Alors Zarathoustra sâĂ©lança vers sa caverne et quel ne fut pas le spectacle qui lâattendait aprĂšs ce concert ! Car ils Ă©taient tous assis les uns prĂšs des autres, ceux auprĂšs desquels il avait passĂ© dans la journĂ©e : le roi de droite et le roi de gauche, le vieil enchanteur, le pape, le mendiant volontaire, lâombre, le consciencieux de lâesprit, le triste devin et lâĂąne ; le plus laid des hommes cependant sâĂ©tait mis une couronne sur la tĂȘte et avait ceint deux Ă©charpes de pourpre, â car il aimait Ă se dĂ©guiser et Ă faire le beau, comme tous ceux qui
sont laids. Mais au milieu de cette triste compagnie, lâaigle de Zarathoustra Ă©tait debout, inquiet et les plumes hĂ©rissĂ©es, car il devait rĂ©pondre Ă trop de choses auxquelles sa fiertĂ© nâavait pas de rĂ©ponse ; et le serpent rusĂ© sâĂ©tait enlacĂ© autour de son cou.
Câest avec un grand Ă©tonnement que Zarathoustra regarda tout cela ; puis il dĂ©visagea
lâun aprĂšs lâautre chacun de ses hĂŽtes, avec une curiositĂ© bienveillante, lisant dans leurs Ăąmes et sâĂ©tonnant derechef. Pendant ce temps, ceux qui Ă©taient rĂ©unis sâĂ©taient levĂ©s de
leur siĂšge, et ils attendaient avec respect que Zarathoustra prĂźt la parole. Zarathoustra cependant parla ainsi :
« Vous qui dĂ©sespĂ©rez, hommes singuliers ! Câest donc votre cri de dĂ©tresse que jâai entendu ? Et maintenant je sais aussi oĂč il faut chercher celui que jâai cherchĂ© en vain aujourdâhui : lâhomme supĂ©rieur : â il est assis dans ma propre caverne, lâhomme supĂ©rieur ! Mais pourquoi mâĂ©tonnerais-je ! Nâest-ce pas moi-mĂȘme qui lâai attirĂ© vers moi par des offrandes de miel et par la maligne tentation de mon bonheur ?
Il me semble pourtant que vous vous entendez trĂšs mal, vos cĆurs se rendent moroses
les uns les autres lorsque vous vous trouvez rĂ©unis ici, vous qui poussez des cris de dĂ©tresse ? Il fallut dâabord quâil vĂźnt quelquâun, â quelquâun qui vous fĂźt rire de nouveau, un bon jocrisse joyeux, un danseur, un ouragan, une girouette Ă©tourdie, quelque vieux fou :
â que vous en semble ?
Pardonnez-moi donc, vous qui dĂ©sespĂ©rez, que je parle devant vous avec des paroles aussi puĂ©riles, indignes, en vĂ©ritĂ©, de pareils hĂŽtes ! Mais vous ne devinez pas ce qui rend mon cĆur pĂ©tulant : â câest vous-mĂȘmes et le spectacle que vous mâoffrez, pardonnez-moi ! Car en regardant un dĂ©sespĂ©rĂ© chacun reprend courage. Pour consoler un dĂ©sespĂ©rĂ©
â chacun se croit assez fort.
Câest Ă moi-mĂȘme que vous avez donnĂ© cette force, â un don prĂ©cieux, ĂŽ mes hĂŽtes illustres ! Un vĂ©ritable prĂ©sent dâhĂŽtes ! Eh bien, ne soyez pas fĂąchĂ©s si je vous offre aussi de ce qui mâappartient.
Ceci est mon royaume et mon domaine : mais je vous lâoffre pour ce soir et cette nuit.
Que mes animaux vous servent : que ma caverne soit votre lieu de repos !
HĂ©bergĂ©s par moi, aucun de vous ne doit sâadonner au dĂ©sespoir, dans mon district je protĂšge chacun contre ses bĂȘtes sauvages. SĂ©curitĂ© : câest lĂ la premiĂšre chose que je vous offre !
La seconde cependant, câest mon petit doigt. Et si vous avez mon petit doigt, vous prendrez bientĂŽt la main tout entiĂšre. Eh bien ! Je vous donne mon cĆur en mĂȘme temps !
Soyez les bien-venus ici, salut à vous, mes hÎtes ! »
Ainsi parlait Zarathoustra et il riait dâamour et de mĂ©chancetĂ©. AprĂšs cette salutation ses hĂŽtes sâinclinĂšrent de nouveau, silencieusement et pleins de respect ; mais le roi de droite lui rĂ©pondit au nom de tous.
« Ă la façon dont tu nous as prĂ©sentĂ© ta main et ton salut, ĂŽ Zarathoustra, nous reconnaissons que tu es Zarathoustra. Tu tâes abaissĂ© devant nous ; un peu plus tu aurais
blessĂ© notre respect â :
â mais qui donc saurait comme toi sâabaisser avec une telle fiertĂ© ? Ceci nous redresse nous-mĂȘmes, rĂ©confortant nos yeux et nos cĆurs.
Rien que pour en ĂȘtre spectateurs nous monterions volontiers sur des montagnes plus hautes que celle-ci. Car nous sommes venus, avides de spectacle, nous voulions voir ce qui rend clair des yeux troubles.
Et voici, dĂ©jĂ câen est fini de tous nos cris de dĂ©tresse. DĂ©jĂ nos sens et nos cĆurs sâĂ©panouissent pleins de ravissement. Il ne sâen faudrait pas de beaucoup que notre courage ne se mette en rage.
Il nây a rien de plus rĂ©jouissant sur la terre, ĂŽ Zarathoustra, quâune volontĂ© haute et forte. Une volontĂ© haute et forte est la plus belle plante de la terre. Un paysage tout entier est rĂ©confortĂ© par un pareil arbre.
Je le compare à un pin, Î Zarathoustra, celui qui grandit comme toi : élancé, silencieux,
dur, solitaire, fait du meilleur bois et du bois le plus flexible, superbe, â
â voulant enfin, avec des branches fortes et vertes, toucher Ă sa propre domination, posant de fortes questions aux vents et aux tempĂȘtes et Ă tout ce qui est familier des hauteurs,
â rĂ©pondant plus fortement encore, ordonnateur, victorieux : ah ! qui ne monterait pas
sur les hauteurs pour contempler de pareilles plantes ?
Tout ce qui est sombre et manqué se réconforte à la vue de ton arbre, Î Zarathoustra, ton
aspect rassure lâinstable et guĂ©rit le cĆur de lâinstable.
Et en vĂ©ritĂ©, beaucoup de regards se dirigent aujourdâhui vers ta montagne et ton arbre ;
un grand dĂ©sir sâest mis en route et il y en a beaucoup qui se sont pris Ă demander : qui est Zarathoustra ?
Et tous ceux Ă qui tu as jamais distillĂ© dans lâoreille ton miel et ta chanson : tous ceux
qui sont cachĂ©s, solitaires et solitaires Ă deux, ils ont tout Ă coup dit Ă leur cĆur :
« Zarathoustra vit-il encore ? Il ne vaut plus la peine de vivre. Tout est Ă©gal, tout en vain : Ă moins que â nous ne vivions avec Zarathoustra ! »
« Pourquoi ne vient-il pas, celui qui sâest annoncĂ© si longtemps ? ainsi demandent beaucoup de gens ; la solitude lâa-t-elle dĂ©vorĂ© ? Ou bien est-ce nous qui devons venir auprĂšs de lui ? »
Il arrive maintenant que la solitude elle-mĂȘme sâattendrisse et se brise, semblable Ă une
tombe qui sâouvre et qui ne peut plus tenir ses morts. Partout on voit des ressuscitĂ©s.
Maintenant, les vagues montent et montent autour de ta montagne, ĂŽ Zarathoustra. Et malgrĂ© lâĂ©lĂ©vation de ta hauteur, il faut que beaucoup montent auprĂšs de toi ; ta barque ne doit plus rester longtemps Ă lâabri.
Et que nous nous soyons venus vers ta caserne, nous autres hommes qui désespérions et
qui dĂ©jĂ ne dĂ©sespĂ©rions plus : ce nâest quâun signe et un prĂ©sage quâil y en a de meilleurs que nous en route, â
â car il est lui-mĂȘme en route vers toi, le dernier reste de Dieu parmi les hommes ; câest-
à -dire : tous les hommes du grand désir, du grand dégoût, de la grande satiété,
â tous ceux qui ne veulent vivre sans quâils puissent de nouveau apprendre Ă espĂ©rer apprendre de toi, ĂŽ Zarathoustra, le grand espoir ! »
Ainsi parlait le roi de droite en saisissant la main de Zarathoustra pour lâembrasser ; mais Zarathoustra se dĂ©fendit de sa vĂ©nĂ©ration et se recula effrayĂ©, silencieux, et fuyant soudain comme dans le lointain. Mais, aprĂšs peu dâinstants, il fut de nouveau de retour auprĂšs de ses hĂŽtes et, les regardant avec des yeux clairs et scrutateurs, il dit :
« Hommes supĂ©rieurs, vous qui ĂȘtes mes hĂŽtes, je vais vous parler allemand et
clairement. Ce nâest pas vous que jâattendais dans ces montagnes. »
(« Allemand et clairement ? » Que Dieu ait pitié ! dit alors à part lui le roi de gauche ;
on voit quâil ne connaĂźt pas ces bons Allemands, ce sage dâOrient !