Comment serais-je lâennemi de votre grĂące lĂ©gĂšre ? Lâennemi de la danse divine, ou encore des pieds mignons aux fines chevilles ?
Il est vrai que je suis une forĂȘt pleine de tĂ©nĂšbres et de grands arbres sombres ; mais qui ne craint pas mes tĂ©nĂšbres trouvera sous mes cyprĂšs des sentiers fleuris de roses.
Il trouvera bien aussi le petit dieu que les jeunes filles préfÚrent : il repose prÚs de la fontaine, en silence et les yeux clos.
En vĂ©ritĂ©, il sâest endormi en plein jour, le fainĂ©ant ! A-t-il voulu prendre trop de papillons ?
Ne soyez pas fùchées contre moi, belles danseuses, si je corrige un peu le petit dieu ! il
se mettra peut-ĂȘtre Ă crier et Ă pleurer, â mais il prĂȘte Ă rire, mĂȘme quand il pleure !
Et câest les yeux pleins de larmes quâil doit vous demander une danse ; et moi-mĂȘme jâaccompagnerai sa danse dâune chanson :
Un air de danse et une satire sur lâesprit de la lourdeur, sur ce dĂ©mon trĂšs haut et tout
puissant, dont ils disent quâil est le « maĂźtre du monde ». â
Et voici la chanson que chanta Zarathoustra, tandis que Cupidon et les jeunes filles dansaient ensemble :
Un jour jâai contemplĂ© tes yeux, ĂŽ vie ! Et il me semblait tomber dans un abĂźme insondable !
Mais tu mâas retirĂ© avec des hameçons dorĂ©s ; tu avais un rire moqueur quand je te nommais insondable.
« Ainsi parlent tous les poissons, disais-tu ; ce quâils ne peuvent sonder est insondable.
Mais je ne suis que variable et sauvage et femme en toute chose, je ne suis pas une femme vertueuse :
Quoique je sois pour vous autres hommes « lâinfinie » ou « la fidĂšle », « lâĂ©ternelle »,
« la mystérieuse ».
Mais, vous autres hommes, vous nous prĂȘtez toujours vos propres vertus, hĂ©las !
vertueux que vous ĂȘtes ! »
Câest ainsi quâelle riait, la dĂ©cevante, mais je me dĂ©fie toujours dâelle et de son rire,
quand elle dit du mal dâelle-mĂȘme.
Et comme je parlais un jour en tĂȘte-Ă -tĂȘte Ă ma sagesse sauvage, elle me dit avec colĂšre : « Tu veux, tu dĂ©sires, tu aimes la vie et voilĂ pourquoi tu la loues ! »
Peu sâen fallut que je ne lui fisse une dure rĂ©ponse et ne dise la vĂ©ritĂ© Ă la querelleuse ; et lâon ne rĂ©pond jamais plus durement que quand on dit « ses vĂ©ritĂ©s » Ă sa sagesse.
Car sâest sur ce pied-lĂ que nous sommes tous les trois. Je nâaime du fond du cĆur que
la vie â et, en vĂ©ritĂ©, je ne lâaime jamais tant que quand je la dĂ©teste !
Mais si je suis portĂ© vers la sagesse et souvent trop portĂ© vers elle, câest parce quâelle
me rappelle trop la vie !
Elle a ses yeux, son rire et mĂȘme son hameçon dorĂ© ; quây puis-je si elles se ressemblent tellement toutes deux ?
Et comme un jour la vie me demandait : « Qui est-ce donc, la sagesse ? » Jâai rĂ©pondu
avec empressement : « Hélas oui ! la sagesse !
On la convoite avec ardeur et lâon ne peut se rassasier dâelle, on cherche Ă voir sous son
voile, on allonge les doigts vers elle à travers les mailles de son réseau.
Est-elle belle ? Que sais-je ! Mais les plus vieilles carpes mordent encore Ă ses appĂąts.
Elle est variable et entĂȘtĂ©e ; je lâai souvent vue se mordre les lĂšvres et de son peigne emmĂȘler ses cheveux.
Peut-ĂȘtre est-elle mauvaise et perfide et femme en toutes choses ; mais lorsquâelle parle
mal dâelle-mĂȘme, câest alors quâelle sĂ©duit le plus. »
Quand jâeus parlĂ© ainsi Ă la vie, elle eut un mĂ©chant sourire et ferma les yeux. « De qui
parles-tu donc ? dit-elle, peut-ĂȘtre de moi ?
Et quand mĂȘme tu aurais raison â vient-on vous dire en face de pareilles choses ! Mais
maintenant parle donc de ta propre sagesse ! »
Hélas ! Tu rouvris alors les yeux, Î vie bien-aimée ! Et il me semblait que je retombais
dans lâabĂźme insondable. â
Ainsi chantait Zarathoustra. Mais lorsque la danse fut finie, les jeunes filles sâĂ©tant Ă©loignĂ©es, il devint triste.
« Le soleil est cachĂ© depuis longtemps, dit-il enfin ; la prairie est humide, un souffle frais vient de la forĂȘt.
Il y a quelque chose dâinconnu autour de moi qui me jette un regard pensif. Comment !
Tu vis encore, Zarathoustra ?
Pourquoi ? Ă quoi bon ? De quoi ? OĂč vas-tu ? OĂč ? Comment ? Nâest-ce pas folie que
de vivre encore ? â
HĂ©las ! Mes amis, câest le soir qui sâinterroge en moi. Pardonnez-moi ma tristesse !
Le soir est venu : pardonnez-moi que le soir soit venu ! »
Ainsi parlait Zarathoustra.