Mais Emma, se rĂ©veillant, sâĂ©cria :
â Et la lettre ? et la lettre ?
On crut quâelle avait le dĂ©lire ; elle lâeut Ă partir de minuit : une fiĂšvre cĂ©rĂ©brale sâĂ©tait dĂ©clarĂ©e.
Pendant quarante-trois jours, Charles ne la quitta pas. Il abandonna tous ses malades ; il ne se couchait plus, il Ă©tait continuellement Ă lui tĂąter le pouls, Ă lui poser des sinapismes, des compresses dâeau froide. Il envoyait Justin jusquâĂ NeufchĂątel chercher de la glace ; la glace se fondait en route ; il le renvoyait. Il appela M.
Canivet en consultation ; il fit venir de Rouen le docteur LariviĂšre, son ancien maĂźtre ; il Ă©tait dĂ©sespĂ©rĂ©. Ce qui lâeffrayait le plus, câĂ©tait lâabattement dâEmma ; car elle ne parlait pas, nâentendait rien et mĂȘme semblait ne point souffrir, â comme si son corps et son Ăąme se fussent ensemble reposĂ©s de toutes leurs agitations.
Vers le milieu dâoctobre, elle put se tenir 431
assise dans son lit, avec des oreillers derriĂšre elle.
Charles pleura quand il la vit manger sa premiĂšre tartine de confitures. Les forces lui revinrent ; elle se levait quelques heures pendant lâaprĂšs-midi, et, un jour quâelle se sentait mieux, il essaya de lui faire faire, Ă son bras, un tour de promenade dans le jardin. Le sable des allĂ©es disparaissait sous les feuilles mortes ; elle marchait pas Ă pas, en traĂźnant ses pantoufles, et, sâappuyant de lâĂ©paule contre Charles, elle continuait Ă sourire.
Ils allĂšrent ainsi jusquâau fond, prĂšs de la terrasse. Elle se redressa lentement, se mit la main devant ses yeux, pour regarder ; elle regarda au loin, tout au loin ; mais il nây avait Ă lâhorizon que de grands feux dâherbe, qui fumaient sur les collines.
â Tu vas te fatiguer, ma chĂ©rie, dit Bovary.
Et, la poussant doucement pour la faire entrer sous la tonnelle :
â Assieds-toi donc sur ce banc ; tu seras bien.
â Oh ! non, pas lĂ , pas lĂ ! fit-elle dâune voix 432
défaillante.
Elle eut un Ă©tourdissement, et dĂšs le soir, sa maladie recommença, avec une allure plus incertaine, il est vrai, et des caractĂšres plus complexes. TantĂŽt elle souffrait au cĆur, puis dans la poitrine, dans le cerveau, dans les membres ; il lui survint des vomissements oĂč Charles crut apercevoir les premiers symptĂŽmes dâun cancer.
Et le pauvre garçon, par lĂ -dessus, avait des inquiĂ©tudes dâargent !
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XIV
Dâabord, il ne savait comment faire pour dĂ©dommager M. Homais de tous les mĂ©dicaments pris chez lui ; et, quoiquâil eĂ»t pu, comme mĂ©decin, ne pas les payer, nĂ©anmoins il rougissait un peu de cette obligation. Puis la dĂ©pense du mĂ©nage, Ă prĂ©sent que la cuisiniĂšre Ă©tait maĂźtresse, devenait effrayante ; les notes pleuvaient dans la maison ; les fournisseurs murmuraient ; M. Lheureux, surtout, le harcelait.
En effet, au plus fort de la maladie dâEmma, celui-ci, profitant de la circonstance pour exagĂ©rer sa facture, avait vite apportĂ© le manteau, le sac de nuit, deux caisses au lieu dâune, quantitĂ© dâautres choses encore. Charles eut beau dire quâil nâen avait pas besoin, le marchand rĂ©pondit arrogamment quâon lui avait commandĂ© tous ces articles et quâil ne les reprendrait pas ; dâailleurs, ce serait contrarier Madame dans sa convalescence ; Monsieur rĂ©flĂ©chirait ; bref, il 434
Ă©tait rĂ©solu Ă le poursuivre en justice plutĂŽt que dâabandonner ses droits et que dâemporter ses marchandises. Charles ordonna par la suite de les renvoyer Ă son magasin ; FĂ©licitĂ© oublia ; il avait dâautres soucis ; on nây pensa plus ; M. Lheureux revint Ă la charge, et, tour Ă tour menaçant et gĂ©missant, manĆuvra de telle façon, que Bovary finit par souscrire un billet Ă six mois dâĂ©chĂ©ance.
Mais Ă peine eut-il signĂ© ce billet, quâune idĂ©e audacieuse lui surgit : câĂ©tait dâemprunter mille francs Ă M. Lheureux. Donc, il demanda, dâun air embarrassĂ©, sâil nây avait pas moyen de les avoir, ajoutant que ce serait pour un an et au taux que lâon voudrait. Lheureux courut Ă sa boutique, en rapporta les Ă©cus et dicta un autre billet, par lequel Bovary dĂ©clarait devoir payer Ă son ordre, le premier septembre prochain, la somme de mille soixante-dix francs ; ce qui, avec les cent quatre-vingts dĂ©jĂ stipulĂ©s, faisait juste douze cent cinquante. Ainsi, prĂȘtant Ă six pour cent, augmentĂ© dâun quart de commission, et les fournitures lui rapportant un bon tiers pour le moins, cela devait, en douze mois, donner cent trente francs de bĂ©nĂ©fice ; et il espĂ©rait que 435
lâaffaire ne sâarrĂȘterait pas lĂ , quâon ne pourrait payer les billets, quâon les renouvellerait, et que son pauvre argent, sâĂ©tant nourri chez le mĂ©decin comme dans une maison de santĂ©, lui reviendrait, un jour, considĂ©rablement plus dodu, et gros Ă faire craquer le sac.
Tout, dâailleurs, lui rĂ©ussissait. Il Ă©tait adjudicataire dâune fourniture de cidre pour lâhĂŽpital de NeufchĂątel ; M. Guillaumin lui promettait des actions dans les tourbiĂšres de Grumesnil, et il rĂȘvait dâĂ©tablir un nouveau service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, Ă ruiner la guimbarde du Lion dâor, et qui, marchant plus vite, Ă©tant Ă prix plus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans les mains tout le commerce dâYonville.
Charles se demanda plusieurs fois par quel moyen, lâannĂ©e prochaine, pouvoir rembourser tant dâargent ; et il cherchait, imaginait des expĂ©dients, comme de recourir Ă son pĂšre ou de vendre quelque chose. Mais son pĂšre serait sourd, et il nâavait, lui, rien Ă vendre. Alors il dĂ©couvrait 436
de tels embarras, quâil Ă©cartait vite de sa conscience un sujet de mĂ©ditation aussi dĂ©sagrĂ©able. Il se reprochait dâen oublier Emma ; comme si, toutes ses pensĂ©es appartenant Ă cette femme, câeĂ»t Ă©tĂ© lui dĂ©rober quelque chose que de nây pas continuellement rĂ©flĂ©chir.
Lâhiver fut rude. La convalescence de Madame fut longue. Quand il faisait beau, on la poussait dans son fauteuil auprĂšs de la fenĂȘtre, celle qui regardait la Place ; car elle avait maintenant le jardin en antipathie, et la persienne de ce cĂŽtĂ© restait constamment fermĂ©e. Elle voulut que lâon vendĂźt le cheval ; ce quâelle aimait autrefois, Ă prĂ©sent lui dĂ©plaisait. Toutes ses idĂ©es paraissaient se borner au soin dâelle-mĂȘme. Elle restait dans son lit Ă faire de petites collations, sonnait sa domestique pour sâinformer de ses tisanes ou pour causer avec elle.
Cependant la neige sur le toit des halles jetait dans la chambre un reflet blanc, immobile ; ensuite ce fut la pluie qui tombait. Et Emma quotidiennement attendait, avec une sorte dâanxiĂ©tĂ©, lâinfaillible retour dâĂ©vĂ©nements minimes, qui pourtant ne lui importaient guĂšre.
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Le plus considĂ©rable Ă©tait, le soir, lâarrivĂ©e de lâ Hirondelle. Alors lâaubergiste criait et dâautres voix rĂ©pondaient, tandis que le falot dâHippolyte, qui cherchait des coffres sur la bĂąche, faisait comme une Ă©toile dans lâobscuritĂ©. Ă midi, Charles rentrait ; ensuite il sortait ; puis elle prenait un bouillon, et, vers cinq heures, Ă la tombĂ©e du jour, les enfants qui sâen revenaient de la classe, traĂźnant leurs sabots sur le trottoir, frappaient tous avec leurs rĂšgles la cliquette des auvents, les uns aprĂšs les autres.
CâĂ©tait Ă cette heure-lĂ que M. Bournisien venait la voir. Il sâenquĂ©rait de sa santĂ©, lui apportait des nouvelles et lâexhortait Ă la religion dans un petit bavardage cĂąlin qui ne manquait pas dâagrĂ©ment. La vue seule de sa soutane la rĂ©confortait.
Un jour, quâau plus fort de sa maladie elle sâĂ©tait crue agonisante, elle avait demandĂ© la communion ; et, Ă mesure que lâon faisait dans sa chambre les prĂ©paratifs pour le sacrement, que lâon disposait en autel la commode encombrĂ©e de sirops et que FĂ©licitĂ© semait par terre des fleurs 438
de dahlia, Emma sentait quelque chose de fort passant sur elle, qui la débarrassait de ses douleurs, de toute perception, de tout sentiment.
Sa chair allĂ©gĂ©e ne pesait plus, une autre vie commençait ; il lui sembla que son ĂȘtre, montant vers Dieu, allait sâanĂ©antir dans cet amour comme un encens allumĂ© qui se dissipe en vapeur. On aspergea dâeau bĂ©nite les draps du lit ; le prĂȘtre retira du saint ciboire la blanche hostie ; et ce fut en dĂ©faillant dâune joie cĂ©leste quâelle avança les lĂšvres pour accepter le corps du Sauveur qui se prĂ©sentait. Les rideaux de son alcĂŽve se gonflaient mollement, autour dâelle, en façon de nuĂ©es, et les rayons des deux cierges brĂ»lant sur la commode lui parurent ĂȘtre des gloires Ă©blouissantes. Alors elle laissa retomber sa tĂȘte, croyant entendre dans les espaces le chant des harpes sĂ©raphiques et apercevoir en un ciel dâazur, sur un trĂŽne dâor, au milieu des saints tenant des palmes vertes, Dieu le PĂšre tout Ă©clatant de majestĂ©, et qui dâun signe faisait descendre vers la terre des anges aux ailes de flamme pour lâemporter dans leurs bras.
Cette vision splendide demeura dans sa 439
mĂ©moire comme la chose la plus belle quâil fĂ»t possible de rĂȘver ; si bien quâĂ prĂ©sent elle sâefforçait dâen ressaisir la sensation, qui continuait cependant, mais dâune maniĂšre moins exclusive et avec une douceur aussi profonde.
Son Ăąme, courbatue dâorgueil, se reposait enfin dans lâhumilitĂ© chrĂ©tienne ; et, savourant le plaisir dâĂȘtre faible, Emma contemplait en elle-mĂȘme la destruction de sa volontĂ©, qui devait faire aux envahissements de la grĂące une large entrĂ©e. Il existait donc Ă la place du bonheur des fĂ©licitĂ©s plus grandes, un autre amour au-dessus de tous les amours, sans intermittence ni fin, et qui sâaccroĂźtrait Ă©ternellement ! Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un Ă©tat de puretĂ© flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel, et oĂč elle aspira dâĂȘtre. Elle voulut devenir une sainte. Elle acheta des chapelets, elle porta des amulettes ; elle souhaitait avoir dans sa chambre, au chevet de sa couche, un reliquaire enchĂąssĂ© dâĂ©meraudes, pour le baiser tous les soirs.
Le curĂ© sâĂ©merveillait de ces dispositions, bien que la religion dâEmma, trouvait-il, pĂ»t, Ă force 440
de ferveur, finir par friser lâhĂ©rĂ©sie et mĂȘme lâextravagance. Mais, nâĂ©tant pas trĂšs versĂ© dans ces matiĂšres sitĂŽt quâelles dĂ©passaient une certaine mesure, il Ă©crivit Ă M. Boulard, libraire de Monseigneur, de lui envoyer quelque chose de fameux pour une personne du sexe, qui Ă©tait pleine dâesprit. Le libraire, avec autant dâindiffĂ©rence que sâil eĂ»t expĂ©diĂ© de la quincaillerie Ă des nĂšgres, vous emballa pĂȘle-mĂȘle tout ce qui avait cours pour lors dans le nĂ©goce des livres pieux. CâĂ©taient de petits manuels par demandes et par rĂ©ponses, des pamphlets dâun ton rogue dans la maniĂšre de M.
de Maistre, et des espĂšces de romans Ă cartonnage rose et Ă style douceĂątre, fabriquĂ©s par des sĂ©minaristes troubadours ou des bas bleus repenties. Il y avait le Pensez-y bien ; lâHomme du monde aux pieds de Marie, par M. de ***, dĂ©corĂ© de plusieurs ordres ; Des Erreurs de Voltaire, Ă lâusage des jeunes gens, etc.
Madame Bovary nâavait pas encore
lâintelligence assez nette pour sâappliquer sĂ©rieusement Ă nâimporte quoi ; dâailleurs, elle entreprit ces lectures avec trop de prĂ©cipitation.
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Elle sâirrita contre les prescriptions du culte ; lâarrogance des Ă©crits polĂ©miques lui dĂ©plut par leur acharnement Ă poursuivre des gens quâelle ne connaissait pas ; et les contes profanes relevĂ©s de religion lui parurent Ă©crits dans une telle ignorance du monde, quâils lâĂ©cartĂšrent insensiblement des vĂ©ritĂ©s dont elle attendait la preuve. Elle persista pourtant, et, lorsque le volume lui tombait des mains, elle se croyait prise par la plus fine mĂ©lancolie catholique quâune Ăąme Ă©thĂ©rĂ©e pĂ»t concevoir.
Quant au souvenir de Rodolphe, elle lâavait descendu tout au fond de son cĆur ; et il restait lĂ , plus solennel et plus immobile quâune momie de roi dans un souterrain. Une exhalaison sâĂ©chappait de ce grand amour embaumĂ© et qui, passant Ă travers tout, parfumait de tendresse lâatmosphĂšre dâimmaculation oĂč elle voulait vivre. Quand elle se mettait Ă genoux sur son prie-Dieu gothique, elle adressait au Seigneur les mĂȘmes paroles de suavitĂ© quâelle murmurait jadis Ă son amant, dans les Ă©panchements de lâadultĂšre.
CâĂ©tait pour faire venir la croyance ; mais aucune dĂ©lectation ne descendait des cieux, et elle se 442
relevait, les membres fatiguĂ©s, avec le sentiment vague dâune immense duperie. Cette recherche, pensait-elle, nâĂ©tait quâun mĂ©rite de plus ; et dans lâorgueil de sa dĂ©votion, Emma se comparait Ă ces grandes dames dâautrefois, dont elle avait rĂȘvĂ© la gloire sur un portrait de la ValliĂšre, et qui, traĂźnant avec tant de majestĂ© la queue chamarrĂ©e de leurs longues robes, se retiraient en des solitudes pour y rĂ©pandre aux pieds du Christ toutes les larmes dâun cĆur que lâexistence blessait.
Alors elle se livra à des charités excessives.
Elle cousait des habits pour les pauvres ; elle envoyait du bois aux femmes en couches ; et Charles, un jour en rentrant, trouva dans la cuisine trois vauriens attablĂ©s qui mangeaient un potage. Elle fit revenir Ă la maison sa petite fille, que son mari, durant sa maladie, avait renvoyĂ©e chez la nourrice. Elle voulut lui apprendre Ă lire ; Berthe avait beau pleurer, elle ne sâirritait plus.
CâĂ©tait un parti pris de rĂ©signation, une indulgence universelle. Son langage, Ă propos de tout, Ă©tait plein dâexpressions idĂ©ales. Elle disait Ă son enfant : « Ta colique est-elle passĂ©e, mon 443