de son long, cachĂ© et mĂ©connaissable, comme quelquâun qui guette un gibier des
marécages.
« Mais que fais-tu donc ? » sâĂ©cria Zarathoustra effrayĂ©, car il voyait que beaucoup de
sang coulait sur le bras nu. â « Que tâest-il arrivĂ© ? Une bĂȘte malfaisante tâa-t-elle mordu, malheureux ? »
Celui qui saignait ricanait toujours avec colĂšre. « En quoi cela te regarde-t-il ? sâĂ©cria
lâhomme, et il voulut continuer sa route. Ici je suis chez moi et dans mon domaine.
Mâinterroge qui voudra : je ne rĂ©pondrai pas Ă un maladroit. »
« Tu te trompes, dit Zarathoustra plein de pitiĂ©, en le retenant, tu te trompes : tu nâes pas ici dans ton royaume, mais dans le mien, et ici il ne doit arriver malheur Ă personne.
Appelle-moi toujours comme tu voudras, â je suis celui quâil faut que je sois. Je me nomme moi-mĂȘme Zarathoustra.
Allons ! Câest lĂ -haut quâest le chemin qui mĂšne Ă la caverne de Zarathoustra : elle nâest pas bien loin, â ne veux-tu pas venir chez moi pour soigner tes blessures ?
Tu nâas pas eu de chance dans ce monde, malheureux : dâabord la bĂȘte tâa mordu, puis â
lâhomme a marchĂ© sur toi ! »
Mais lorsque lâhomme entendit le nom de Zarathoustra, il se transforma. « Que
mâarrive-t-il donc ? sâĂ©cria-t-il, quelle autre prĂ©occupation ai-je encore dans la vie, si ce
nâest la prĂ©occupation de cet homme unique qui est Zarathoustra, et cette bĂȘte unique qui vit du sang, la sangsue ?
Câest Ă cause de la sangsue que jâĂ©tais couchĂ© lĂ , au bord du marĂ©cage, semblable Ă un
pĂȘcheur, et dĂ©jĂ mon bras Ă©tendu avait Ă©tĂ© mordu dix fois, lorsquâune bĂȘte plus belle se mit Ă mordre mon sang, Zarathoustra lui-mĂȘme !
Ă bonheur ! Ă miracle ! BĂ©ni soit ce jour qui mâa attirĂ© dans ce marĂ©cage ! BĂ©nie soit la
meilleure ventouse, la plus vivante dâentre celles qui vivent aujourdâhui, bĂ©nie soit la grande sangsue des consciences, Zarathoustra ! »
Ainsi parlait celui que Zarathoustra avait heurté ; et Zarathoustra se réjouit de ses paroles et de leur allure fine et respectueuse. « Qui es-tu ? Demanda-t-il en lui tendant la main, entre nous il reste beaucoup de choses à éclaircir et à rasséréner : mais il me semble déjà que le jour se lÚve clair et pur. »
« Je suis le consciencieux de lâesprit, rĂ©pondit celui qui Ă©tait interrogĂ©, et, dans les choses de lâesprit, il est difficile que quelquâun sây prenne dâune façon plus sĂ©vĂšre, plus Ă©troite et plus dure que moi, exceptĂ© celui de qui je lâai appris, Zarathoustra lui-mĂȘme.
PlutĂŽt ne rien savoir que de savoir beaucoup de choses Ă moitiĂ© ! PlutĂŽt ĂȘtre un fou pour
son propre compte quâun sage dans lâopinion des autres ! Moi â je vais au fond : â
quâimporte quâil soit petit ou grand ? Quâil sâappelle marĂ©cage ou bien ciel ? Un morceau
de terre large comme la main me suffit : pourvu que ce soit vraiment de la terre solide !
â Un morceau de terre large comme la main : on peut sây tenir debout. Dans la vraie science consciencieuse il nây a rien de grand et rien de petit. »
« Alors tu es peut-ĂȘtre celui qui cherche Ă connaĂźtre la sangsue ? demanda
Zarathoustra ; tu poursuis la sangsue jusquâĂ ses causes les plus profondes, toi qui es consciencieux ? »
« à Zarathoustra, répondit celui que Zarathoustra avait heurté, ce serait une
monstruositĂ©, comment oserais-je mâaviser dâune pareille chose !
Mais ce dont je suis maĂźtre et connaisseur, câest du cerveau de la sangsue : â câest lĂ mon univers Ă moi !
Et cela est aussi un univers ! Mais pardonne quâici mon orgueil se manifeste, car sur ce
domaine je nâai pas mon pareil. Câest pourquoi jâai dit : « Câest ici mon domaine ».
Combien il y a de temps que je poursuis cette chose unique, le cerveau de la sangsue,
afin que la vĂ©ritĂ© subtile ne mâĂ©chappe plus ! Câest ici mon royaume.
â Câest pourquoi jâai Ă©tĂ© tout le reste, câest pourquoi tout le reste mâest devenu indiffĂ©rent ; et tout prĂšs de ma science sâĂ©tend ma noire ignorance.
Ma conscience de lâesprit exige de moi que je sache une chose et que jâignore tout le
reste : je suis dĂ©goĂ»tĂ© de toutes les demi-mesures de lâesprit, de tous ceux qui ont lâesprit nuageux, flottant et exaltĂ©.
OĂč cesse ma probitĂ© commence mon aveuglement, et je veux ĂȘtre aveugle. OĂč je veux
savoir cependant, je veux aussi ĂȘtre probe, câest-Ă -dire dur, sĂ©vĂšre, Ă©troit, cruel, implacable.