â de ces forçats de la richesse, qui, lâĆil froid, le cĆur dĂ©vorĂ© de pensĂ©es de lucre, savent tirer profit de chaque tas dâordure â de toute cette racaille dont lâignominie crie vers le ciel,
â de cette populace dorĂ©e et falsifiĂ©e, dont les ancĂȘtres avaient les doigts crochus,
vautours ou chiffonniers, de cette gent complaisante aux femmes, lubrique et oublieuse : â
car ils ne diffĂšrent guĂšre des prostituĂ©es. â
Populace en haut ! Populace en bas ! Quâimporte aujourdâhui encore les « pauvres » et
les « riches » ! Jâai dĂ©sappris de faire cette distinction et je me suis enfui, bien loin, toujours plus loin, jusquâĂ ce que je sois venu auprĂšs de ces vaches. »
Ainsi parlait lâapĂŽtre pacifique, et il soufflait et suait dâĂ©motion Ă ses propres discours : en sorte que les vaches sâĂ©tonnĂšrent derechef. Mais Zarathoustra, tandis quâil profĂ©rait ces dures paroles, le regardait toujours en face, avec un sourire, en secouant silencieusement
la tĂȘte.
« Tu te fais violence, prédicateur de la montagne, en usant de mots si durs. Ta bouche et
tes yeux ne sont pas nés pour de pareilles duretés.
Ni mĂȘme ton estomac Ă ce quâil me semble : car il nâest point fait pour tout ce qui est
colĂšre ou haine dĂ©bordante. Ton estomac a besoin dâaliments plus doux : tu nâes pas un boucher.
Tu me sembles plutĂŽt herbivore et vĂ©gĂ©tarien. Peut-ĂȘtre mĂąchonnes-tu des grains. Tu nâes en tous les cas pas fait pour les joies carnivores et tu aimes le miel. »
« Tu mâas bien devinĂ©, rĂ©pondit le mendiant volontaire, le cĆur allĂ©gĂ©. Jâaime le miel,
et je mĂąchonne aussi des grains, car jâai cherchĂ© ce qui a bon goĂ»t et rend lâhaleine pure : et aussi ce qui demande beaucoup de temps, et sert de passe-temps et de friandise aux
doux paresseux et aux fainéants.
Ces vaches, Ă vrai dire, lâemportent sur tous en cet art : elles ont inventĂ© de ruminer et
de se coucher au soleil. Aussi sâabstiennent-elles de toutes les pensĂ©es lourdes et graves qui gonflent le cĆur. »
â « Eh bien ! dit Zarathoustra : tu devrais voir aussi mes animaux, mon aigle et mon serpent, â ils nâont pas aujourdâhui leur pareil sur la terre.
Regarde, voici le chemin qui conduit Ă ma caverne : sois son hĂŽte pour cette nuit. Et parle, avec mes animaux, du bonheur des animaux, â
â jusquâĂ ce que je rentre moi-mĂȘme. Car Ă prĂ©sent un cri de dĂ©tresse mâappelle en hĂąte
loin de toi. Tu trouves aussi chez moi du miel nouveau, du miel de ruches dorĂ©es dâune fraĂźcheur glaciale : mange-le !
Mais maintenant prends bien vite congé de tes vaches, homme singulier et charmant !
Quoi quâil puisse tâen coĂ»ter. Car ce sont tes meilleurs amis et tes maĂźtres de sagesse ! » â
« â Ă lâexception dâun seul que je leur prĂ©fĂšre encore, rĂ©pondit le mendiant volontaire.
Tu es bon toi-mĂȘme et meilleur encore quâune vache, ĂŽ Zarathoustra ! »
« Va-tâen, va-tâen ! Vilain flatteur ! sâĂ©cria Zarathoustra en colĂšre, pourquoi veux-tu me
corrompre par toutes ces louanges et le miel de ces flatteries ?
« Va-tâen, va-tâen loin de moi ! » sâĂ©cria-t-il encore une fois en levant sa canne sur le
tendre mendiant : mais celui-ci se sauva en toute hĂąte.
Lâombre
Mais Ă peine le mendiant volontaire sâĂ©tait-il sauvĂ©, que Zarathoustra, Ă©tant de nouveau seul avec lui-mĂȘme, entendit derriĂšre lui une voix nouvelle qui criait : « ArrĂȘte-toi, Zarathoustra ! Attends-moi donc ! Câest moi, ĂŽ Zarathoustra, moi ton ombre ! » Mais Zarathoustra nâattendit pas, car un soudain dĂ©pit sâempara de lui, Ă cause de la grande foule qui se pressait dans ses montagnes. « OĂč sâen est allĂ©e ma solitude ? dit-il.
Câen est vraiment de trop ; ces montagnes fourmillent de gens, mon royaume nâest plus
de ce monde, jâai besoin de montagnes nouvelles.
Mon ombre mâappelle ! Quâimporte mon ombre ! Quâelle me coure aprĂšs ! Moi â je me
sauve dâelle. »
Ainsi parlait Zarathoustra Ă son cĆur en se sauvant. Mais celui qui Ă©tait derriĂšre lui le
suivait : en sorte quâils Ă©taient trois Ă courir lâun derriĂšre lâautre, dâabord le mendiant volontaire, puis Zarathoustra et en troisiĂšme et dernier lieu son ombre. Mais ils ne couraient pas encore longtemps de la sorte que dĂ©jĂ Zarathoustra prenait conscience de sa
folie, et dâun seul coup secouait loin de lui tout son dĂ©pit et tous son dĂ©goĂ»t.
« Eh quoi ! sâĂ©cria-t-il, les choses les plus Ă©tranges nâarrivĂšrent-elles pas de tout temps chez nous autres vieux saints et solitaires ?
En vĂ©ritĂ©, ma folie a grandi dans les montagnes ! Voici que jâentends sonner, les unes
derriĂšre les autres, six vieilles jambes de fous !
Mais Zarathoustra a-t-il le droit dâavoir peur dâune ombre ? Aussi bien, je finis par croire quâelle a de plus longues jambes que moi. »
Ainsi parlait Zarathoustra, riant des yeux et des entrailles. Il sâarrĂȘta et se retourna brusquement â et voici, il faillit ainsi jeter Ă terre son ombre qui le poursuivait : tant elle le serrait de prĂšs et tant elle Ă©tait faible. Car lorsquâil lâexamina des yeux, il sâeffraya comme devant lâapparition soudaine dâun fantĂŽme : tant celle qui Ă©tait Ă ses trousses Ă©tait maigre, noirĂątre et usĂ©e, tant elle avait lâair dâavoir fait son temps.
« Qui es-tu ? Demanda impĂ©tueusement Zarathoustra. Que fais-tu ici ? Et pourquoi tâappelles-tu mon ombre ? Tu ne me plais pas. »
« Pardonne-moi, rĂ©pondit lâombre, que ce soit moi ; et si je ne te plais pas, eh bien, ĂŽ
Zarathoustra ! je tâen fĂ©licite et je loue ton bon goĂ»t.
Je suis un voyageur, depuis longtemps déjà attaché à tes talons : toujours en route, mais
sans but, et aussi sans demeure : en sorte quâil ne me manque que peu de chose pour ĂȘtre
lâĂ©ternel juif errant, si ce nâest que je ne suis ni juif, ni Ă©ternel.