Et en vérité je suis reconnaissant à ma destinée éternelle de ne point me pourchasser ni
me pousser et de me laisser du temps pour faire des farces et des méchancetés : en sorte
quâaujourdâhui jâai pu gravir cette haute montagne pour y prendre du poisson.
Un homme a-t-il jamais pris du poisson sur de hautes montagnes ! Et quand mĂȘme ce
que je veux lĂ -haut est une folie : mieux vaut faire une folie que de devenir solennel et vert et jaune Ă force dâattendre dans les profondeurs â bouffi de colĂšre Ă force dâattendre comme le hurlement dâune sainte tempĂȘte qui vient des montagnes, comme un impatient
qui crie vers les vallĂ©es : « Ăcoutez ou je vous frappe avec les verges de Dieu ! »
Non que jâen veuille pour cela Ă de pareils indignĂ©s : je les estime juste assez pour que
jâen rie ! Je comprends quâils soient impatients, ces grands tambours bruyants qui auront
la parole aujourdâhui ou jamais !
Mais moi et ma destinĂ©e â nous ne parlons pas à « lâaujourdâhui », nous ne parlons pas
non plus à « jamais » : nous avons de la patience pour parler, nous en avons le temps, largement le temps. Car il faudra pourtant quâil vienne un jour et il nâaura pas le droit de passer.
Qui devra venir un jour et nâaura pas le droit de passer ? Notre grand hasard, câest-Ă -
dire notre grand et lointain RĂšgne de lâHomme, le rĂšgne de Zarathoustra qui dure mille ans. â
Si ce « lointain » est lointain encore, que mâimporte ! Il nâen est pas moins solide pour
moi, â plein de confiance je suis debout des deux pieds sur cette base, â sur une base Ă©ternelle, sur de dures roches primitives, sur ces monts anciens, les plus hauts et les plus durs, de qui sâapprochent tous les vents, comme dâune limite mĂ©tĂ©orologique, sâinformant
des destinations et des lieux dâorigine.
Ris donc, ris, ma claire et bien portante méchanceté ! Jette du haut des hautes montagnes ton scintillant rire moqueur ! Amorce avec ton scintillement les plus beaux poissons humains !
Et tout ce qui, dans toutes les mers, mâappartient Ă moi, ma chose Ă moi dans toutes les choses â prends cela pour moi, amĂšne-moi cela lĂ -haut : câest ce quâattend le plus mĂ©chant de tous les pĂȘcheurs.
Au large, au large, mon hameçon ! Descends, va au fond, amorce de mon bonheur !
Ăgoutte ta plus douce rosĂ©e, miel de mon cĆur ! Mords, hameçon, mords au ventre toutes
les noires afflictions.
Au large, au large, mon Ćil ! Ă que de mers autour de moi, quels avenirs humains sâĂ©lĂšvent Ă lâaurore ! Et au-dessus de moi â quel silence rosĂ© ! Quel silence sans nuages !
Le cri de détresse
Le lendemain Zarathoustra Ă©tait de nouveau assis sur sa pierre devant la caverne, tandis que ses animaux erraient de par le monde, afin de rapporter des nourritures nouvelles, â et aussi du miel nouveau : car Zarathoustra avait gaspillĂ© et dissipĂ© le vieux miel jusquâĂ la derniĂšre parcelle.
Mais, tandis quâil Ă©tait assis lĂ , un bĂąton dans la main, suivant le tracĂ© que lâombre de
son corps faisait sur la terre, plongĂ© dans une profonde mĂ©ditation, et, en vĂ©ritĂ© ! ni sur lui-mĂȘme, ni sur son ombre â il tressaillit soudain et fut saisi de frayeur : car il avait vu une autre ombre Ă cĂŽtĂ© de la sienne. Et, virant sur lui-mĂȘme en se levant rapidement, il vit le devin debout Ă cĂŽtĂ© de lui, le mĂȘme quâil avait une fois nourri et dĂ©saltĂ©rĂ© Ă sa table, le proclamateur de la grande lassitude qui enseignait : « Tout est Ă©gal, rien ne vaut la peine, le monde nâa pas de sens, le savoir Ă©trangle. » Mais depuis lors son visage sâĂ©tait transformĂ© ; et lorsque Zarathoustra le regarda en face, son cĆur fut effrayĂ© derechef : tant les prĂ©dictions funestes et les foudres consumĂ©es passaient sur ce visage.
Le devin qui avait compris ce qui se passait dans lâĂąme de Zarathoustra passa sa main
sur son visage, comme sâil eĂ»t voulu en effacer des traces ; Zarathoustra fit de mĂȘme de
son cĂŽtĂ©. Lorsquâils se furent ainsi ressaisis et fortifiĂ©s tous deux, ils se donnĂšrent les mains pour montrer quâils voulaient se reconnaĂźtre.
« Sois le bienvenu, dit Zarathoustra, devin de la grande lassitude, tu ne dois pas avoir
Ă©tĂ© vainement, jadis, mon hĂŽte et mon commensal. Aujourdâhui aussi mange et bois dans
ma demeure et pardonne quâun vieillard joyeux soit assis Ă table avec toi ! â Un vieillard
joyeux, rĂ©pondit le devin en secouant la tĂȘte ; qui que tu sois ou qui que tu veuilles ĂȘtre, ĂŽ Zarathoustra, tu ne le seras plus longtemps lĂ -haut, dans peu de temps ta barque ne sera plus Ă lâabri ! â Suis-je donc Ă lâabri ? » Demanda Zarathoustra en riant. â « Les vagues
autour de ta montagne montent et montent sans cesse, rĂ©pondit le devin, les vagues de lâimmense misĂšre et de lâaffliction : elles finiront bientĂŽt par soulever ta barque en par tâenlever avec elle. » â Alors Zarathoustra se tut et sâĂ©tonna. â « Nâentends-tu rien encore ? Continua le devin : nâest-ce pas un bruissement et un bourdonnement qui vient de
lâabĂźme ? » â Zarathoustra se tut encore et Ă©couta : alors il entendit un cri prolongĂ© que les abĂźmes se jetaient et se renvoyaient, car aucun dâeux ne voulait le garder : tant il avait un son funeste.
« Fatal proclamateur, dit enfin Zarathoustra, câest lĂ le cri de dĂ©tresse et lâappel dâun homme ; il sort probablement dâune mer noire. Mais que mâimporte la dĂ©tresse des hommes ! Le dernier pĂ©chĂ© qui mâa Ă©tĂ© rĂ©servĂ©, â sais-tu quel est son nom ? »
« PitiĂ© ! » rĂ©pondit le devin dâun cĆur dĂ©bordant et en levant les deux mains : â « Ă
Zarathoustra, je viens pour te faire commettre ton dernier pĂ©chĂ© ! » â
Ă peine ces paroles avaient-elles Ă©tĂ© prononcĂ©es que le cri retentit de nouveau, plus long et plus anxieux quâauparavant et dĂ©jĂ beaucoup plus prĂšs. « Entends-tu, entends-tu, ĂŽ
Zarathoustra ? sâĂ©cria le devin, câest Ă toi que sâadresse le cri, câest Ă toi quâil appelle : viens, viens, viens, il est temps, il est grand temps ! » â