XXIX Une Charogne
Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux:
Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme lubrique, Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons.
Le soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu'ensemble elle avait joint; Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs bataillons
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 25 / 106
De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait comme une vague Ou s'élançait en pétillant
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague, Vivait en se multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique, Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique Agite et tourne dans son van.
Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche lente à venir
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers une chienne inquiète Nous regardait d'un oeil fâché,
Epiant le moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait lâché.
- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A cette horrible infection,
Etoile de mes yeux, soleil de ma nature, Vous, mon ange et ma passion!
Oui! telle vous serez, ô la reine des grâces, Apres les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses, Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté! dites à la vermine Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine De mes amours décomposés!
XXX De profundis clamavi
J'implore ta pitié, Toi, l'unique que j'aime, Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé.
C'est un univers morne à l'horizon plombé, Où nagent dans la nuit l'horreur et le blasphème;
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 26 / 106
Un soleil sans chaleur plane au-dessus six mois, Et les six autres mois la nuit couvre la terre; C'est un pays plus nu que la terre polaire
- Ni bêtes, ni ruisseaux, ni verdure, ni bois!
Or il n'est pas d'horreur au monde qui surpasse La froide cruauté de ce soleil de glace Et cette immense nuit semblable au vieux Chaos; Je jalouse le sort des plus vils animaux Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide, Tant l'écheveau du temps lentement se dévide!
XXXI Le Vampire
Toi qui, comme un coup de couteau,
Dans mon cœur plaintif es entrée;
Toi qui, forte comme un troupeau
De démons, vins, folle et parée,
De mon esprit humilié
Faire ton lit et ton domaine;
- Infâme à qui je suis lié