â câest leur compassion que je fuis et câest contre elle que je cherche un refuge chez toi.
Ă Zarathoustra, protĂšge-moi, toi mon suprĂȘme refuge, toi le seul qui mâaies devinĂ© :
â tu as devinĂ© ce que ressent en son Ăąme celui qui a tuĂ© Dieu. Reste ! Et si tu veux tâen
aller, voyageur impatient : ne prends pas le chemin par lequel je suis venu. Ce chemin est mauvais.
Mâen veux-tu de ce que, depuis trop longtemps, jâĂ©corche ainsi mes mots ? De ce que
dĂ©jĂ je te donne des conseils ? Mais sache-le, câest moi, le plus laid des hommes, â celui
qui a les pieds les plus grands et les plus lourds. Partout oĂč moi jâai passĂ©, le chemin est mauvais. Je dĂ©fonce et je dĂ©truis tous les chemins.
Mais jâai bien vu que tu voulais passer en silence prĂšs de moi, et jâai vu ta rougeur : câest par lĂ que jâai reconnu que tu Ă©tais Zarathoustra.
Tout autre mâeĂ»t jetĂ© son aumĂŽne, sa compassion, du regard et de la parole. Mais pour
accepter lâaumĂŽne je ne suis pas assez mendiant, tu lâas devinĂ©.
Je suis trop riche, riche en choses grandes et formidables, les plus laides et les plus innommables ! Ta honte, ĂŽ Zarathoustra, mâa fait honneur !
Ă grand peine jâai Ă©chappĂ© Ă la cohue des misĂ©ricordieux, afin de trouver le seul qui, entre tous, enseigne aujourdâhui que « la compassion est importune » â câest toi, ĂŽ Zarathoustra ! â que ce soit la pitiĂ© dâun Dieu ou la pitiĂ© des hommes : la compassion est
une offense Ă la pudeur. Et le refus dâaider peut ĂȘtre plus noble que cette vertu trop empressĂ©e Ă secourir.
Mais câest cette vertu que les petites gens tiennent aujourdâhui pour la vertu par excellence, la compassion : ils nâont point de respect de la grande infortune, de la grande
laideur, de la grande difformité.
Mon regard passe au-dessus de tous ceux-lĂ , comme le regard du chien domine les dos
des grouillants troupeaux de brebis. Ce sont des ĂȘtres petits, gris et laineux, pleins de bonne volontĂ© et dâesprit moutonnier.
Comme un hĂ©ron qui, la tĂȘte rejetĂ©e en arriĂšre, fait planer avec mĂ©pris son regard sur de
plats marĂ©cages : ainsi je jette un coup dâĆil dĂ©daigneux sur le gris fourmillement des petites vagues, des petites volontĂ©s et des petites Ăąmes.
Trop longtemps on leur a donnĂ© raison, Ă ces petites gens : et câest ainsi que lâon a fini par leur donner la puissance â maintenant ils enseignent : « Rien nâest bon que ce que les
petites gens appellent bon. »
Et ce que lâon nomme aujourdâhui « vĂ©ritĂ© », câest ce quâenseigne ce prĂ©dicateur qui sortait lui-mĂȘme de leurs rangs, ce saint bizarre, cet avocat des petites gens qui tĂ©moignait de lui-mĂȘme « je â suis la vĂ©ritĂ© ».
Câest ce prĂ©somptueux qui est cause que depuis longtemps dĂ©jĂ les petites gens se dressent sur leurs ergots â lui qui, en enseignant « je suis la vĂ©ritĂ© », a enseignĂ© une lourde erreur.
Fit-on jamais réponse plus courtoise à pareil présomptueux ? Cependant, Î
Zarathoustra, tu passas devant lui en disant : « Non ! Non ! Trois fois non ! »
Tu as mis les hommes en garde contre son erreur, tu fus le premier Ă mettre en garde contre la pitiĂ© â parlant non pas pour tout le monde ni pour personne, mais pour toi et ton espĂšce.
Tu as honte de la honte des grandes souffrances ; et, en vĂ©ritĂ©, quand tu dis : « Câest de
la compassion que sâĂ©lĂšve un grand nuage, prenez garde, ĂŽ humains ! »
â quand tu enseignes : « Tous les crĂ©ateurs sont durs, tout grand amour est supĂ©rieur Ă
sa pitié » : Î Zarathoustra, comme tu me sembles bien connaßtre les signes du temps !
Mais toi-mĂȘme â garde-toi de ta propre pitiĂ© ! Car il y en a beaucoup qui sont en route vers toi, beaucoup de ceux qui se noient et qui gĂšlent. â
Je te mets aussi en garde contre moi-mĂȘme. Tu as devinĂ© ma meilleure et ma pire Ă©nigme, â qui jâĂ©tais et ce que jâai fait. Je connais la cognĂ©e qui peut tâabattre.
Cependant â il fallut quâil mourĂ»t : il voyait avec des yeux qui voyaient tout, â il voyait les profondeurs et les abĂźmes de lâhomme, toutes ses hontes et ses laideurs cachĂ©es.
Sa pitié ne connaissait pas de pudeur : il fouillait les replis les plus immondes de mon
ĂȘtre. Il fallut que mourĂ»t ce curieux, entre tous les curieux, cet indiscret, ce misĂ©ricordieux.
Il me voyait sans cesse moi ; il fallut me venger dâun pareil tĂ©moin â si non cesser de vivre moi-mĂȘme.
Le Dieu qui voyait tout, mĂȘme lâhomme : ce Dieu devait mourir ! Lâhomme ne supporte pas quâun pareil tĂ©moin vive. »
Ainsi parlait le plus laid des hommes. Mais Zarathoustra se leva et sâapprĂȘtait Ă partir :
car il était glacé jusque dans les entrailles.
« Ătre innommable, dit-il, tu mâas dĂ©tournĂ© de suivre ton chemin. Pour te rĂ©compenser,
je te recommande le mien. Regarde, câest lĂ -haut quâest la caverne de Zarathoustra.
Ma caverne est grande et profonde et elle a beaucoup de recoins ; le plus caché y trouve
sa cachette. Et prÚs de là il y a cent crevasses et cent réduits pour les animaux qui rampent, qui voltigent et qui sautent.
Ă banni qui tâes bannis toi-mĂȘme, tu ne veux plus vivre au milieu des hommes et de la
pitié des hommes ? Eh bien ! fais comme moi ! Ainsi tu apprendras aussi de moi ; seul celui qui agit apprend.
Commence tout dâabord par tâentretenir avec mes animaux ! Lâanimal le plus fier et lâanimal le plus rusĂ© â quâils soient pour nous deux les vĂ©ritables conseillers ! » â
Ainsi parlait Zarathoustra et il continua son chemin, plus pensif quâauparavant et plus
lentement, car il se demandait beaucoup de choses et ne trouvait pas aisément de réponses.
« Comme lâhomme est misĂ©rable ! pensait-il en son cĆur, comme il est laid, gonflĂ© de
fiel et plein de honte cachée !