommer ses successeurs. Le Parti ne veut pas perpĂ©tuer son sang, le Parti veut se perpĂ©tuer lui-mĂȘme. Qui exerce le pouvoir n’est pas important, tant que la structure hiĂ©rarchique reste toujours la mĂȘme.

Toutes les croyances, habitudes, prĂ©fĂ©rences, Ă©motions, attitudes mentales qui caractĂ©risent notre temps sont gĂ©nĂ©ralement conçues pour maintenir la mystique du Parti et empĂȘcher la vraie nature de la sociĂ©tĂ© actuelle d’ĂȘtre perçue. La rĂ©bellion physique, ou tout mouvement prĂ©liminaire vers la rĂ©bellion, est Ă  prĂ©sent impossible. Il n’y a rien Ă  craindre des prolĂ©taires. AbandonnĂ©s Ă  eux-mĂȘmes, ils se maintiendront de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration et de siĂšcle en siĂšcle, travaillant, se reproduisant et mourant, non seulement sans aucune envie de se rebeller, mais Ă©galement sans pouvoir comprendre que le monde pourrait ĂȘtre diffĂ©rent. Ils ne pourraient devenir dangereux que si les avancĂ©es techniques de l’industrie rendaient nĂ©cessaire de plus les Ă©duquer ; mais, puisque la compĂ©tition militaire et commerciale n’est plus importante, le niveau d’éduca-212

tion populaire est en rĂ©alitĂ© en baisse. Quelles opinions tiennent, ou ne tiennent pas, les masses, est considĂ©rĂ© avec indiffĂ©rence. On peut leur donner la libertĂ© intellectuelle puisqu’ils n’ont aucun intellect. Chez un membre du Parti, au contraire, la moindre dĂ©viance d’opinion sur le sujet le plus insignifiant ne peut ĂȘtre tolĂ©rĂ©e.

Un membre du Parti vit de la naissance Ă  la mort sous l’Ɠil de la Police des PensĂ©es. MĂȘme quand il est seul, il ne peut pas ĂȘtre certain qu’il est seul. OĂč qu’il soit, endormi ou Ă©veillĂ©, travaillant ou se reposant, dans son bain ou dans son lit, il peut ĂȘtre inspectĂ© sans avertissement et sans savoir qu’il est inspectĂ©. Rien de ce qu’il fait n’est insignifiant. Ses amitiĂ©s, ses loisirs, son comportement envers sa femme et ses enfants, l’expression sur son visage quand il est seul, les mots qu’il murmure dans son sommeil, mĂȘme les mouvements inconscients de son corps, sont tous jalousement scrutĂ©s. Non seulement toute incartade, mais aussi toute excentricitĂ©, aussi petite soit-elle, tout changement d’habitude, tout tic nerveux, qui pourrait ĂȘtre le symptĂŽme d’un conflit intĂ©rieur, seront avec certitude dĂ©tectĂ©s. Il n’a aucune libertĂ© de choix dans quelque direction que ce soit. En mĂȘme temps, ses actions ne sont dictĂ©es par aucune loi, aucun code de conduite clairement formulĂ©. En OcĂ©ania, il n’y a pas de loi. Les pensĂ©es et les actions qui, si dĂ©tectĂ©es, mĂšnent Ă  une mort certaine, ne sont pas formellement prohi-bĂ©es ; et les purges sans fin, les arrestations, les tortures, les emprisonnements et les vaporisations ne sont pas infligĂ©s en punition de crimes qui ont vraiment Ă©tĂ© commis, mais sont simplement l’annihilation de personnes qui pourraient peut-ĂȘtre commettre un crime dans le futur. Un membre du Parti doit non seulement avoir les bonnes opinions, mais aussi les bons instincts. Beaucoup des croyances et des comportements attendus de lui ne sont jamais clairement Ă©noncĂ©s, et ne pourraient pas ĂȘtre 213

Ă©noncĂ©s sans mettre Ă  nu les contradictions inhĂ©rentes Ă  l’Angsoc. S’il est une personne naturellement orthodoxe (en nouvelangue, un bonpenseur ), il saura, en toute circonstance, sans y rĂ©flĂ©chir, quelle est la croyance vĂ©ritable ou l’émotion dĂ©sirable. Mais de toute façon, un entraĂźnement mental complexe, subi pendant l’enfance et regroupĂ© autour des mots de nouvelangue stopcrime , noirblanc et doublepense , le rend rĂ©ticent et incapable de rĂ©flĂ©chir trop profondĂ©ment Ă  n’importe quel sujet.

Un membre du Parti est supposĂ© n’avoir aucune Ă©motion privĂ©e et aucune pĂ©nurie d’enthousiasme. Il est supposĂ© vivre dans une frĂ©nĂ©sie permanente de haine des ennemis Ă©trangers et des traĂźtres de l’intĂ©rieur, de triomphalisme lors des victoires, et d’humilitĂ© devant le pouvoir et la sagesse du Parti. Les mĂ©contentements produits par son existence rude et frustrante sont dĂ©libĂ©rĂ©ment extĂ©-riorisĂ©s et dissipĂ©s par des mĂ©canismes comme les Deux Minutes de Haine, et les questionnements qui pourraient faire naĂźtre un comportement sceptique ou rebelle sont tuĂ©s par avance par une discipline intĂ©rieure acquise trĂšs tĂŽt. La premiĂšre et la plus simple Ă©tape de cette discipline, qui peut ĂȘtre apprise mĂȘme au plus jeunes enfants, s’appelle, en nouvelangue, stopcrime . Stopcrime dĂ©signe la facultĂ© de couper court, comme par instinct, Ă  tout commencement de pensĂ©e dangereuse. Cela inclut le pouvoir de ne pas saisir les analogies, d’échouer Ă  percevoir les erreurs de logique, de mal comprendre les arguments les plus simples s’ils sont hostiles Ă  l’Angsoc, et d’ĂȘtre ennuyĂ© ou repoussĂ© par tout cheminement de pensĂ©e qui mĂšnerait dans une direction hĂ©rĂ©tique. Stopcrime dĂ©signe, en deux mots, une stupiditĂ© protectrice. Mais la stupiditĂ© n’est pas suffisante. Au contraire, l’orthodoxie dans son sens entier demande un contrĂŽle sur ses propres processus mentaux aussi complet que celui d’un contorsionniste sur son corps.

La sociĂ©tĂ© d’OcĂ©ania repose entiĂšrement sur la croyance 214

que Tonton est omnipotent et que le Parti est infaillible.

Mais puisqu’en rĂ©alitĂ© Tonton n’est pas omnipotent et que le Parti n’est pas infaillible, il y a besoin d’une flexibi-litĂ© infatigable et permanente dans le traitement des faits.

Le mot-clĂ© ici est noirblanc . Comme beaucoup de mots de nouvelangue, ce mot a deux significations mutuelle-ment contradictoires. AppliquĂ© Ă  un opposant, il dĂ©signe l’habitude de prĂ©tendre sans honte que noir est blanc, en contradiction avec les faits. AppliquĂ© Ă  un membre du Parti, il dĂ©signe une volontĂ© loyale de dire que noir est blanc quand la discipline du Parti le requiert. Mais il dĂ©signe aussi la facultĂ© de croire que noir est blanc, et, plus encore, de savoir que noir est blanc, et d’oublier que l’on a un jour pensĂ© le contraire. Cela demande une altĂ©ration continue du passĂ©, rendue possible par le systĂšme de pensĂ©e qui inclut rĂ©ellement tout le reste, et qui est connu en nouvelangue en tant que doublepense .

Cette altĂ©ration du passĂ© est nĂ©cessaire pour deux raisons, dont l’une est subsidiaire, et, pourrait-on dire, prĂ©ventive. La raison subsidiaire est qu’un membre du Parti, comme un prolĂ©taire, tolĂšre les conditions du prĂ©sent en partie parce qu’il n’a aucun point de comparaison.

Il doit ĂȘtre coupĂ© du passĂ©, comme il doit ĂȘtre coupĂ© des pays Ă©trangers, parce qu’il lui est essentiel de croire qu’il vit mieux que ses ancĂȘtres et que le niveau moyen de confort matĂ©riel est en constante augmentation. Mais la raison de loin la plus importante pour ce rĂ©ajustement du passĂ© est le besoin de garantir l’infaillibilitĂ© du Parti. Les discours, les statistiques et les archives de toutes sortes ne doivent pas simplement ĂȘtre constamment mises Ă  jour pour montrer que les prĂ©dictions du Parti Ă©taient justes. Aucun changement de doctrine ou d’alignement politique ne peut non plus jamais ĂȘtre admis. Changer d’avis, ou mĂȘme de politique, est un aveu de faiblesse. Si, par exemple, Eurasia ou Estasia (peu importe qui) est 215

l’ennemi aujourd’hui, alors ce pays doit avoir toujours Ă©tĂ© l’ennemi. Et si les faits disent le contraire, alors les faits doivent ĂȘtre altĂ©rĂ©s. L’histoire est donc continuellement rĂ©Ă©crite. Cette falsification permanente du passĂ©, rĂ©alisĂ©e par le ministĂšre de la VĂ©ritĂ©, est aussi nĂ©cessaire Ă  la stabilitĂ© du rĂ©gime que le travail de rĂ©pression et d’espionnage rĂ©alisĂ© par le ministĂšre de l’Amour.

Cette mallĂ©abilitĂ© du passĂ© est le principe central de l’Angsoc. Les Ă©vĂ©nements passĂ©s, est-il soutenu, n’ont aucune existence objective, mais survivent uniquement dans les archives Ă©crites et les mĂ©moires humaines. Le passĂ© n’est que ce sur quoi les archives et les mĂ©moires s’accordent. Et puisque le Parti contrĂŽle pleinement les archives, et contrĂŽle tout aussi pleinement les esprits de ses membres, il en dĂ©coule que le passĂ© est ce que le Parti choisit d’en faire. Il en dĂ©coule Ă©galement que si le passĂ© est altĂ©rable, il ne l’a jamais Ă©tĂ©. Puisque quand il a Ă©tĂ© recrĂ©Ă© sous la forme nĂ©cessaire Ă  un instant donnĂ©, cette nouvelle version est devenue le passĂ©, et aucun passĂ© diffĂ©rent ne peut avoir jamais existĂ©. Cela reste vrai mĂȘme quand, comme souvent, le mĂȘme Ă©vĂ©nement doit ĂȘtre modifiĂ© au-delĂ  de toute vraisemblance plusieurs fois dans la mĂȘme annĂ©e. À chaque instant, le Parti est en possession de la vĂ©ritĂ© absolue, et, assurĂ©ment, l’absolu ne peut pas avoir Ă©tĂ© diffĂ©rent de ce qu’il est maintenant. Nous verrons que ce contrĂŽle du passĂ© dĂ©pend par-dessus tout de l’entraĂźnement de la mĂ©moire. S’assurer que toutes les archives Ă©crites s’accordent Ă  l’orthodoxie du moment est un simple acte mĂ©canique. Mais il est aussi nĂ©cessaire de se souvenir que les Ă©vĂ©nements se sont dĂ©roulĂ©s de la façon demandĂ©e. Et s’il est nĂ©cessaire de rĂ©arranger les mĂ©moires ou de falsifier des archives Ă©crites, il est donc nĂ©cessaire d’ oublier qu’on l’a fait. L’astuce pour y parvenir peut ĂȘtre apprise comme n’importe quelle autre technique mentale. Elle est apprise par la majoritĂ© des 216

membres du Parti, et certainement par tous ceux qui sont Ă  la fois intelligents et orthodoxes. En vieulangue, on l’appelle, avec franchise, « contrĂŽle de la rĂ©alitĂ© ». En nouvelangue, on l’appelle doublepense , bien que doublepense signifie bien plus en soi.

Doublepense dĂ©signe le pouvoir de croire simultanĂ©ment en deux opinions contradictoires, et de les accepter toutes les deux. Un intellectuel du Parti sait dans quelle direction sa mĂ©moire doit ĂȘtre altĂ©rĂ©e ; il sait donc qu’il s’arrange avec la rĂ©alitĂ© ; mais par l’exercice du doublepense , il se satisfait aussi que la rĂ©alitĂ© n’est pas violĂ©e.

Le processus doit ĂȘtre conscient, ou il ne serait pas rĂ©alisĂ© avec suffisamment de prĂ©cision, mais il doit aussi ĂȘtre inconscient, ou il produirait un sentiment de faus-setĂ©, et donc de culpabilitĂ©. Le doublepense repose au cƓur de l’Angsoc, puisque l’acte essentiel du Parti est d’utiliser la tromperie consciente tout en conservant la soliditĂ© des objectifs qui vont avec une honnĂȘtetĂ© totale.

Énoncer dĂ©libĂ©rĂ©ment des mensonges tout en les croyant sincĂšrement, oublier tout fait devenu gĂȘnant, puis, quand il devient Ă  nouveau essentiel, le ramener de l’oubli le temps nĂ©cessaire, nier l’existence de la rĂ©alitĂ© objective tout en prenant en compte la rĂ©alitĂ© que l’on nie — tout ça est d’une nĂ©cessitĂ© indispensable. MĂȘme en utilisant le mot doublepense , il est nĂ©cessaire de faire appel au doublepense . Car en utilisant ce mot, on admet que l’on falsifie la rĂ©alitĂ© ; on efface ce savoir par un nouvel acte de doublepense ; et ainsi de suite indĂ©finiment, le mensonge toujours un pas devant la rĂ©alitĂ©. En dĂ©finitive, c’est grĂące au doublepense que le Parti est parvenu — et, en toute hypothĂšse, pourrait continuer pendant des millĂ©naires —

Ă  arrĂȘter le cours de l’histoire.

Toutes les oligarchies du passĂ© ont perdu le pouvoir soit parce qu’elles se sont ossifiĂ©es, soit parce qu’elles se sont ramollies. Soit elles sont devenues stupides et 217

arrogantes et ont Ă©chouĂ© Ă  s’adapter aux circonstances changeantes, et ont Ă©tĂ© renversĂ©es ; soit elles sont devenues libĂ©rales et couardes, ont fait des concessions oĂč elles auraient dĂ» utiliser la force, et, Ă  nouveau, ont Ă©tĂ© renversĂ©es. Elles sont tombĂ©es, plus exactement, soit par conscience, soit par inconscience. C’est l’exploit du Parti d’avoir produit un systĂšme de pensĂ©e oĂč les deux conditions peuvent exister simultanĂ©ment. Et la domination du Parti ne pourrait ĂȘtre rendue permanente sur aucune autre base intellectuelle. Si l’on veut diriger, et continuer Ă  diriger, on doit ĂȘtre capable de disloquer le sens de la rĂ©alitĂ©. Le secret de l’autoritĂ© est de combiner une croyance en sa propre infaillibilitĂ© avec le pouvoir d’apprendre des erreurs passĂ©es.

Are sens