Que votre mort ne soit pas un blasphème sur l’homme et la terre, ô mes amis : telle est
la grâce que j’implore du miel de votre âme.
Que dans votre agonie votre esprit et votre vertu jettent encore une dernière lueur, comme la rougeur du couchant enflamme la terre : si non, votre mort vous aura mal réussi.
C’est ainsi que je veux mourir moi-même, afin que vous aimiez davantage la terre à cause de moi, ô mes amis ; et je veux revenir à la terre pour que je retrouve mon repos en
celle qui m’a engendré.
En vérité, Zarathoustra avait un but, il a lancé sa balle ; maintenant, ô mes amis, vous
héritez de mon but, c’est à vous que je lance la balle dorée.
Plus que toute autre chose, j’aime à vous voir lancer la balle dorée, ô mes amis ! Et c’est pourquoi je demeure encore un peu sur la terre : pardonnez-le-moi !
Ainsi parlait Zarathoustra.
De la vertu qui donne
1.
Lorsque Zarathoustra eut pris congé de la ville que son cœur aimait, et dont le nom est
« la Vache multicolore », – beaucoup de ceux qui s’appelaient ses disciples
l’accompagnèrent et lui firent la reconduite. C’est ainsi qu’ils arrivèrent à un carrefour : alors Zarathoustra leur dit qu’il voulait continuer seul la route, car il était ami des marches solitaires. Ses disciples, cependant, en lui disant adieu, lui firent hommage d’un bâton dont la poignée d’or était un serpent s’enroulant autour du soleil. Zarathoustra se réjouit du bâton et s’appuya dessus ; puis il dit à ses disciples :
Dites-moi donc, pourquoi l’or est-il devenu la plus haute valeur ? C’est parce qu’il est
rare et inutile, étincelant et doux dans son éclat : il se donne toujours.
Ce n’est que comme symbole de la plus haute vertu que l’or atteignit la plus haute valeur. Luisant comme de l’or est le regard de celui qui donne. L’éclat de l’or conclut la
paix entre la lune et le soleil.
La plus haute vertu est rare et inutile, elle est étincelante et d’un doux éclat : une vertu qui donne est la plus haute vertu.
En vérité, je vous devine, mes disciples : vous aspirez comme moi à la vertu qui donne.
Qu’auriez-vous de commun avec les chats et les loups ?
Vous avez soif de devenir vous-mêmes des offrandes et des présents : c’est pourquoi vous avez soif d’amasser toutes les richesses dans vos âmes.
Votre âme est insatiable à désirer des trésors et des joyaux, puisque votre vertu est insatiable dans sa volonté de donner.
Vous contraignez toutes choses à s’approcher et à entrer en vous, afin qu’elles rejaillissent de votre source, comme les dons de votre amour.
En vérité, il faut qu’un tel amour qui donne se fasse le brigand de toutes les valeurs ;
mais j’appelle sain et sacré cet égoïsme.
Il y a un autre égoïsme, trop pauvre celui-là, et toujours affamé, un égoïsme qui veut toujours voler, c’est l’égoïsme des malades, l’égoïsme malade.
Avec les yeux du voleur, il garde tout ce qui brille, avec l’avidité de la faim, il mesure
celui qui a largement de quoi manger, et toujours il rampe autour de la table de celui qui
donne.
Une telle envie est la voix de la maladie, la voix d’une invisible dégénérescence ; dans cet égoïsme l’envie de voler témoigne d’un corps malade.
Dites-moi, mes frères, quelle chose nous semble mauvaise pour nous et la plus
mauvaise de toutes ? N’est-ce pas la dégénérescence ? – Et nous concluons toujours à la
dégénérescence quand l’âme qui donne est absente.
Notre chemin va vers les hauteurs, de l’espèce à l’espèce supérieure. Mais nous frémissons lorsque parle le sens dégénéré, le sens qui dit : « Tout pour moi. »
Notre sens vole vers les hauteurs : c’est ainsi qu’il est un symbole de notre corps, le symbole d’une élévation. Les symboles de ces élévations portent les noms des vertus.
Ainsi le corps traverse l’histoire, il devient et lutte. Et l’esprit – qu’est-il pour le corps ?
Il est le héraut des luttes et des victoires du corps, son compagnon et son écho.
Tous les noms du bien et du mal sont des symboles : ils n’exprimaient point, ils font signe. Est fou qui veut leur demander la connaissance !
Mes frères, prenez garde aux heures où votre esprit veut parler en symboles : c’est là qu’est l’origine de votre vertu.