cependant me dit que la grande oreille Ă©tait non seulement un homme, mais un grand homme, un gĂ©nie. Mais je nâai jamais cru le peuple, lorsquâil parlait de grands hommes â
et jâai gardĂ© mon idĂ©e que câĂ©tait un infirme Ă rebours qui avait de tout trop peu et trop dâune chose.
Lorsque Zarathoustra eut ainsi parlĂ© au bossu et Ă ceux dont le bossu Ă©tait lâinterprĂšte et le mandataire, il se tourna du cĂŽtĂ© de ses disciples, avec un profond mĂ©contentement, et il leur dit :
En vérité, mes amis, je marche parmi les hommes comme parmi des fragments et des
membres dâhomme !
Ceci est pour mon Ćil la chose la plus Ă©pouvantable que de voir les hommes brisĂ©s et
dispersĂ©s comme sâils Ă©taient couchĂ©s sur un champ de carnage.
Et lorsque mon Ćil fuit du prĂ©sent au passĂ©, il trouve toujours la mĂȘme chose : des fragments, des membres et des hasards Ă©pouvantables â mais point dâhommes !
Le prĂ©sent et le passĂ© sur la terre â hĂ©las ! Mes amis â voilĂ pour moi les choses les plus insupportables ; et je ne saurais point vivre si je nâĂ©tais pas un visionnaire de ce qui doit fatalement venir.
Visionnaire, volontaire, crĂ©ateur, avenir lui-mĂȘme et pont vers lâavenir â hĂ©las ! en quelque sorte aussi un infirme, debout sur ce pont : Zarathoustra est tout cela.
Et vous aussi, vous vous demandez souvent : « Qui est pour nous Zarathoustra ?
Comment pouvons-nous le nommer ? » Et comme chez moi, vos réponses ont été des questions.
Est-il celui qui promet ou celui qui accomplit ? Un conquérant ou bien un héritier ?
Lâautomne ou bien le soc dâune charrue ? Un mĂ©decin ou bien un convalescent ?
Est-il poÚte ou bien dit-il la vérité ? Est-il libérateur ou dompteur ? Bon ou méchant ?
Je marche parmi les hommes, fragments de lâavenir : de cet avenir que je contemple dans mes visions.
Et toutes mes pensées tendent à rassembler et à unir en une seule chose ce qui est fragment et énigme et épouvantable hasard.
Et comment supporterais-je dâĂȘtre homme, si lâhomme nâĂ©tait pas aussi poĂšte, devineur
dâĂ©nigmes et rĂ©dempteur du hasard !
Sauver ceux qui sont passés, et transformer tout « ce qui était » en « ce que je voudrais
que ce fĂ»t » ! â câest cela seulement que jâappellerai rĂ©demption !
VolontĂ© â câest ainsi que sâappelle le libĂ©rateur et le messager de joie. Câest lĂ ce que je vous enseigne, mes amis ! Mais apprenez cela aussi : la volontĂ© elle-mĂȘme est encore prisonniĂšre.
Vouloir dĂ©livre : mais comment sâappelle ce qui enchaĂźne mĂȘme le libĂ©rateur ?
« Ce fut » : câest ainsi que sâappelle le grincement de dents et la plus solitaire affliction de la volontĂ©. Impuissante envers tout ce qui a Ă©tĂ© fait â la volontĂ© est pour tout ce qui est passĂ© un mĂ©chant spectateur.
La volontĂ© ne peut pas vouloir agir en arriĂšre ; ne pas pouvoir briser le temps et le dĂ©sir du temps, â câest lĂ la plus solitaire affliction de la volontĂ©.
Vouloir dĂ©livre : quâimagine la volontĂ© elle-mĂȘme pour se dĂ©livrer de son affliction et
pour narguer son cachot ?
Hélas ! Tout prisonnier devient un fou ! La volonté prisonniÚre, elle aussi, se délivre avec folie.
Que le temps ne recule pas, câest lĂ sa colĂšre ; « ce qui fut » â ainsi sâappelle la pierre
que la volonté ne peut soulever.
Et câest pourquoi, par rage et par dĂ©pit, elle soulĂšve des pierres et elle se venge de celui qui nâest pas, comme elle, rempli de rage et de dĂ©pit.
Ainsi la volontĂ© libĂ©ratrice est devenue malfaisante ; et elle se venge sur tout ce qui est capable de souffrir de ce quâelle ne peut revenir elle-mĂȘme en arriĂšre.
Ceci, oui ceci seul est la vengeance mĂȘme : la rĂ©pulsion de la volontĂ© contre le temps et son « ce fut ».
En vĂ©ritĂ©, il y a une grande folie dans notre volontĂ© ; et câest devenu la malĂ©diction de
tout ce qui est humain que cette folie ait appris Ă avoir de lâesprit !
Lâesprit de la vengeance : mes amis, câest lĂ ce qui fut jusquâĂ prĂ©sent la meilleure rĂ©flexion des hommes ; et, partout oĂč il y a douleur, il devrait toujours y avoir chĂątiment.
« ChĂątiment », câest ainsi que sâappelle elle-mĂȘme la vengeance : avec un mot
mensonger elle simule une bonne conscience.
Et comme chez celui qui veut il y a de la souffrance, puisquâil ne peut vouloir en arriĂšre, â la volontĂ© elle-mĂȘme et toute vie devraient ĂȘtre â punition !
Et ainsi un nuage aprĂšs lâautre sâest accumulĂ© sur lâesprit : jusquâĂ ce que la folie ait proclamĂ© : « Tout passe, câest pourquoi tout mĂ©rite de passer ! »
« Ceci est la justice mĂȘme, quâil faille que le temps dĂ©vore ses enfants » : ainsi a proclamĂ© la folie.
« Les choses sont ordonnĂ©es moralement dâaprĂšs le droit et le chĂątiment. HĂ©las ! oĂč trouver la dĂ©livrance du fleuve des choses et de « lâexistence », ce chĂątiment ? » Ainsi a
proclamé la folie.
« Peut-il y avoir rĂ©demption sâil y a un droit Ă©ternel ? HĂ©las ! on ne peut soulever la pierre du passĂ© : il faut aussi que tous les chĂątiments soient Ă©ternels ! » Ainsi a proclamĂ© la folie.
« Nul acte ne peut ĂȘtre dĂ©truit : comment pourrait-il ĂȘtre supprimĂ© par le chĂątiment !
Ceci, oui ceci est ce quâil y a dâĂ©ternel dans lâ« existence », ce chĂątiment, que lâexistence doive redevenir Ă©ternellement action et chĂątiment !
« Ă moins que la volontĂ© ne finisse pas de dĂ©livrer elle-mĂȘme, et que le vouloir devienne non-vouloir â » : cependant, mes frĂšres, vous connaissez ces chansons de la folie !
Je vous ai conduits loin de ces chansons, lorsque je vous ai enseigné : « La volonté est
créatrice. »
Tout ce « qui fut » est fragment et Ă©nigme et Ă©pouvantable hasard â jusquâĂ ce que la