– Ça te tire le sang de la gorge, disait-elle.
Elle me contait des histoires, tout en reprisant le linge avec ses longs doigts crochus, qui étaient vifs ; ses yeux derrière ses lunettes aux verres grossissants, car l’âge avait affaibli sa vue, me paraissaient énormes, étrangement profonds, doubles.
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Elle avait, autant que je puis me rappeler les choses qu’elle ne disait et dont mon cœur d’enfant était remué, une âme magnanime de pauvre femme. Elle voyait gros et simple. Elle me contait les événements du bourg, l’histoire d’une vache qui s’était sauvée de l’étable et qu’on avait retrouvée, un matin, devant le moulin de Prosper Malet, regardant tourner les ailes de bois, ou l’histoire d’un œuf de poule découvert dans le clocher de l’église sans qu’on eût jamais compris quelle bête était venue le pondre là, ou l’histoire du chien de Jean-Jean Pilas, qui avait été reprendre à dix lieues du village la culotte de son maître volée par un passant tandis qu’elle séchait devant la porte après une course à la pluie. Elle me contait ces naïves aventures de telle façon qu’elles prenaient en mon esprit des proportions de drames inoubliables, de poèmes grandioses et mystérieux ; et les contes ingénieux inventés par des poètes et que me narrait ma mère, le soir, n’avaient point cette saveur, cette ampleur, cette puissance des récits de la paysanne.
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Or, un mardi, comme j’avais passé toute la matinée à écouter la mère Clochette, je voulus remonter près d’elle, dans la journée, après avoir été cueillir des noisettes avec le domestique, au bois des Hallets, dernière la ferme de Noirpré. Je me rappelle tout cela aussi nettement que les choses d’hier.
Or, en ouvrant la porte de la lingerie, j’aperçus la vieille couturière étendue sur le sol, à côté de sa chaise, la face par terre, les bras allongés, tenant encore son aiguille d’une main, et de l’autre, une de mes chemises. Une de ses jambes, dans un bas bleu, la grande sans doute, s’allongeait sous sa chaise
; et les lunettes
brillaient au pied de la muraille, ayant roulé loin d’elle.
Je me sauvai en poussant des cris aigus. On accourut ; et j’appris au bout de quelques minutes que la mère Clochette était morte.
Je ne saurais dire l’émotion profonde, poignante, terrible, qui crispa mon cœur d’enfant.
Je descendis à petits pas dans le salon et j’allai me cacher dans un coin sombre, au fond d’une 103
immense et antique bergère où je me mis à genoux pour pleurer. Je restai là longtemps sans doute, car la nuit vint.
Tout à coup on entra avec une lampe, mais on ne me vit pas et j’entendis mon père et ma mère causer avec le médecin, dont je reconnus la voix.
On l’avait été chercher bien vite et il expliquait les causes de l’accident. Je n’y compris rien d’ailleurs. Puis il s’assit, et accepta un verre de liqueur avec un biscuit.
Il parlait toujours ; et ce qu’il dit alors me reste et me restera gravé dans l’âme jusqu’à ma mort ! Je crois que je puis reproduire même presque absolument les termes dont il se servit.
– Ah ! disait-il, la pauvre femme ! ce fut ici ma première cliente. Elle se cassa la jambe le jour de mon arrivée et je n’avais pas eu le temps de me laver les mains en descendant de la diligence quand on vint me quérir en toute hâte, car c’était grave, très grave.
« Elle avait dix-sept ans, et c’était une très belle fille, très belle, très belle ! L’aurait-on cru ?
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Quant à son histoire, je ne l’ai jamais dite, et personne hors moi et un autre qui n’est plus dans le pays ne l’a jamais sue. Maintenant qu’elle est morte, je puis être moins discret.
« À cette époque-là venait de s’installer, dans le bourg, un jeune aide instituteur qui avait une jolie figure et une belle taille de sous-officier.
Toutes les filles lui couraient après, et il faisait le dédaigneux, ayant grand-peur d’ailleurs du maître d’école, son supérieur, le père Grabu, qui n’était pas bien levé tous les jours.
«
Le père Grabu employait déjà comme couturière la belle Hortense, qui vient de mourir chez vous et qu’on baptisa plus tard Clochette, après son accident. L’aide instituteur distingua cette belle fillette, qui fut sans doute flattée d’être choisie par cet imprenable conquérant ; toujours est-il qu’elle l’aima, et qu’il obtint un premier rendez-vous, dans le grenier de l’école, à la fin d’un jour de couture, la nuit venue.
« Elle fit donc semblant de rentrer chez elle, mais au lieu de descendre l’escalier en sortant de chez les Grabu, elle le monta, et alla se cacher 105
dans le foin, pour attendre son amoureux. Il l’y rejoignit bientôt, et il commençait à lui conter fleurette, quand la porte de ce grenier s’ouvrit de nouveau et le maître d’école parut et demanda :
«
–
Qu’est-ce que vous faites là-haut, Sigisbert ?
« Sentant qu’il serait pris, le jeune instituteur, affolé, répondit stupidement :
« – J’étais monté me reposer un peu sur les bottes, monsieur Grabu.
«
Ce grenier était très grand, très vaste, absolument noir ; et Sigisbert poussait vers le fond la jeune fille effarée, en répétant : « Allez là-bas, cachez-vous. Je vais perdre ma place, sauvez-vous, cachez-vous ! »
«
Le maître d’école entendant murmurer, reprit : « Vous n’êtes donc pas seul ici ?
« – Mais oui, monsieur Grabu !
« – Mais non, puisque vous parlez.
« – Je vous jure que oui, monsieur Grabu.
« – C’est ce que je vais savoir, reprit le vieux ; 106
et fermant la porte à double tour, il descendit chercher une chandelle.