Trois fois des coups frappÚrent à la porte, semblables au tonnerre, les voûtes retentirent
et hurlĂšrent trois fois de suite : alors je mâapprochai de la porte.
Alpa ! MâĂ©criais-je, qui porte sa cendre vers la montagne ? Alpa ! Alpa ! qui porte sa
cendre vers la montagne ?
Et je serrais la clef, et jâĂ©branlais la porte et je me perdais en efforts. Mais la porte ne sâouvrait pas dâun doigt !
Alors lâouragan Ă©carta avec violence les ailes de la porte : avec des sifflements et des
cris aigus qui coupaient lâair, il me jeta un cercueil noir :
Et, en sifflant et en hurlant, le cercueil se brisa et cracha mille Ă©clats de rire.
Mille grimaces dâenfants, dâanges, de hiboux, de fous et de papillons Ă©normes
ricanaient Ă ma face et me persiflaient.
Je mâen effrayais horriblement : je fus prĂ©cipitĂ© Ă terre et je criais dâĂ©pouvante, comme
jamais je nâavais criĂ©.
Mais mon propre cri me rĂ©veilla : â et je revins Ă moi. â
Ainsi Zarathoustra raconta son rĂȘve, puis il se tut : car il ne connaissait pas encore la signification de son rĂȘve. Mais le disciple quâil aimait le plus se leva vite, saisit la main de Zarathoustra et dit :
« Câest ta vie elle-mĂȘme qui nous explique ton rĂȘve, ĂŽ Zarathoustra !
Nâes-tu pas toi-mĂȘme le vent aux sifflements aigus qui arrache les portes du chĂąteau de
la Mort ?
Nâes-tu pas toi-mĂȘme le cercueil plein de mĂ©chancetĂ©s multicolores et plein des
angéliques grimaces de la vie ?
En vĂ©ritĂ©, pareil Ă mille Ă©clats de rire dâenfants, Zarathoustra vient dans toutes les chambres mortuaires, riant de tous ces veilleurs et de tous ces gardiens des tombes, et de
tous ceux qui agitent leurs clefs avec un cliquetis sinistre.
Tu les effrayeras et tu les renverseras de ton rire ; la syncope et le réveil prouveront ta puissance sur eux.
Et quand mĂȘme viendrait le long crĂ©puscule et la fatigue mortelle, tu ne disparaĂźtrais pas
de notre ciel, affirmateur de la vie !
Tu nous as fait voir de nouvelles Ă©toiles et de nouvelles splendeurs nocturnes ; en vĂ©ritĂ©, tu as Ă©tendu sur nos tĂȘtes le rire lui-mĂȘme, comme une tente multicolore.
Maintenant des rires dâenfants jailliront toujours des cercueils ; maintenant viendra, toujours victorieux des fatigues mortelles, un vent puissant. Tu en es toi-mĂȘme le tĂ©moin
et le devin.
En vĂ©ritĂ©, tu les as rĂȘvĂ©s eux-mĂȘmes, tes ennemis : ce fut ton rĂȘve le plus pĂ©nible !
Mais comme tu tâes rĂ©veillĂ© dâeux et que tu es revenu Ă toi-mĂȘme, ainsi ils doivent se
rĂ©veiller dâeux-mĂȘmes â et venir Ă toi ! » â
Ainsi parlait le disciple ; et tous les autres se pressaient autour de Zarathoustra et ils saisissaient ses mains et ils voulaient le convaincre de quitter son lit et sa tristesse, pour revenir Ă eux. Cependant Zarathoustra Ă©tait assis droit sur sa couche avec des yeux Ă©tranges. Pareil Ă quelquâun qui revient dâune longue absence, il regarda ses disciples et interrogea leurs visages ; et il ne les reconnaissait pas encore. Mais lorsquâils le soulevĂšrent et quâils le placĂšrent sur ses jambes, son Ćil se transforma tout Ă coup ; il comprit tout ce qui Ă©tait arrivĂ©, et en se caressant la barbe, il dit dâune voix forte :
« Allons ! tout cela viendra en son temps ; mais veillez, mes disciples, Ă ce que nous fassions un bon repas, et bientĂŽt ! â câest ainsi que je pense expier mes mauvais rĂȘves !
Pourtant le devin doit manger et boire à mes cÎtés : et, en vérité, je lui montrerai une
mer oĂč il pourra se noyer ! »
Ainsi parlait Zarathoustra. Mais alors il regarda longtemps en plein visage le disciple qui lui avait expliquĂ© son rĂȘve, et, ce faisant, il secoua la tĂȘte.-
De la rédemption
Un jour que Zarathoustra passait sur le grand pont, les infirmes et les mendiants lâentourĂšrent et un bossu lui parla et lui dit :
« Vois, Zarathoustra ! Le peuple lui aussi profite de tes enseignements et commence Ă
croire en ta doctrine : mais afin quâil puisse te croire entiĂšrement, il manque encore quelque chose â il te faut nous convaincre aussi, nous autres infirmes ! Il y en a lĂ un beau choix et, en vĂ©ritĂ©, câest une belle occasion de tâessayer sur des nombreuses tĂȘtes. Tu peux guĂ©rir des aveugles, faire courir des boiteux et tu peux allĂ©ger un peu celui qui a une trop lourde charge derriĂšre lui : â Ce serait, je crois, la vĂ©ritable façon de faire que les infirmes croient en Zarathoustra ! »
Mais Zarathoustra rĂ©pondit ainsi Ă celui qui avait parlĂ© : si lâon enlĂšve au bossu sa bosse, on lui prend en mĂȘme temps son esprit â câest ainsi quâenseigne le peuple. Et si lâon rend ses yeux Ă lâaveugle, il voit sur terre trop de choses mauvaises : en sorte quâil maudit celui qui lâa guĂ©ri. Celui cependant qui fait courir le boiteux lui fait le plus grand tort : car Ă peine sait-il courir que ses vices lâemportent. â VoilĂ ce que le peuple enseigne au sujet des infirmes. Et pourquoi Zarathoustra nâapprendrait-il pas du peuple ce que le peuple a appris de Zarathoustra ?
Mais, depuis que jâhabite parmi les hommes, câest pour moi la moindre des choses de
mâapercevoir de ceci : « Ă lâun manque un Ćil, Ă lâautre une oreille, un troisiĂšme nâa plus de jambes, et il y en a dâautres qui ont perdu la langue, ou bien le nez, ou bien encore la tĂȘte. »
Je vois et jâai vu de pires choses et il y en a de si Ă©pouvantables que je ne voudrais pas
parler de chacune et pas mĂȘme me taire sur plusieurs : jâai vu des hommes qui manquent
de tout, sauf quâils ont quelque chose de trop â des hommes qui ne sont rien dâautre quâun
grand Ćil ou une grande bouche ou un gros ventre, ou nâimporte quoi de grand, â je les
appelle des infirmes Ă rebours.
Et lorsquâen venant de ma solitude je passais pour la premiĂšre fois sur ce pont : je nâen
crus pas mes yeux, je ne cessai de regarder et je finis par dire : « Ceci est une oreille. Une oreille aussi grande quâun homme. » Je regardais de plus prĂšs et, en vĂ©ritĂ©, derriĂšre lâoreille se mouvait encore quelque chose qui Ă©tait petit Ă faire pitiĂ©, pauvre et dĂ©bile. Et, en vĂ©ritĂ©, lâoreille Ă©norme se trouvait sur une petite tige mince, â et cette tige Ă©tait un homme ! En regardant Ă travers une lunette on pouvait mĂȘme reconnaĂźtre une petite figure
envieuse ; et aussi une petite ùme boursouflée qui tremblait au bout de la tige. Le peuple