Il sortit de son coffre une parka.
– On va se faire saucer ! m’apprit-il, le sourire aux lèvres.
– Deux jours sans pluie : c’était trop beau pour être vrai !
Nous entamâmes notre marche. Je ne songeais pas à parler tant j’étais époustouflée par la beauté des paysages et le choc des couleurs. Un an plus tôt, je n’avais vu que le vert, alors que la palette de l’arc-en-ciel était omniprésente : les rouges sombres de la tourbière mouchetée de petites fleurs violettes, le noir terrifiant des montagnes au loin, le blanc des moutons, le bleu profond et froid de la mer, le scintillement du soleil sur les vagues. Je prenais chaque bourrasque de vent comme un cadeau.
Même la pluie, lorsqu’elle arriva, me rendit heureuse. Je rabattis la capuche sur ma tête et continuai à marcher sans penser à m’abriter. Je n’étais plus la poule mouillée d’avant. Jack, les mains dans le dos, s’était adapté à mon pas – je n’avais pas ses grandes jambes. Il ne cherchait pas à engager la conversation. Je le sentais simplement bien, content d’être là avec moi. De temps à autre, nous nous faisions klaxonner, il saluait les conducteurs d’un signe de la main et d’un grand sourire.
– Tu as dû avoir un sacré choc, hier, commença-t-il, après trois quarts d’heure de marche.
– C’est peu de le dire…
– Ça faisait bien longtemps que je n’avais pas enguirlandé Edward comme ça, quand il a refusé de te prévenir avant que tu arrives en début de semaine.
– Pourquoi as-tu fait ça ?
– Je ne voulais pas que tu te sentes prise en traître. J’avais peur que tu partes et qu’Abby en souffre.
Effectivement, on n’était pas passés loin du clash.
– Malgré l’avoinée, il a persisté dans sa bêtise. Quelle tête de mule !
– Ce n’est pas nouveau ! Mais tout va bien, je t’assure.
– Quoi qu’il fasse, tu finis toujours par lui pardonner, me dit-il en riant.
Je ris un peu moins que lui. Il ne commenta pas davantage et fit demi-tour.
En posant mes fesses dans la voiture une heure plus tard, je cherchai à me rappeler si j’avais déjà autant marché de ma vie ; une rando de deux heures, ce n’était pas franchement dans mes habitudes.
Pourtant, mes jambes m’avaient portée, je m’étais sentie légère, dotée d’une forme olympique. Je m’observai dans le miroir de courtoisie ; mes joues étaient rouges, mes yeux brillants, mes cheveux humides à souhait, mais je respirais la santé. Les gens qui vivent en bord de mer, même sous le climat irlandais, ont une mine éclatante. Il n’y avait qu’à regarder Jack. À ce régime-là, je reviendrais plus hâlée qu’après mon week-end dans le Sud avec Olivier. J’avais envie de clore en beauté ce moment.
– Que dirais-tu d’aller nous requinquer au pub ?
– Rien ne pourrait me faire plus plaisir !
Un quart d’heure plus tard, nous nous arrêtions sur le parking du pub. Jack quitta la voiture sans se rendre compte que je ne bougeais pas. Je fixais la façade ; encore un lieu qui faisait resurgir les souvenirs, encore un lieu où les bons moments prenaient le pas sur les mauvais. Jack toqua sur ma vitre, j’ouvris ma portière et sortis de l’habitacle.
– Tu ne ressens pas l’appel de la bière ?
– Si, mais ça fait bizarre d’être là.
– Ils ne vont pas en croire leurs yeux ! Personne ne t’a oubliée !
– C’est une bonne chose, tu crois ?
Ici, j’avais crisé sur Edward, j’avais bu au point de ne plus tenir debout, j’avais été à deux doigts de me battre avec une saleté, j’avais dansé sur le bar… bref, je n’avais pas toujours montré une image reluisante.
– Ma petite Française, quand accepteras-tu que tu es chez toi, ici ?
Il poussa la porte. Dès qu’elle fut ouverte, le parfum de bière et de bois me sauta au nez, le bruit des conversations étouffées me rappela la tranquillité que l’on pouvait trouver dans cet endroit.
J’avançai, dissimulée par la carrure de Jack.
– Regarde qui je t’amène ! dit-il au barman, plus tout jeune, mais toujours le même.
– Je crois rêver !
Il contourna son bar et me fit deux bises affectueuses en me tenant par les épaules. Je me sentis toute petite, entre ces deux géants du troisième âge !
– Alors comme ça, ton neveu s’est enfin décidé à aller la chercher ! brailla-t-il en retournant à son poste.
– Diane est venue pour Abby.
– Que je suis bête, bien sûr !
Jack me lança un regard désolé.
– Tout va bien…, le rassurai-je. Et puis il n’a pas tout à fait tort : si je n’avais pas croisé Edward à Paris, je ne serais sûrement pas là !
Il éclata de rire. Moi aussi. Tout Mulranny avait assisté aux différents rebondissements de ma relation avec Edward, et chacun avait son avis sur la question !
Une pinte de Guinness apparut sous mes yeux. J’admirai sa couleur, sa mousse dense et onctueuse, son parfum de café, le cérémonial pour la servir en deux temps… Voilà plus de un an que je n’en avais pas bu. La dernière, c’était ici même. La vie tournait. Avant, la Guinness me rappelait Colin, qui n’aimait que cette bière-là. C’était pour ça que j’étais venue à Mulranny. Aujourd’hui, je ne pensais plus à mon mari lorsque je voyais la harpe dorée de Guinness, je pensais à l’Irlande, à Jack qui en buvait à la place du thé à 16 heures, à Edward qui m’avait forcé la main sans le savoir pour que j’en goûte. Cette dégustation avait été un choc, j’avais réalisé que, par ignorance, je me privais d’un sacré plaisir. Nos pintes s’entrechoquèrent, Jack me fit un clin d’œil et m’observa le temps que j’avale ma première gorgée.
– Que c’est bon !
– On a réussi, dit-il au barman. Elle est du pays !