nâexiste pas dâĂ©ternelles araignĂ©es et de toile dâaraignĂ©e de la raison : â que tu sois un lieu de danse pour les hasards divins, que tu sois une table divine pour le jeu de dĂ©s et les joueurs divins ! â
Mais tu rougis ? Ai-je dit des choses inexprimables ? Ai-je maudit en voulant te bénir ?
Ou bien est-ce la honte dâĂȘtre deux qui te fait rougir ? â Me dis-tu de mâen aller et de me taire puisque maintenant â le jour vient ?
Le monde est profond â : et plus profond que le jour ne lâa jamais pensĂ©. Il y a des choses quâil faut taire devant le jour. Mais le jour vient : sĂ©parons-nous donc !
Ă ciel au-dessus de moi, ciel pudique et ardent ! Ă bonheur avant le soleil levant ! Le
jour vient : sĂ©parons-nous donc ! â
Ainsi parlait Zarathoustra !
De la vertu qui rapetisse
1.
Lorsque Zarathoustra revint sur la terre ferme, il ne se dirigea pas droit vers sa montagne et sa caverne, mais il fit beaucoup de courses et de questions, sâinformant de ceci et de cela, ainsi quâil disait de lui-mĂȘme en plaisantant : « Voici un fleuve qui, en de nombreux mĂ©andres, remonte vers sa source ! » Car il voulait apprendre quel avait Ă©tĂ© le
sort de lâhomme pendant son absence : sâil Ă©tait devenu plus grand ou plus petit. Et un jour il aperçut une rangĂ©e de maisons nouvelles ; alors il sâĂ©tonna et il dit :
Que signifient ces maisons ? En vĂ©ritĂ©, nulle grande Ăąme ne les a bĂąties en symbole dâelle-mĂȘme !
Un enfant stupide les aurait-il tirĂ©es de sa boĂźte Ă jouets ? Alors quâun autre enfant les
remette dans la boĂźte !
Et ces chambres et ces mansardes : des hommes peuvent-ils en sortir et y entrer ? Elles me semblent faites pour des poupées empanachées de soie, ou pour des petits chats gourmands qui aiment à se laisser manger.
Et Zarathoustra sâarrĂȘta et rĂ©flĂ©chit. Enfin il dit avec tristesse : Tout est devenu plus petit !
Je vois partout des portes plus basses : celui qui est de mon espĂšce peut encore y passer, mais â il faut quâil se courbe !
Oh ! quand retournerai-je dans ma patrie oĂč je ne serai plus forcĂ© de me courber â de
me courber devant les petits ! » â Et Zarathoustra soupira et regarda dans le lointain.
Le mĂȘme jour cependant il prononça son discours sur la vertu qui rapetisse.
2.
Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : les hommes ne me pardonnent pas de ne pas ĂȘtre envieux de leurs vertus.
Ils aboient aprĂšs moi parce que je leur dis : Ă des petites gens il faut de petites vertus â
et parce que je nâarrive pas Ă comprendre que lâexistence des petites gens soit nĂ©cessaire !
Je ressemble au coq dans une basse-cour Ă©trangĂšre que les poules mĂȘmes poursuivent Ă
coups de bec ; mais je nâen veux pas Ă ces poules Ă cause de cela.
Je suis poli envers elles comme envers tous les petits dĂ©sagrĂ©ments ; ĂȘtre Ă©pineux envers les petits me semble une sagesse digne des hĂ©rissons.
Ils parlent tous de moi quand ils sont assis le soir autour du foyer, â ils parlent de moi, mais personne ne pense â Ă moi !
Câest lĂ le nouveau silence que jâai appris Ă connaĂźtre : le bruit quâils font autour de moi dĂ©polie un manteau sur mes pensĂ©es.
Ils potinent entre eux : « Que nous veut ce sombre nuage ? Veillons Ă ce quâil ne nous
amÚne pas une épidémie ! »
Et derniĂšrement une femme tira contre elle son enfant qui voulait sâapprocher de moi :
« Ăloignez les enfants ! cria-t-elle ; de tels yeux brĂ»lent les Ăąmes des enfants. »
Ils toussent quand je parle : ils croient que la toux est une objection contre les grands
vents, â ils ne devinent rien du bruissement de mon bonheur !
« Nous nâavons pas encore le temps pour Zarathoustra, » â voilĂ objection ; mais quâimporte un temps qui « nâa pas le temps » pour Zarathoustra ?
Lors mĂȘme quâils me glorifieraient : comment pourrais-je mâendormir sur leur gloire ?
Leur louange est pour moi une ceinture Ă©pineuse : elle me dĂ©mange encore quand je lâenlĂšve.
Et cela aussi je lâai appris au milieu dâeux : celui qui loue fait semblant de rendre ce quâon lui a donnĂ©, mais en rĂ©alitĂ© veut quâon lui donne davantage !
Demandez Ă mon pied si leur maniĂšre de louer et dâallĂ©cher lui plaĂźt ! En vĂ©ritĂ©, il ne
veut ni danser, ni se tenir tranquille selon une telle mesure et un tel tic-tac.
Ils essaient de me faire lâĂ©loge de leur petite vertu et de mâattirer vers elle ; ils voudraient bien entraĂźner mon pied au tic-tac du petit bonheur.
Je passe au milieu de ce peuple et je tiens mes yeux ouverts : ils sont devenus plus petits et ils continuent Ă devenir toujours plus petits : â câest leur doctrine du bonheur et de la vertu qui en est la cause.
Car ils ont aussi la modestie de leur vertu, â parce quâils veulent avoir leurs aises. Mais seule une vertu modeste se comporte avec les aises.
Ils apprennent aussi Ă marcher Ă leur maniĂšre et Ă marcher en avant : câest ce que jâappelle aller clopin-clopant. â Câest ainsi quâils sont un obstacle pour tous ceux qui se hĂątent.
Les pieds et les yeux ne doivent ni mentir ni se démentir. Mais il y a beaucoup de mensonges parmi les petites gens.
Quelques-uns dâentre eux « veulent », mais la plupart ne sont que « voulus ». Quelques-
uns dâentre eux sont sincĂšres, mais la plupart sont de mauvais comĂ©diens.
Il y a parmi eux des comĂ©diens sans le savoir et des comĂ©diens sans le vouloir, â ceux
qui sont sincÚres sont toujours rares, surtout les comédiens sincÚres.