Le Dieu des armées n’est pas le Dieu des lingots ; le souverain propose, mais l’épicier –
dispose !
Au nom de tout ce que tu as de clair, de fort et de bon en toi, ô Zarathoustra ! crache sur cette ville des épiciers et retourne en arrière !
Ici le sang vicié, mince et mousseux, coule dans les artères : crache sur la grande ville
qui est le grand dépotoir où s’accumule toute l’écume !
Crache sur la ville des âmes déprimées et des poitrines étroites, des yeux envieux et des
doigts gluants – sur la ville des importuns et des impertinents, des écrivassiers et des braillards, des ambitieux exaspérés : – sur la ville où s’assemble tout ce qui est carié, mal famé, lascif, sombre, pourri, ulcéré, conspirateur : – crache sur la grande ville et retourne sur tes pas ! » –
Mais en cet endroit, Zarathoustra interrompit le fou écumant et lui ferma la bouche.
« Te tairas-tu enfin ! s’écria Zarathoustra, il y a longtemps que ta parole et ton allure me dégoûtent !
Pourquoi as-tu vécu si longtemps au bord du marécage, te voilà, toi aussi, devenu grenouille et crapaud !
Ne coule-t-il pas maintenant dans tes propres veines, le sang des marécages, vicié et mousseux, car, toi aussi, tu sais maintenant coasser et blasphémer ?
Pourquoi n’es-tu pas allé dans la forêt ? Pourquoi n’as-tu pas labouré la terre ? La mer
n’est-elle pas pleine de vertes îles ?
Je méprise ton mépris ; et si tu m’avertis, – pourquoi ne t’es-tu pas averti toi-même ?
C’est de l’amour seul que doit me venir le vol de mon mépris et de mon oiseau avertisseur : et non du marécage ! –
On t’appelle mon singe, fou écumant : mais je t’appelle mon porc grognant – ton grognement finira par me gâter mon éloge de la folie.
Qu’était-ce donc qui te fit grogner ainsi ? Personne ne te flattait assez : – c’est pourquoi tu t’es assis à côté de ces ordures, afin d’avoir des raisons pour grogner, – afin d’avoir de nombreuses raisons de vengeance ! Car la vengeance, fou vaniteux, c’est toute ton écume, je t’ai bien deviné !
Mais ta parole de fou est nuisible pour moi, même lorsque tu as raison ! Et quand même la parole de Zarathoustra aurait mille fois raison : toi tu me ferais toujours tort avec ma parole ! »
Ainsi parlait Zarathoustra, et, regardant la grande ville, il soupira et se tut longtemps.
Enfin il dit ces mots :
Je suis dégoûté de cette grande ville moi aussi ; il n’y a pas que ce fou qui me dégoûte.
Tant ici que là il n’y a rien à améliorer, rien à rendre pire !
Malheur à cette grande ville ! – Je voudrais voir déjà la colonne de feu qui l’incendiera !
Car il faut que de telles colonnes de feu précèdent le grand midi. Mais ceci a son temps
et sa propre destinée.-
Je te donne cependant cet enseignement en guise d’adieu, à toi fou : lorsqu’on ne peut plus aimer, il faut – passer outre ! –
Ainsi parlait Zarathoustra et il passa devant le fou et devant la grande ville.
Des transfuges
1.
Hélas ! Tout ce qui, naguère, était encore vert et coloré sur cette prairie est déjà fané et gris maintenant ! Et combien j’ai porté de miel d’espérance d’ici à ma ruche !
Tous ces jeunes cœurs sont déjà devenu vieux, – et à peine s’ils sont vieux ! ils sont fatigués seulement, vulgaires et nonchalants : – ils expliquent cela en disant : « Nous sommes redevenus pieux. »
Naguère encore je les vis marcher à la première heure sur des jambes courageuses : mais leurs jambes de la connaissance se sont fatiguées, et maintenant ils calomnient même
leur bravoure du matin.
En vérité, plus d’un soulevait jadis sa jambe comme un danseur, le rire lui faisait signe
dans ma sagesse. – Puis il se mit à réfléchir. Je viens de le voir courbé – rampant vers la croix.
Ils voltigeaient jadis autour de la lumière et de la liberté, comme font les moucherons et
les jeunes poètes. Un peu plus vieux, un peu plus froids : et déjà ils sont assis derrière le poêle, comme des calotins et des cagots.
Ont-ils perdu courage parce que la solitude m’a englouti comme aurait fait une
baleine ? Ont-ils vainement prêté l’oreille, longtemps et pleins de désir, sans entendre mes trompettes et mes appels de héraut ?
– Hélas ! Ils sont toujours peu nombreux ceux dont le cœur garde longtemps son courage et son impétuosité ; et c’est dans ce petit nombre que l’esprit demeure persévérant. Tout le reste est lâcheté.