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venir à moi le hasard : il est innocent comme un petit enfant ! »

Comment sauraient-ils supporter mon bonheur si je ne mettais autour de mon bonheur

des accidents et des misĂšres hivernales, des toques de fourrure et des manteaux de neige ?

– si je n’avais moi-mĂȘme pitiĂ© de leur apitoiement, l’apitoiement de ces tristes envieux ?

– si moi-mĂȘme je ne soupirais et ne grelottais pas devant eux, en me laissant envelopper patiemment dans leur pitiĂ© ?

Ceci est la sagesse folĂątre et la bienveillance de mon Ăąme, qu’elle ne cache point son hiver et ses vents glacĂ©s ; elle ne cache pas mĂȘme ses engelures.

Pour l’un la solitude est la fuite du malade, pour l’autre la fuite devant le malade.

Qu’ils m’entendent gĂ©mir et soupirer Ă  cause de la froidure de l’hiver, tous ces pauvres et louches vauriens autour de moi ! Avec de tels gĂ©missements et de tels soupirs, je fuis

leurs chambres chauffées.

Qu’ils me plaignent et me prennent en pitiĂ© a cause de mes engelures : « Il finira par geler Ă  la glace de sa connaissance ! – c’est ainsi qu’ils gĂ©missent.

Pendant ce temps, les pieds chauds, je cours çà et là, sur ma montagne des Oliviers ; dans le coin ensoleillé de ma montagne des Oliviers, je chante et je me moque de toute compassion.-

Ainsi chantait Zarathoustra.

En passant

En traversant ainsi sans hĂąte bien des peuples et mainte ville, Zarathoustra retournait pas des dĂ©tours vers ses montagnes et sa caverne. Et, en passant, il arriva aussi, Ă  l’improviste, Ă  la porte de la grande Ville : mais lorsqu’il fut arrivĂ© lĂ , un fou Ă©cumant sauta sur lui les bras Ă©tendus en lui barrant le passage. C’était le mĂȘme fou que le peuple appelait « le singe de Zarathoustra » : car il imitait un peu les maniĂšres de Zarathoustra et la chute de sa phrase. Il aimait aussi Ă  emprunter au trĂ©sor de sa sagesse. Le fou cependant parlait ainsi Ă  Zarathoustra :

« Ô Zarathoustra, c’est ici qu’est la grande ville : tu n’as rien Ă  y chercher et tout Ă  y

perdre. Pourquoi voudrais-tu patauger dans cette fange ? Aie donc pitié de tes jambes !

Crache plutĂŽt sur la porte de la grande ville et – retourne sur tes pas ! Ici c’est l’enfer pour les pensĂ©es solitaires. Ici l’on fait cuire vivantes les grandes pensĂ©es et on les rĂ©duit en bouillie. Ici pourrissent tous les grands sentiments : ici on ne laisse cliqueter que les petits sentiments dessĂ©chĂ©s !

Ne sens-tu pas dĂ©jĂ  l’odeur des abattoirs et des gargotes de l’esprit ? Les vapeurs des esprits abattus ne font-elles pas fumer cette ville ? Ne vois-tu pas les Ăąmes suspendues comme des torchons mous et malpropres ? – et ils se servent de ces torchons pour faire des

journaux.

N’entends-tu pas ici l’esprit devenir jeu de mots ? il se fait jeu en de repoussants calembours ! – et c’est avec ces rinçures qu’ils font des journaux ! Ils se provoquent et ne savent pas Ă  quoi. Ils s’échauffent et ne savent pas pourquoi. Ils font tinter leur fer-blanc et sonner leur or.

Ils sont froids et ils cherchent la chaleur dans l’eau-de-vie ; ils sont Ă©chauffĂ©s et cherchent la fraĂźcheur chez les esprits frigides ; l’opinion publique leur donne la fiĂšvre et les rend tous ardents.

Tous les dĂ©sirs et tous les vices ont Ă©lu domicile ici ; mais il y a aussi des vertueux, il y a ici beaucoup de vertus habiles et occupĂ©es : – beaucoup de vertus occupĂ©es, avec des doigts pour Ă©crire, des culs-de-plomb et des ronds-de-cuir ornĂ©s de petites dĂ©corations et

pÚres de filles empaillées et sans derriÚres.

Il y a ici aussi beaucoup de piété, et beaucoup de courtisanerie dévote et de bassesses

devant le Dieu des armées.

Car c’est d’« en haut » que pleuvent les Ă©toiles et les gracieux crachats ; c’est vers en

haut que vont les désirs de toutes les poitrines sans étoiles.

La lune a sa cour et la cour a ses satellites : mais le peuple mendiant et toutes les habiles vertus mendiantes Ă©lĂšvent des priĂšres vers tout ce qui vient de la cour.

« Je sers, tu sers, nous servons » – ainsi prient vers le souverain toutes les vertus habiles : afin que l’étoile mĂ©ritĂ©e s’accroche enfin Ă  la poitrine Ă©troite !

Mais la lune tourne autour de tout ce qui est terrestre : c’est ainsi aussi que le souverain tourne autour de ce qu’il y a de plus terrestre : – mais ce qu’il y a de plus terrestre, c’est l’or des Ă©piciers.

Le Dieu des armĂ©es n’est pas le Dieu des lingots ; le souverain propose, mais l’épicier –

dispose !

Au nom de tout ce que tu as de clair, de fort et de bon en toi, ĂŽ Zarathoustra ! crache sur cette ville des Ă©piciers et retourne en arriĂšre !

Ici le sang vicié, mince et mousseux, coule dans les artÚres : crache sur la grande ville

qui est le grand dĂ©potoir oĂč s’accumule toute l’écume !

Crache sur la ville des ùmes déprimées et des poitrines étroites, des yeux envieux et des

doigts gluants – sur la ville des importuns et des impertinents, des Ă©crivassiers et des braillards, des ambitieux exaspĂ©rĂ©s : – sur la ville oĂč s’assemble tout ce qui est cariĂ©, mal famĂ©, lascif, sombre, pourri, ulcĂ©rĂ©, conspirateur : – crache sur la grande ville et retourne sur tes pas ! » –

Mais en cet endroit, Zarathoustra interrompit le fou Ă©cumant et lui ferma la bouche.

« Te tairas-tu enfin ! s’écria Zarathoustra, il y a longtemps que ta parole et ton allure me dĂ©goĂ»tent !

Pourquoi as-tu vécu si longtemps au bord du marécage, te voilà, toi aussi, devenu grenouille et crapaud !

Ne coule-t-il pas maintenant dans tes propres veines, le sang des marécages, vicié et mousseux, car, toi aussi, tu sais maintenant coasser et blasphémer ?

Pourquoi n’es-tu pas allĂ© dans la forĂȘt ? Pourquoi n’as-tu pas labourĂ© la terre ? La mer

n’est-elle pas pleine de vertes üles ?

Je mĂ©prise ton mĂ©pris ; et si tu m’avertis, – pourquoi ne t’es-tu pas averti toi-mĂȘme ?

C’est de l’amour seul que doit me venir le vol de mon mĂ©pris et de mon oiseau avertisseur : et non du marĂ©cage ! –

On t’appelle mon singe, fou Ă©cumant : mais je t’appelle mon porc grognant – ton grognement finira par me gĂąter mon Ă©loge de la folie.

Qu’était-ce donc qui te fit grogner ainsi ? Personne ne te flattait assez : – c’est pourquoi tu t’es assis Ă  cĂŽtĂ© de ces ordures, afin d’avoir des raisons pour grogner, – afin d’avoir de nombreuses raisons de vengeance ! Car la vengeance, fou vaniteux, c’est toute ton Ă©cume, je t’ai bien devinĂ© !

Mais ta parole de fou est nuisible pour moi, mĂȘme lorsque tu as raison ! Et quand mĂȘme la parole de Zarathoustra aurait mille fois raison : toi tu me ferais toujours tort avec ma parole ! »

Ainsi parlait Zarathoustra, et, regardant la grande ville, il soupira et se tut longtemps.

Enfin il dit ces mots :

Are sens