populace monte et monte en valeur, et enfin la vertu populacière finit par dire : « Voici, c’est moi seule qui suis la vertu ! » –
« Qu’est-ce que je viens d’entendre ? répondit Zarathoustra ; quelle sagesse chez des rois ! Je suis ravi, et, vraiment, déjà j’ai envie de faire un couplet là-dessus : – mon couplet ne sera peut-être pas pour les oreilles de tout le monde. Il y a longtemps que j’ai désappris d’avoir de l’égard pour les longues oreilles. Allons ! En avant !
(Mais à ce moment il arriva que l’âne, lui aussi, prit la parole : il prononça distinctement et avec mauvaise intention I-A.)
Autrefois – je crois que c’était en l’an un –
La sibylle dit, ivre sans avoir bu de vin :
« Malheur, maintenant cela va mal !
« Déclin ! Déclin ! Jamais le monde n’est tombé si bas !
Rome s’est abaissée à la fille, à la maison publique,
Le César de Rome s’est abaissé à la bête,
Dieu lui-même s’est fait juif ! »
2.
Les rois se délectèrent de ce couplet de Zarathoustra ; cependant le roi de droite se prit à dire : « Ô Zarathoustra, comme nous avons bien fait de nous mettre en route pour te voir !
Car tes ennemis nous ont montré ton image dans leur miroir : tu y avais la grimace d’un
démon au rire sarcastique : en sorte que nous avons eu peur de toi.
Mais qu’importe ! Toujours à nouveau tu pénétrais dans nos oreilles et dans nos cœurs
avec tes maximes. Alors nous avons fini par dire : qu’importe le visage qu’il a !
Il faut que nous l’entendions, celui qui enseigne : « Vous devez aimer la paix, comme
un moyen de guerres nouvelles, et la courte paix plus que la longue ! »
Jamais personne n’a prononcé de paroles aussi guerrières : « Qu’est-ce qui est bien ?
Être braves voilà qui est bien. C’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. »
Ô Zarathoustra, à ces paroles le sang de nos pères s’est retourné dans nos corps : cela a
été comme la parole du printemps à de vieux tonneaux de vin.
Quand les glaives se croisaient, semblables à des serpents tachetés de sang, alors nos pères se sentaient portés vers la vie ; le soleil de la paix leur semblait flou et tiède, mais la longue paix leur faisait honte.
Comme ils soupiraient, nos pères, lorsqu’ils voyaient au mur des glaives polis et inutiles ! Semblables à ces glaives ils avaient soif de la guerre. Car un glaive veut boire du sang, un glaive scintille de désir. » –
– Tandis que les rois parlaient et babillaient ainsi, avec feu, de la félicité de leurs pères, Zarathoustra fut pris d’une grande envie de se moquer de leur ardeur : car c’étaient évidemment des rois très paisibles qu’il voyait devant lui, des rois aux visages vieux et fins. Mais il se surmonta. « Allons ! En route ! dit-il, vous voici sur le chemin, là-haut est la caverne de Zarathoustra ; et ce jour doit avoir une longue soirée ! Mais maintenant un
cri de détresse pressant m’appelle loin de vous.
Ma caverne sera honorée, si des rois y prennent place pour attendre : mais il est vrai qu’il faudra que vous attendiez longtemps !
Eh bien ! Qu’importe ! Où apprend-on mieux à attendre aujourd’hui que dans les cours ? Et de toutes les vertus des rois, la seule qui leur soit restée, – ne s’appelle-t-elle pas aujourd’hui : savoir attendre ? »
Ainsi parlait Zarathoustra.
La sangsue
Et Zarathoustra pensif continua sa route, descendant toujours plus bas, traversant des forêts et passant devant des marécages ; mais, comme il arrive à tous ceux qui réfléchissent à des choses difficiles, il butta par mégarde sur un homme. Et voici, d’un seul coup, un cri de douleur, deux jurons et vingt injures graves jaillirent à sa face : en sorte que, dans sa frayeur, il leva sa canne pour frapper encore celui qu’il venait de heurter.
Pourtant, au même instant, il reprit sa raison ; et son cœur se mit à rire de la folie qu’il venait de faire.
« Pardonne-moi, dit-il à l’homme, sur lequel il avait butté, et qui venait de se lever avec colère, pour s» asseoir aussitôt, pardonne-moi et écoute avant tout une parabole.
Comme un voyageur qui rêve de choses lointaines, sur une route solitaire, se heurte par
mégarde à un chien qui sommeille, à un chien qui est couché au soleil : – comme tous deux se lèvent et s’abordent brusquement, semblables à des ennemis mortels, tous deux effrayés à mort : ainsi il en a été de nous.
Et pourtant ! Et pourtant ! – combien il s’en est fallu de peu qu’ils ne se caressent, ce
chien et ce solitaire ! Ne sont-ils pas tous deux – solitaires ? »
– « Qui que tu sois, répondit, toujours avec colère, celui que Zarathoustra venait de heurter, tu t’approches encore trop de moi, non seulement avec ton pied, mais encore avec
ta parabole !
Regarde, suis-je donc un chien ? » – et, tout en disant cela, celui qui était assis se leva en retirant son bras nu du marécage. Car il avait commencé par être couché par terre tout