Surmontez-moi, hommes supérieurs, les petites vertus, les petites prudences, les égards
pour les grains de sable, le fourmillement des fourmis, le misérable contentement de soi, le
« bonheur du plus grand nombre » â !
Et désespérez plutÎt que de vous rendre. Et, en vérité, je vous aime, parce que vous ne
savez pas vivre aujourdâhui, ĂŽ hommes supĂ©rieurs ! Car câest ainsi que vous vivez â le mieux !
4.
Avez-vous du courage, ĂŽ mes frĂšres ? Ătes-vous rĂ©solus ? Non pas du courage devant
des tĂ©moins, mais du courage de solitaires, le courage des aigles dont aucun dieu nâest plus spectateur ?
Les Ăąmes froides, les mulets, les aveugles, les hommes ivres nâont pas ce que jâappelle
du cĆur. Celui-lĂ a du cĆur qui connaĂźt la peur, mais qui contraint la peur ; celui qui voit lâabĂźme, mais avec fiertĂ©.
Celui qui voit lâabĂźme, mais avec des yeux dâaigle, â celui qui saisit lâabĂźme avec des serres dâaigle : celui-lĂ a du courage. â â
5.
« Lâhomme est mĂ©chant » â ainsi parlaient pour ma consolation tous les plus sages.
HĂ©las ! si câĂ©tait encore vrai aujourdâhui ! Car le mal est la meilleure force de lâhomme.
« Lâhomme doit devenir meilleur et plus mĂ©chant » â câest ce que jâenseigne, moi. Le plus grand mal est nĂ©cessaire pour le plus grand bien du Surhomme.
Cela pouvait ĂȘtre bon pour ce prĂ©dicateur des petites gens de souffrir et de porter les pĂ©chĂ©s des hommes. Mais moi, je me rĂ©jouis du grand pĂ©chĂ© comme de ma grande
consolation. â
Ces sortes de choses cependant ne sont point dites pour les longues oreilles : toute parole ne convient point Ă toute gueule. Ce sont lĂ des choses subtiles et lointaines : les pattes de moutons ne doivent pas les saisir !
6.
Vous, les hommes supérieurs, croyez-vous que je sois là pour refaire bien ce que vous
avez mal fait ?
Ou bien que je veuille dorénavant vous coucher plus commodément, vous qui souffrez ?
Ou vous montrer, Ă vous qui ĂȘtes errants, Ă©garĂ©s et perdus dans la montagne, des sentiers
plus faciles ?
Non ! Non ! Trois fois non ! Il faut quâil en pĂ©risse toujours plus et toujours des meilleurs de votre espĂšce, â car il faut que votre destinĂ©e soit de plus en plus mauvaise et de plus en plus dure. Car câest ainsi seulement â ainsi seulement que lâhomme grandit vers
la hauteur, lĂ oĂč la foudre le frappe et le brise : assez haut pour la foudre !
Mon esprit et mon dĂ©sir sont portĂ©s vers le petit nombre, vers les choses longues et lointaines : que mâimporterait votre misĂšre, petite, commune et brĂšve !
Pour moi vous ne souffrez pas encore assez ! Car câest de vous que vous souffrez, vous
nâavez pas encore souffert de lâhomme. Vous mentiriez si vous disiez le contraire ! Vous tous, vous ne souffrez pas de ce que jâai souffert. â â
7.
Il ne me suffit pas que la foudre ne nuise plus. Je ne veux point la faire dévier, je veux
quâelle apprenne Ă travailler â pour moi â
Ma sagesse sâamasse depuis longtemps comme un nuage, elle devient toujours plus
tranquille et plus sombre. Ainsi fait toute sagesse qui doit un jour engendrer la foudre. â
Pour ces hommes dâaujourdâhui je ne veux ni ĂȘtre lumiĂšre, ni ĂȘtre appelĂ© lumiĂšre. Ceux-lĂ â je veux les aveugler. Foudre de ma sagesse ! crĂšve-leur les yeux !
8.
Ne veuillez rien au-dessus de vos forces : il y a une mauvaise fausseté chez eux qui veulent au-dessus de leurs forces.
Surtout lorsquâils veulent de grandes choses ! car ils Ă©veillent la mĂ©fiance des grandes
choses, ces subtils faux-monnayeurs, ces comĂ©diens : â
â jusquâĂ ce quâenfin ils soient faux devant eux-mĂȘmes, avec les yeux louches, bois vermoulus et revernis, attifĂ©s de grand mots et de vertus dâapparat, par un clinquant de
fausses Ćuvres.
Soyez pleins de prĂ©cautions Ă leur Ă©gard, ĂŽ hommes supĂ©rieurs ! Rien nâest pour moi plus prĂ©cieux et plus rare aujourdâhui que la probitĂ©.
Cet aujourdâhui nâappartient-il pas Ă la populace ? La populace cependant ne sait pas ce
qui est grand, ce qui est petit, ce qui est droit et honnĂȘte : elle est innocemment tortueuse, elle ment toujours.
9.
Ayez aujourdâhui une bonne mĂ©fiance, hommes supĂ©rieurs ! hommes courageux !
Hommes francs ! Et tenez secrĂštes vos raisons. Car cet aujourdâhui appartient Ă la populace.
Ce que la populace nâa pas appris Ă croire sans raison, qui pourrait le renverser auprĂšs
dâelle par des raisons ?
Sur la place publique on persuade par des gestes. Mais les raisons rendent la populace