Il marcha vers des rochers et sây assit. Je lâobservai de longues secondes avant de me dĂ©cider Ă le rejoindre. Il semblait tellement mal, je le voyais Ă sa façon de tirer sur sa cigarette. Sâil avait pu lâingĂ©rer, il lâaurait fait. La fatigue perçue en le revoyant Ă Paris Ă©manait de tous les pores de sa peau.
CâĂ©tait plus que ça, câĂ©tait de lâĂ©puisement, un Ă©puisement psychique. Il Ă©tait Ă©crasĂ© par un poids dont il nâarrivait pas Ă se dĂ©lester. Les choses avaient changĂ© entre nous, mais sa dĂ©tresse mâĂ©tait insupportable, et ce que je lui demandais de faire en se confiant Ă©tait une Ă©preuve pour lui. Il me lança un regard en biais quand je mâassis Ă ses cĂŽtĂ©s. Je remontai mon col et attendis quâil entame son rĂ©cit.
â Judith avait dĂ» te raconter quâaprĂšs ma rupture avec Megan jâĂ©tais parti mâisoler sur les Ăźles dâAran ?
â Oui.
â Ce quâelle nâa jamais su, câest que jâavais fait un arrĂȘt Ă Galway avant de prendre le bateau. Je me suis saoulĂ© pour oublier. DĂšs le premier soir, jâavais une compagne de beuverie qui noyait je ne sais quoi. Tu
peux facilement imaginer comment ça sâest fini⊠Ăâa durĂ© trois jours⊠on ne sortait du lit que pour refaire les niveaux dâalcool. Un matin, en ouvrant les yeux, je me suis rappelĂ© que jâavais un chien dans ma voiture. La pauvre bĂȘte⊠Jâai pris conscience de ce que jâĂ©tais en train de devenir : un type qui boit et qui couche avec nâimporte quelle fille pour se venger de son ex⊠jâĂ©tais pathĂ©tique, ça ne me ressemblait pas. Jâai embarquĂ© sur le bateau sans dire au revoir, je me suis coupĂ© du monde pendant deux mois sur les Ăźles dâAran et jâai oubliĂ© cette fille. CâĂ©tait Ă peine si je me souvenais de son prĂ©nom. Sauf quâelle, elle nâa jamais eu la possibilitĂ© de mâoublier.
Il sâinterrompit pour allumer une cigarette. Lui et son sens de la responsabilitĂ© en avaient pris un coup.
â Vous vivez ensemble ?
Il mâenvoya un sourire triste.
â Elle est morte.
Mon sang se glaça. Jâeus mal pour ce petit garçon.
â Comment as-tu su pour ton fils ? Quel Ăąge a-t-il ?
â Il a six ans⊠AprĂšs ton dĂ©part, jâai beaucoup travaillĂ© pour⊠enfin, bref. Mon nom commençait Ă apparaĂźtre Ă droite et Ă gauche. On mâa demandĂ© de couvrir une rĂ©gate Ă Galway. Un jour, Ă la descente dâun bateau, elle mâattendait sur le ponton. Elle me cherchait depuis plusieurs mois. Jâai mis un temps fou Ă la reconnaĂźtre, pas Ă cause de mes souvenirs embrouillĂ©s, mais parce quâelle Ă©tait mĂ©tamorphosĂ©e, elle nâavait que la peau sur les os et Ă©tait ravagĂ©e par la fatigue. Elle a insistĂ© pour quâon prenne un verre ensemble. Elle nây est pas passĂ©e par quatre chemins et mâa annoncĂ© quâelle Ă©tait condamnĂ©e. JâĂ©tais triste pour elle, mais je ne voyais pas trop ce que je pouvais faire. Elle mâa mis une photo de Declan sous le nez. Si elle nâavait pas Ă©tĂ© malade, je nâaurais jamais su que jâavais un fils. Elle lâa Ă©levĂ© toute seule, sans rien demander Ă personne⊠Quand tu mâas tĂ©lĂ©phonĂ©, je venais dâavoir les rĂ©sultats du test de paternitĂ©, et jâĂ©tais en train de faire mes valises pour mâinstaller Ă Galway afin de lâaccompagner jusquâau bout.
Il se releva et marcha jusquâĂ la mer. JâĂ©tais frigorifiĂ©e, pas parce que la tempĂ©rature avait baissĂ©, mais Ă cause de ce que je venais dâentendre. La vie lui avait donnĂ© un fils orphelin de mĂšre quâil nâavait pas dĂ©sirĂ©, et, Ă moi, la vie mâavait retirĂ© ma fille, ma raison dâĂȘtre. Clara avait lâĂąge de Declan quand elle est partie. JâĂ©tais pourtant loin dâĂȘtre envieuse. Comment allait-il sâen sortir ? Lui, le solitaire marquĂ© par la mort de sa mĂšre et lâabandon de son pĂšre ?
â Diane, il faudrait quâon y aille. Jack et Abby dĂźnent tĂŽt.
Je restai dix pas derriĂšre lui tandis que nous rejoignions sa voiture. Un pincement au cĆur mâĂ©treignit en montant dans son Range Rover. En plus des divers dĂ©chets que laissait toujours traĂźner Edward, il y avait dĂ©sormais ceux dâun enfant. Autre diffĂ©rence, sa voiture sentait un peu moins le tabac quâavant. Le trajet fut expĂ©diĂ©, il roulait toujours aussi vite. Une fois la voiture garĂ©e et le contact coupĂ©, Edward se carra au fond de son siĂšge, ferma les yeux et soupira.
â Edward⊠jeâŠ
â Ne dis rien, sâil te plaĂźt.
Il sortit de la voiture, jâen fis autant. En pĂ©nĂ©trant dans la maison dâAbby et Jack, nous fĂ»mes accueillis par des Ă©clats de rire dâenfant qui me firent monter les larmes aux yeux. Je fus assez discrĂšte pour que personne ne le remarque. Edward se contenta de passer la main dans les cheveux de son fils. Je pris le relais dâAbby en cuisine, cela mâoccupait et mâĂ©loignait de cet enfant qui mâobservait toujours du coin de lâĆil.
Ă table, Abby prĂ©sidait, Jack Ă©tait assis Ă cĂŽtĂ© de moi et, en face de nous, Edward et son fils. La situation Ă©tait totalement incongrue. Que faisais-je lĂ ? Je nâavais dâautre choix que de me confronter Ă cette rĂ©alitĂ©. Et dâĂ©couter Declan, qui nâarrĂȘtait pas de parler. Le problĂšme devint plus grave quand il me prit pour cible :
â Tu habites oĂč, Diane ? Pourquoi tu es ici ?
Je levai le nez de mon assiette et croisai le regard dâEdward avant dâaffronter celui de son fils.
â Je rends visite Ă Abby et Jack, et jâhabite Ă Paris.
â Câest oĂč tâes allĂ©, papa ?
Je mâaccrochai au rebord de la table en lâentendant prononcer ce mot, « papa ».
â Oui, Declan, jây Ă©tais.
â Et tâas vu papa, Diane ?
â Un peu.
â Vous ĂȘtes copains, alors ?
Du regard, je suppliai Edward de répondre.
â Diane est surtout amie avec Judith. Maintenant, ça suffit, tu manges et tu arrĂȘtes de parler.
Declan se renfrogna en lançant Ă son pĂšre un regard mĂȘlĂ© de crainte et dâadmiration.
Ă la fin du repas, je me prĂ©cipitai pour dĂ©barrasser. Sauf que Declan, en petit garçon bien Ă©levĂ©, mâaida.
Je ne voulais pas ĂȘtre dĂ©sagrĂ©able avec lui, il nâavait rien demandĂ© ni rien fait de mal, mais câĂ©tait au-dessus de mes forces. Les enfants sont comme les chiens : moins on veut les voir, plus ils vous collent.
Heureusement, Jack nous rejoignit.
â Tu en as assez fait pour ce soir, va donc fumer ta cigarette, me dit-il avec un clin dâĆil.
â Merci.
JâĂ©tais dĂ©jĂ dans lâentrĂ©e quand je surpris une conversation entre Abby et Edward. Il avait une proposition de travail pour le surlendemain, et personne pour rĂ©cupĂ©rer Declan Ă la sortie de lâĂ©cole.
Abby Ă©tait dans lâimpossibilitĂ© dâaccepter, elle avait des examens mĂ©dicaux toute la journĂ©e Ă une cinquantaine de kilomĂštres de Mulranny. Avec une douceur que je ne lui connaissais pas, Edward la rassura, lui disant que ce nâĂ©tait pas important. Je mâĂ©loignai en pensant tout le contraire.
En fumant ma cigarette, jâen profitai pour tĂ©lĂ©phoner Ă Olivier. Ă ma grande surprise et aussi Ă ma grande satisfaction, il passait la soirĂ©e avec FĂ©lix. AprĂšs avoir Ă©tĂ© rassurĂ©e sur lâĂ©tat des Gens, je ne pus mâempĂȘcher de lui raconter ce que jâavais appris dans la journĂ©e, ce qui lâinquiĂ©ta.