Ô mon âme, j’ai enlevé de toi toute obéissance, toute génuflexion et toute servilité ; je
t’ai donné moi-même le nom de « trêve de misère » et de « destinée ».
Ô mon âme, je t’ai donné des noms nouveaux et des jouets multicolores, je t’ai appelée
« destinée », et « circonférence des circonférences », et « nombril du temps », et « cloche d’azur ».
Ô mon âme, j’ai donné toute la sagesse à boire à ton domaine terrestre, tous les vins nouveaux et aussi les vins de la sagesse, les vins qui étaient forts de temps immémorial.
Ô mon âme, j’ai versé sur toi toutes les clartés et toutes les obscurités, tous les silences et tous les désirs : – alors tu as grandi pour moi comme un cep de vigne.
Ô mon âme, tu es là maintenant, lourde et pleine d’abondance, un cep de vigne aux mamelles gonflées, chargé de grappes de raisin pleines et d’un brun doré : – pleine et écrasée de ton bonheur, dans l’attente et dans l’abondance, honteuse encore dans ton attente.
Ô mon âme, il n’y a maintenant plus nulle part d’âme qui soit plus aimante, plus enveloppante et plus large ! Où donc l’avenir et le passé seraient-ils plus près l’un de l’autre que chez toi ?
Ô mon âme, je t’ai tout donné et toutes mes mains se sont dépouillées pour toi : – et maintenant ! Maintenant tu me dis en souriant, pleine de mélancolie : « Qui de nous deux
doit dire merci ? –
– n’est-ce pas au donateur de remercier celui qui a accepté d’avoir bien voulu prendre ?
N’est-ce pas un besoin de donner ? N’est-ce pas – pitié de prendre ? » –
Ô mon âme, je comprends le sourire de ta mélancolie : ton abondance tend maintenant
elle-même las mains, pleines de désirs !
Ta plénitude jette ses regards sur les mers mugissantes, elle cherche et attend ; le désir
infini de la plénitude jette un regard à travers le ciel souriant de tes yeux !
Et, en vérité, ô mon âme ! Qui donc verrait ton sourire sans fondre en larmes ? Les anges eux-mêmes fondent en larmes à cause de la trop grande bonté de ton sourire.
C’est ta bonté, ta trop grande bonté, qui ne veut ni se lamenter, ni pleurer : et pourtant, ô mon âme, ton sourire désire les larmes, et ta bouche tremblante les sanglots.
« Toute larme n’est-elle pas une plainte ? Et toute plainte une accusation ? » C’est ainsi
que tu te parles à toi-même et c’est pourquoi tu préfères sourire, ô mon âme, sourire que
de répandre ta peine – répandre en des flots de larmes toute la peine que te cause ta plénitude et toute l’anxiété de la vigne qui la fait soupirer après le vigneron et la serpe du vigneron !
Mais si tu ne veux pas pleurer, pleurer jusqu’à l’épuisement ta mélancolie de pourpre, il
faudra que tu chantes, ô mon âme ! – Vois-tu, je souris moi-même, moi qui t’ai prédit cela :
– chanter d’une voix mugissante, jusqu’à ce que toutes les mers deviennent
silencieuses, pour ton grand désir, –
– jusqu’à ce que, sur les mers silencieuses et ardentes, plane la barque, la merveille dorée, dont l’or s’entoure du sautillement de toutes les choses bonnes, malignes et singulières : –
– et de beaucoup d’animaux, grands et petits, et de tout ce qui a des jambes légères et
singulières, pour pouvoir courir sur des sentiers de violettes, –
– vers la merveille dorée, vers la barque volontaire et vers son maître : mais c’est lui qui est le vigneron qui attend avec sa serpe de diamant, –
– ton grand libérateur, ô mon âme, l’ineffable – pour qui seuls les chants de l’avenir sauront trouver des noms ! Et, en vérité, déjà ton haleine a le parfum des chants de l’avenir, –
– déjà tu brûles et tu rêves, déjà ta soif boit à tous les puits consolateurs aux échos graves, déjà ta mélancolie se repose dans la béatitude des chants de l’avenir ! – –
Ô mon âme, je t’ai tout donné, et même ce qui était mon dernier bien, et toutes mes mains se sont dépouillées pour toi : – que je t’aie dit de chanter, voici, ce fut mon dernier don !
Que je t’aie dit de chanter, parle donc, parle : qui de nous deux maintenant doit dire –
merci ? – Mieux encore : chante pour moi, chante mon âme ! Et laisse-moi te remercier ! –
Ainsi parlait Zarathoustra.
L’autre chant de la danse
1.
« Je viens de regarder dans tes yeux, ô vie : j’ai vu scintiller de l’or dans tes yeux nocturnes, – cette volupté a fait cesser les battements de mon cœur.
– j’ai vu une barque d’or scintiller sur des eaux nocturnes, un berceau doré qui enfonçait, tirait de l’eau et faisait signe !
Tu jetais un regard vers mon pied fou de danse, un regard berceur, fondant, riant et interrogateur : deux fois seulement, de tes petites mains, tu remuas ta crécelle – et déjà mon pied se dandinait, ivre de danse. –