– Hein ? Tu te lances dans une carrière de comique, c’est ça ?
– Non.
– Tu es complètement cinglée ?
– Je ne te demande pas ton autorisation. Figure-toi que j’ai proposé à Olivier de m’accompagner, il a refusé.
– S’il savait que tu as fait mumuse avec Edward, il viendrait ! Il fait entrer le loup dans la bergerie.
Je le pensais plus intelligent que ça.
– Tu te trompes.
Félix me battit froid jusqu’à mon départ. Cependant, au moment de lui dire au revoir, je palpai toute son inquiétude.
– Tu aimes Olivier ? Je veux dire, tu l’aimes vraiment ?
– Je crois, oui… enfin, je suis amoureuse de lui…
– Tu lui as dit ?
– Non, pas encore.
– Dans ce cas, fais attention à toi en Irlande.
– Félix, je reviens dans moins d’une semaine, je ne vois pas ce qui peut m’arriver.
Olivier m’accompagna à l’aéroport bien que je lui aie dit que ce n’était pas nécessaire. Et je savais déjà qu’il m’attendrait à ma descente au retour. Il m’épargna les consignes de sécurité. J’étais cafardeuse à l’idée de ne pas le voir pendant une semaine – c’était la preuve que Félix se trompait. Je restai dans ses bras jusqu’à la dernière minute.
– Je t’appelle très vite, lui dis-je entre deux baisers.
– Tout va bien se passer, j’en suis certain.
Je l’embrassai une dernière fois et me dirigeai vers l’embarquement.
C’était étrange. Depuis que mes pieds avaient retrouvé le sol irlandais, j’avais l’impression d’être chez moi, comme si je rentrais à la maison après une longue absence. Je n’étais pas préparée à un tel bien-être.
J’avais cru me sentir mal, triste, angoissée, persécutée par les souvenirs. C’était tout le contraire. Chaque pas, chaque kilomètre parcouru était naturel, et me rapprochait d’un chez-moi. Mon corps et mon esprit avaient conservé une mémoire aiguë de ce trajet.
À l’approche de Mulranny, je levai le pied. Une dernière colline, et la baie apparut. La vue me saisit au point que je m’arrêtai sur le bas-côté. Une rafale me décoiffa dès que ma portière fut ouverte, j’éclatai de rire. Je me statufiai en admirant ce paysage qui avait été tout mon univers durant de si longs mois. Mon Dieu ! Comme cela m’avait manqué ! Au loin, je distinguai mon cottage, et celui d’Edward. J’avais la chair de poule, je regardai le ciel et respirai à pleins poumons cet air pur et iodé. J’eus mes premières larmes de vent, je les aimais, ces larmes, comme si elles nettoyaient mes yeux, mes joues. Les heures sombres étaient derrière moi, je ne repensais qu’aux instants magiques de cet endroit. Ce voyage était l’opportunité de faire la paix avec cette période de ma vie.
En arrivant au village, je fus frappée par l’absence de changement, tout était comme dans mon souvenir : l’épicerie, la station essence, et le pub. J’étais à deux doigts de m’arrêter faire mes courses et un crochet par le pub pour boire une Guinness. En revanche, m’approcher de la plage me semblait prématuré, j’avais tout le temps de le faire. Aussi me dirigeai-je vers chez Abby et Jack. Je n’avais pas encore coupé le moteur de ma voiture que la porte s’ouvrit sur eux. Je souriais, riais et pleurais à la fois. Je courus dans leur direction, ne voulant pas fatiguer Abby. Jack la devança et, à ma grande surprise, me prit dans ses bras de colosse.
– Notre petite Française est enfin là !
– Jack… merci.
– C’est moi la mourante, laisse-la-moi !
Le regard de Jack m’intima de ne pas réagir à l’humour de sa femme. Il me lâcha, et je la découvris de plus près. Elle était plus petite que dans mon souvenir et avait maigri. Je devinais qu’elle avait tout mis en œuvre pour camoufler les stigmates de la maladie : fond de teint, anticernes et fard à joues. Ses yeux restaient malicieux et encore pleins de vie. Elle m’enlaça à son tour.
– Que c’est bon de t’avoir à la maison ! Ça fait plus de un an que j’attends ton retour.
Je m’interdis de lui répondre : « Moi aussi. »
Une heure plus tard, après avoir vidé ma valise et rangé mes affaires dans une commode de ma chambre, j’étais dans la cuisine avec elle, et je préparais le dîner. C’est là que je perçus les premiers signes de fatigue, car elle ne refusa pas mon aide, contrairement à ce qu’elle aurait fait un an auparavant. Jack passait de la cuisine au salon, sa Guinness à la main. Abby, assise sur sa chaise, m’assaillait de questions sur ma vie à Paris, sur Félix, dont elle gardait un souvenir ému, et sur Olivier. Je n’en revenais toujours pas qu’Edward ait parlé de lui : il avait vraiment changé ! J’écoutai ma curiosité :
– Il a quelqu’un dans sa vie, alors ?
Abby eut un petit sourire.
– Oui… une personne qui prend de la place.
Un vent de panique m’envahit.
– Abby, ne me dis pas que c’est…
Son éclat de rire m’interrompit.
– Elle n’est jamais revenue, celle-là. Rassure-toi… son arrivée égaie nos vies, tu verras. Vous allez forcément vous rencontrer.
Merci mon Dieu ! Heureusement, j’avais Olivier, car si j’avais encore été célibataire, j’aurais difficilement supporté de voir Edward avec une autre, surtout si, comme je le comprenais, c’était une fille sympathique que tout le monde appréciait.
Durant le dîner, je pris des nouvelles des habitants dont je me souvenais. Et, en réalité, je me souvenais de tout le monde. Abby m’apprit que Judith débarquait pour le week-end, et qu’elle était en grande forme.
J’allais passer un sale quart d’heure ! Je pris en charge la vaisselle et leur interdis de faire quoi que ce soit. Je voulais qu’ils se reposent pendant mon séjour chez eux, c’était la moindre des choses. J’y avais tous mes repères, un peu comme chez des grands-parents où j’aurais passé toutes mes vacances enfant.
Une fois que tout fut en ordre, je sortis fumer une cigarette, et m’assis sur le perron. Au loin, j’entendais la mer et les vagues. J’étais si détendue, je respirai à fond, mon corps était comme du chewing-gum. Jack me rejoignit quelques minutes plus tard, en compagnie d’un cigare.