â Je ne vous en veux pas, dit-il.
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Rodolphe Ă©tait restĂ© muet. Et Charles, la tĂȘte dans ses deux mains, reprit dâune voix Ă©teinte et avec lâaccent rĂ©signĂ© des douleurs infinies : â
Non, je ne vous en veux plus !
Il ajouta mĂȘme un grand mot, le seul quâil ait jamais dit :
â Câest la faute de la fatalitĂ© !
Rodolphe, qui avait conduit cette fatalitĂ©, le trouva bien dĂ©bonnaire pour un homme dans sa situation, comique mĂȘme, et un peu vil.
Le lendemain, Charles alla sâasseoir sur le banc, dans la tonnelle. Des jours passaient par le treillis ; les feuilles de vigne dessinaient leurs ombres sur le sable, le jasmin embaumait, le ciel Ă©tait bleu, des cantharides bourdonnaient autour des lis en fleur, et Charles suffoquait comme un adolescent sous les vagues effluves amoureux qui gonflaient son cĆur chagrin.
Ă sept heures, la petite Berthe, qui ne lâavait pas vu de toute lâaprĂšs-midi, vint le chercher pour dĂźner.
Il avait la tĂȘte renversĂ©e contre le mur, les 711
yeux clos, la bouche ouverte, et tenait dans ses mains une longue mĂšche de cheveux noirs.
â Papa, viens donc ! dit-elle.
Et, croyant quâil voulait jouer, elle le poussa doucement. Il tomba par terre. Il Ă©tait mort.
Trente-six heures aprĂšs, sur la demande de lâapothicaire, M. Canivet accourut. Il lâouvrit et ne trouva rien.
Quand tout fut vendu, il resta douze francs soixante et quinze centimes qui servirent Ă payer le voyage de mademoiselle Bovary chez sa grandâmĂšre. La bonne femme mourut dans lâannĂ©e mĂȘme ; le pĂšre Rouault Ă©tant paralysĂ©, ce fut une tante qui sâen chargea. Elle est pauvre et lâenvoie, pour gagner sa vie, dans une filature de coton.
Depuis la mort de Bovary, trois médecins se
sont succĂ©dĂ© Ă Yonville sans pouvoir y rĂ©ussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brĂšche. Il fait une clientĂšle dâenfer ; lâautoritĂ© le mĂ©nage et lâopinion publique le protĂšge.
Il vient de recevoir la croix dâhonneur.
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RĂ©quisitoire, plaidoirie et jugement du
ProcĂšs intentĂ© Ă lâauteur
devant le
TRIBUNAL CORRECTIONNEL DE PARIS
(6e Chambre)
PRĂSIDENCE DE M. DUBARLE
Audiences des 31 janvier et 7 février 1857.
714
Flaubert commence Madame Bovary en 1851
et y travaille pendant 5 ans, jusquâen 1856. Ă
partir dâoctobre, le texte est publiĂ© dans la Revue de Paris sous la forme de feuilleton jusquâau 15
dĂ©cembre suivant. En fĂ©vrier 1857, le gĂ©rant de la revue, LĂ©on Laurent-Pichat, lâimprimeur et Gustave Flaubert sont jugĂ©s pour « outrage Ă la morale publique et religieuse et aux bonnes mĆurs ». DĂ©fendu par lâavocat MaĂźtre Jules SĂ©nard, malgrĂ© le rĂ©quisitoire du procureur Ernest Pinard, Gustave Flaubert sera finalement acquittĂ©. Le roman connaĂźtra un important succĂšs en librairie.
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MinistĂšre public contre M. Gustave Flaubert ______
RĂ©quisitoire de M. lâavocat impĂ©rial
M. Ernest Pinard
Messieurs, en abordant ce dĂ©bat, le ministĂšre public est en prĂ©sence dâune difficultĂ© quâil ne peut pas se dissimuler. Elle nâest pas dans la nature mĂȘme de la prĂ©vention : offenses Ă la morale publique et Ă la religion, ce sont lĂ sans doute des expressions un peu vagues, un peu Ă©lastiques, quâil est nĂ©cessaire de prĂ©ciser. Mais, enfin, quand on parle Ă des esprits droits et pratiques, il est facile de sâentendre Ă cet Ă©gard, de distinguer si telle page dâun livre porte atteinte Ă la religion ou Ă la morale. La difficultĂ© nâest pas dans notre prĂ©vention, elle est plutĂŽt, elle est davantage dans lâĂ©tendue de lâĆuvre que vous 716
avez Ă juger. Il sâagit dâun roman tout entier.
Quand on soumet Ă votre apprĂ©ciation un article de journal, on voit tout de suite oĂč le dĂ©lit commence et oĂč il finit ; le ministĂšre public lit lâarticle et le soumet Ă votre apprĂ©ciation. Ici il ne sâagit pas dâun article de journal, mais dâun roman tout entier qui commence le 1er octobre, finit le 15 dĂ©cembre, et se compose de six livraisons, dans la Revue de Paris, 1856. Que faire dans cette situation ? Quel est le rĂŽle du ministĂšre public ? Lire tout le roman ? Câest impossible. Dâun autre cĂŽtĂ©, ne lire que les textes incriminĂ©s, câest sâexposer Ă un reproche trĂšs fondĂ©. On pourrait nous dire : si vous nâexposez pas le procĂšs dans toutes ses parties, si vous passez ce qui prĂ©cĂšde et ce qui suit les passages incriminĂ©s, il est Ă©vident que vous Ă©touffez le dĂ©bat en restreignant le terrain de la discussion.
Pour Ă©viter ce double inconvĂ©nient, il nây a quâune marche Ă suivre, et la voici, câest de vous raconter dâabord tout le roman sans en lire, sans en incriminer aucun passage, et puis de lire, dâincriminer en citant le texte, et enfin de rĂ©pondre aux objections qui pourraient sâĂ©lever 717