Et il en est dâautres qui sont semblables Ă des pendules que lâon remonte ; ils font leur
tic-tac et veulent que lâon appelle tic-tac â vertu.
En vĂ©ritĂ©, ceux-ci mâamusent : partout oĂč je rencontrerai de ces pendules, je leur en remontrerai avec mon ironie ; et il faudra bien quâelles se mettent Ă dodiner.
Et dâautres sont fiers dâune parcelle de justice, et Ă cause de cette parcelle, ils blasphĂšment toutes choses : de sorte que le monde se noie dans leur injustice.
Hélas, quelle nausée, quand le mot vertu leur coule de la bouche ! Et quand ils disent :
« Je suis juste », cela sonne toujours comme : « Je suis vengé ! »
Ils veulent crever les yeux de leurs ennemis avec leur vertu ; et ils ne sâĂ©lĂšvent que pour abaisser les autres.
Et il en est dâautres encore qui croupissent dans leur marĂ©cage et qui, tapis parmi les roseaux, se mettent Ă dire : « Vertu â câest se tenir tranquille dans le marĂ©cage. »
Nous ne mordons personne et nous Ă©vitons celui qui veut mordre ; et en toutes choses
nous sommes de lâavis que lâon nous donne. »
Et il en est dâautres encore qui aiment les gestes et qui pensent : la vertu est une sorte de geste.
Leurs genoux sont toujours prosternĂ©s et leurs mains se joignent Ă la louange de la vertu, mais leur cĆur ne sait rien de cela.
Et il en est dâautres de nouveau qui croient quâil est vertueux de dire : « La vertu est nĂ©cessaire » ; mais au fond ils ne croient quâune seule chose, câest que la police est nĂ©cessaire.
Et quelques-uns, qui ne savent voir ce quâil y a dâĂ©levĂ© dans lâhomme, parlent de vertu
quand ils voient de trop prĂšs la bassesse de lâhomme : ainsi ils appellent « vertu » leur mauvais Ćil.
Les uns veulent ĂȘtre Ă©difiĂ©s et redressĂ©s et appellent cela de la vertu et les autres veulent ĂȘtre renversĂ©s â et cela aussi ils lâappellent de la vertu.
Et ainsi presque tous croient avoir quelque part Ă la vertu ; et tous veulent pour le moins sây connaĂźtre en « bien » et en « mal ».
Mais Zarathoustra nâest pas venu pour dire Ă tous ces menteurs et Ă ces insensĂ©s : « Que
savez-vous de la vertu ? Que pourriez-vous savoir de la vertu ? » â
Il est venu, mes amis, pour que vous vous fatiguiez des vieilles paroles que vous avez
apprises des menteurs et des insensés :
pour que vous vous fatiguiez des mots « récompense », « représailles », « punition »,
« vengeance dans la justice » â
Pour que vous vous fatiguiez de dire « une action est bonne, parce quâelle est dĂ©sintĂ©ressĂ©e ».
HĂ©las, mes amis ! Que votre « moi » soit dans lâaction, ce que la mĂšre est dans lâenfant : que ceci soit votre parole de vertu !
Vraiment, je vous ai bien arraché cent paroles et les plus chers hochets de votre vertu ;
et maintenant vous me boudez comme boudent des enfants.
Ils jouaient prĂšs de la mer, â et la vague est venue, emportant leurs jouets dans les profondeurs. Les voilĂ qui se mettent Ă pleurer.
Mais la mĂȘme vague doit leur apporter de nouveaux jouets et rĂ©pandre devant eux de nouveaux coquillages bariolĂ©s.
Ainsi ils seront consolĂ©s ; et comme eux, vous aussi, mes amis, vous aurez vos consolations â et de nouveaux coquillages bariolĂ©s ! â
Ainsi parlait Zarathoustra.
De la canaille
La vie est une source de joie, mais partout oĂč la canaille vient boire, toutes les fontaines sont empoisonnĂ©es.
Jâaime tout ce qui est propre ; pais je ne puis voir les gueules grimaçantes et la soif des gens impurs.
Ils ont jeté leur regard au fond du puits, maintenant leur sourire odieux se reflÚte au fond du puits et me regarde.
Ils ont empoisonnĂ© par leur concupiscence lâeau sainte ; et, en appelant joie leurs rĂȘves
malpropres, ils ont empoisonnĂ© mĂȘme le langage.
La flamme sâindigne lorsquâils mettent au feu leur cĆur humide ; lâesprit lui-mĂȘme bouillonne et fume quand la canaille sâapproche du feu.
Le fruit devient douceĂątre et blet dans leurs mains ; leur regard Ă©vente et dessĂšche lâarbre fruitier.
Et plus dâun de ceux qui se dĂ©tournĂšrent de la vie ne sâest dĂ©tournĂ© que de la canaille : il ne voulait point partager avec la canaille lâeau, la flamme et le fruit.
Et plus dâun sâen fut au dĂ©sert et y souffrit la soif parmi les bĂȘtes sauvages, pour ne points sâasseoir autour de la citerne en compagnie de chameliers malpropres.
Et plus dâun, qui arrivait en exterminateur et en coup de grĂȘle pour les champs de blĂ©,
voulait seulement pousser son pied dans la gueule de la canaille, afin de lui boucher le gosier.
Et ce nâest point lĂ le morceau qui me fut le plus dur Ă avaler : la conviction que la vie
elle-mĂȘme a besoin dâinimitiĂ©, de trĂ©pas et de croix de martyrs : â
Mais jâai demandĂ© un jour, et jâĂ©touffai presque de ma question : comment ? la vie aurait-elle besoin de la canaille ?
Les fontaines empoisonnĂ©es, les feux puants, les rĂȘves souillĂ©s et les vers dans le pain
sont-ils nécessaires ?
Ce nâest pas ma haine, mais mon dĂ©goĂ»t qui dĂ©vorait ma vie ! HĂ©las ! souvent je me suis fatiguĂ© de lâesprit, lorsque je trouvais que la canaille Ă©tait spirituelle, elle aussi !
Et jâai tournĂ© le dos aux dominateurs, lorsque je vis ce quâils appellent aujourdâhui dominer : trafiquer et marchander la puissance â avec la canaille !