« Le lendemain Ă midi, Rodolphe arriva devant la porte de Charles avec deux chevaux de maĂźtre ; lâun portait des pompons roses aux oreilles et une selle de femme en peau de daim.
« Il avait mis de longues bottes molles, se disant que sans doute elle nâen avait jamais vu de pareilles ; en effet, Emma fut charmĂ©e de sa tournure, lorsquâil apparut avec son grand habit de velours marron et sa culotte de tricot blanc...
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« DĂšs quâil sentit la terre, le cheval dâEmma prit le galop. Rodolphe galopait Ă cĂŽtĂ© dâelle. »
Les voilĂ dans la forĂȘt.
« Il lâentraĂźna plus loin autour dâun petit Ă©tang 735
oĂč des lentilles dâeau faisaient une verdure sur les ondes...
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« â Jâai tort, jâai tort, disait-elle, je suis folle de vous entendre.
« â Pourquoi ? Emma ! Emma !
« â Ă Rodolphe !... fit lentement la jeune femme, en se penchant sur son Ă©paule.
« Le drap de sa robe sâaccrochait au velours de lâhabit. Elle renversa son cou blanc, qui se gonflait dâun soupir ; et dĂ©faillante, tout en pleurs, avec un long frĂ©missement et se cachant la figure, elle sâabandonna. »
Lorsquâelle se fut relevĂ©e, lorsquâaprĂšs avoir secouĂ© les fatigues de la voluptĂ©, elle rentra au foyer domestique, Ă ce foyer oĂč elle devait trouver un mari qui lâadorait, aprĂšs sa premiĂšre faute, aprĂšs ce premier adultĂšre, aprĂšs cette premiĂšre chute, est-ce le remords, le sentiment du remords quâelle Ă©prouve, au regard de ce mari trompĂ© qui lâadorait ? Non ! le front haut, elle rentra en glorifiant lâadultĂšre.
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« En sâapercevant dans la glace, elle sâĂ©tonna de son visage. Jamais elle nâavait eu les yeux si grands, si noirs, ni dâune telle profondeur.
Quelque chose de subtil Ă©pandu sur sa personne la transfigurait.
« Elle se rĂ©pĂ©tait : Jâai un amant ! un amant !
se dĂ©lectant Ă cette idĂ©e comme Ă celle dâune autre pubertĂ© qui lui serait survenue. Elle allait donc enfin possĂ©der ces plaisirs de lâamour, cette fiĂšvre de bonheur dont elle avait dĂ©sespĂ©rĂ©. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, oĂč tout serait passion, extase, dĂ©lire... »
Ainsi, dĂšs cette premiĂšre faute, dĂšs cette premiĂšre chute, elle fait glorification de lâadultĂšre, elle chante le cantique de lâadultĂšre, sa poĂ©sie, ses voluptĂ©s. VoilĂ , messieurs, qui pour moi est bien plus dangereux, bien plus immoral que la chute elle-mĂȘme !
Messieurs, tout est pĂąle devant cette glorification de lâadultĂšre, mĂȘme les rendez-vous de nuit, quelques jours aprĂšs.
« Pour lâavertir, Rodolphe jetait contre les persiennes une poignĂ©e de sable. Elle se levait en 737
sursaut ; mais quelquefois il lui fallait attendre, car Charles avait la manie de bavarder au coin du feu, et il nâen finissait pas. Elle se dĂ©vorait dâimpatience ; si ses yeux lâavaient pu, ils lâeussent fait sauter par les fenĂȘtres. Enfin elle commençait sa toilette de nuit, puis elle prenait un livre et continuait Ă lire fort tranquillement comme si la lecture lâeĂ»t amusĂ©e. Mais Charles, qui Ă©tait au lit, lâappelait pour se coucher.
« â Viens donc, Emma, disait-il, il est temps.
« â Oui, jây vais ! rĂ©pondait-elle.
« Cependant, comme les bougies
lâĂ©blouissaient, il se tournait vers le mur et sâendormait. Elle sâĂ©chappait en retenant son haleine, souriante, palpitante, dĂ©shabillĂ©e.
« Rodolphe avait un grand manteau ; il lâen enveloppait tout entiĂšre, et, passant le bras autour de sa taille, il lâentraĂźnait sans parler jusquâau fond du jardin.
« CâĂ©tait sous la tonnelle, sur ce mĂȘme banc de bĂątons pourris oĂč autrefois LĂ©on la regardait si amoureusement durant les soirĂ©es dâĂ©tĂ© ! elle ne 738
pensait guĂšre Ă lui, maintenant...
« Le froid de la nuit les faisait sâĂ©treindre davantage, les soupirs de leurs lĂšvres leur semblaient plus forts, leurs yeux, quâils entrevoyaient Ă peine, leur apparaissaient plus grands, et au milieu du silence il y avait des paroles dites tout bas qui tombaient sur leur Ăąme avec une sonoritĂ© cristalline et qui sây rĂ©percutaient en vibrations multipliĂ©es. »
Connaissez-vous au monde, messieurs, un langage plus expressif ? Avez-vous jamais vu un tableau plus lascif ? Ăcoutez encore :
« Jamais madame Bovary ne fut aussi belle quâĂ cette Ă©poque ; elle avait cette indĂ©finissable beautĂ© qui rĂ©sulte de la joie, de lâenthousiasme, du succĂšs, et qui nâest que lâharmonie du tempĂ©rament avec les circonstances. Ses convoitises, ses chagrins, lâexpĂ©rience du plaisir et ses illusions toujours jeunes, comme font aux fleurs le fumier, la pluie, les vents et le soleil, lâavaient par gradations dĂ©veloppĂ©e, et elle sâĂ©panouissait enfin dans la plĂ©nitude de sa nature. Ses paupiĂšres semblaient taillĂ©es tout 739
exprĂšs pour ses longs regards amoureux oĂč la prunelle se perdait, tandis quâun souffle fort Ă©cartait ses narines minces et relevait le coin charnu de ses lĂšvres, quâombrageait Ă la lumiĂšre un peu de duvet noir. On eĂ»t dit quâun artiste habile en corruptions avait disposĂ© sur sa nuque la torsade de ses cheveux. Ils sâenroulaient en une masse lourde, nĂ©gligemment, et selon les hasards de lâadultĂšre qui les dĂ©nouait tous les jours. Sa voix maintenant prenait des inflexions plus molles, sa taille aussi ; quelque chose de subtil qui vous pĂ©nĂ©trait se dĂ©gageait mĂȘme des draperies de sa robe et de la cambrure de son pied. Charles, comme au premier temps de leur mariage, la trouvait dĂ©licieuse et tout irrĂ©sistible. »
Jusquâici la beautĂ© de cette femme avait consistĂ© dans sa grĂące, dans sa tournure. dans ses vĂȘtements ; enfin elle vient de vous ĂȘtre montrĂ©e sans voile, et vous pouvez dire si lâadultĂšre ne lâa pas embellie :
« â EmmĂšne-moi ! sâĂ©cria-t-elle. EnlĂšve-
moi !... oh ! je tâen supplie !
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« Et elle se prĂ©cipita sur sa bouche, comme pour y saisir le consentement inattendu qui sâexhalait dans un baiser. »
Voila un portrait, messieurs, comme sait les faire M. Flaubert. Comme les yeux de cette femme sâĂ©largissent ! comme quelque chose de ravissant est Ă©pandu sur elle, depuis sa chute ! Sa beautĂ© a-t-elle jamais Ă©tĂ© aussi Ă©clatante que le lendemain de sa chute, que dans les jours qui ont suivi sa chute ? Ce que lâauteur vous montre, câest la poĂ©sie de lâadultĂšre, et je vous demande encore une fois si ces pages lascives ne sont pas dâune immoralitĂ© profonde ! ! !
Jâarrive Ă la seconde citation. La seconde citation est une transition religieuse. Madame Bovary avait Ă©tĂ© trĂšs malade, aux portes du tombeau. Elle revient Ă la vie, sa convalescence est signalĂ©e par une petite transition religieuse.