aussi mettre la main Ă la besogne et les rois tout comme les autres. Car, chez Zarathoustra, un roi mĂȘme peut ĂȘtre cuisinier. »
Cette proposition Ă©tait faite selon le cĆur de chacun : seul le mendiant volontaire rĂ©pugnait Ă la viande, au vin et aux Ă©pices.
« Ăcoutez-moi donc ce viveur de Zarathoustra ! dit-il en plaisantant : va-t-on dans les
cavernes et sur les hautes montagnes pour faire un pareil festin ?
Maintenant, en vĂ©ritĂ©, je comprends ce quâil nous enseigna jadis : « BĂ©nie soit la petite pauvretĂ© ! » Et je comprends aussi pourquoi il veut supprimer les mendiants. »
« Sois de bonne humeur, répondit Zarathoustra, comme je suis de bonne humeur. Garde
tes habitudes, excellent homme ! mĂąchonne ton grain, bois ton eau, vante ta cuisine, pourvu quâelle te rende joyeux !
Je ne suis pas une loi pour les miens, je ne suis pas une loi pour tout le monde. Mais
celui qui est des miens doit avoir des os vigoureux et des jambes lĂ©gĂšres, â joyeux pour les guerres et les festins, ni sombre ni rĂȘveur, prĂȘt aux choses les plus difficiles, comme Ă sa fĂȘte, bien portant et sain.
Ce quâil y a de meilleur appartient aux miens et Ă moi, et si on ne nous le donne pas,
nous nous en emparons : â la meilleure nourriture, le ciel le plus clair, les pensĂ©es les plus fortes, les plus belles femmes ! » â
Ainsi parlait Zarathoustra ; mais le roi de droite rĂ©pondit : « Câest singulier, a-t-on jamais entendu des choses aussi judicieuses de la bouche dâun sage ?
Et en vĂ©ritĂ©, câest lĂ pour un sage la chose la plus singuliĂšre, dâĂȘtre avec tout cela intelligent et de ne point ĂȘtre un Ăąne. »
Ainsi parla le roi de droite avec Ă©tonnement ; lâĂąne cependant conclut mĂ©chamment son
discours par un I-A. Mais ceci fut le commencement de ce long repas qui est appelé « la
CĂšne » dans les livres de lâhistoire. Pendant ce repas il ne fut pas parlĂ© dâautre chose que de lâhomme supĂ©rieur.
De lâhomme supĂ©rieur
1.
Lorsque je vins pour la premiĂšre fois parmi les hommes, je fis la folie du solitaire, la grande folie : je me mis sur la place publique.
Et comme je parlais Ă tous, je ne parlais Ă personne. Mais le soir des danseurs de corde
et des cadavres Ă©taient mes compagnons ; et jâĂ©tais moi-mĂȘme presque un cadavre.
Mais, avec le nouveau matin, une nouvelle vĂ©ritĂ© vint vers moi : alors jâappris Ă dire :
« Que mâimporte la place publique et la populace, le bruit de la populace et les longues oreilles de la populace ! »
Hommes supĂ©rieurs, apprenez de moi ceci : sur la place publique personne ne croit Ă lâhomme supĂ©rieur. Et si vous voulez parler sur la place publique, Ă votre guise ! Mais la
populace cligne de lâĆil : « Nous sommes tous Ă©gaux. »
« Hommes supĂ©rieurs, â ainsi cligne de lâĆil la populace, â il nây pas dâhommes supĂ©rieurs, nous sommes tous Ă©gaux, un homme vaut un homme, devant Dieu â nous sommes tous Ă©gaux ! »
Devant Dieu ! â Mais maintenant ce Dieu est mort. Devant la populace, cependant, nous
ne voulons pas ĂȘtre Ă©gaux. Hommes supĂ©rieurs, Ă©loignez-vous de la place publique !
2.
Devant Dieu ! â Mais maintenant ce Dieu est mort ! Hommes supĂ©rieurs, ce Dieu a Ă©tĂ©
votre plus grand danger.
Vous nâĂȘtes ressuscitĂ© que depuis quâil gĂźt dans la tombe. Câest maintenant seulement que revient le grand midi, maintenant lâhomme supĂ©rieur devient â maĂźtre !
Avez-vous compris cette parole, ĂŽ mes frĂšres ? Vous ĂȘtes effrayĂ©s : votre cĆur est-il pris
de vertige ? LâabĂźme sâouvre-t-il ici pour vous ? Le chien de lâenfer aboie-t-il contre vous ?
Eh bien ! Allons ! Hommes supĂ©rieurs ! Maintenant seulement la montagne de lâavenir
humain va enfanter. Dieu est mort : maintenant nous voulons â que le Surhomme vive.
3.
Les plus soucieux demandent aujourdâhui : Comment lâhomme se conserve-t-il ? »
Mais Zarathoustra demande, ce quâil est le seul et le premier Ă demander : « Comment lâhomme sera-t-il surmontĂ© ? »
Le Surhomme me tient au cĆur, câest lui qui est pour moi la chose unique, â et non point lâhomme : non pas le prochain, non pas le plus pauvre, non pas le plus affligĂ©, non pas le meilleur. â
Ă mes frĂšres, ce que je puis aimer en lâhomme, câest quâil est une transition et un
déclin. Et, en vous aussi, il y a beaucoup de choses qui me font aimer et espérer.
Vous avez mĂ©prisĂ©, ĂŽ hommes supĂ©rieurs, câest ce qui me fait espĂ©rer. Car les grands mĂ©prisants sont aussi les grands vĂ©nĂ©rateurs.
Vous avez dĂ©sespĂ©rĂ©, câest ce quâil y a lieu dâhonorer en vous. Car vous nâavez pas appris comment vous pourriez vous rendre, vous nâavez pas appris les petites prudences.
Aujourdâhui les petites gens sont devenus les maĂźtres, ils prĂȘchent tous la rĂ©signation, et la modestie, et la prudence, et lâapplication, et les Ă©gards et le long ainsi-de-suite des petites vertus.
Ce qui ressemble Ă la femme et au valet, ce qui est de leur race, et surtout le micmac
populacier : cela veut maintenant devenir maĂźtre de toutes les destinĂ©es humaines â ĂŽ dĂ©goĂ»t ! dĂ©goĂ»t ! dĂ©goĂ»t !
Cela demande et redemande, et nâest pas fatiguĂ© de demander : « Comment lâhomme se
conserve-t-il le mieux, le plus longtemps, le plus agrĂ©ablement ? » Câest ainsi â quâils sont les maĂźtres dâaujourdâhui.
Ces maĂźtres dâaujourdâhui, surmontez-les-moi, ĂŽ mes frĂšres, â ces petites gens : câest eux qui sont le plus grand danger du Surhomme !