Avec ivresse et lente gourmandise
Ce grain d'encens qui remplit une église, Ou d'un sachet le musc invétéré?
Charme profond, magique, dont nous grise Dans le présent le passé restauré!
Ainsi l'amant sur un corps adoré
Du souvenir cueille la fleur exquise.
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 31 / 106
De ses cheveux élastiques et lourds, Vivant sachet, encensoir de l'alcôve, Une senteur montait, sauvage et fauve, Et des habits, mousseline ou velours, Tout imprégnés de sa jeunesse pure,
Se dégageait un parfum de fourrure.
III Le Cadre
Comme un beau cadre ajoute à la peinture, Bien qu'elle soit d'un pinceau très-vanté, Je ne sais quoi d'étrange et d'enchanté En l'isolant de l'immense nature,
Ainsi bijoux, meubles, métaux, dorure, S'adaptaient juste à sa rare beauté; Rien n'offusquait sa parfaite clarté, Et tout semblait lui servir de bordure.
Même on eût dit parfois qu'elle croyait Que tout voulait l'aimer; elle noyait Sa nudité voluptueusement
Dans les baisers du satin et du linge, Et, lente ou brusque, à chaque mouvement Montrait la grâce enfantine du singe.
IV Le Portrait
La Maladie et la Mort font des cendres De tout le feu qui pour nous flamboya.
De ces grands yeux si fervents et si tendres, De cette bouche où mon cœur se noya, De ces baisers puissants comme un dictame, De ces transports plus vifs que des rayons, Que reste-t-il? C'est affreux, ô mon âme!
Rien qu'un dessin fort pâle, aux trois crayons, Qui, comme moi, meurt dans la solitude, Et que le Temps, injurieux vieillard, Chaque jour frotte avec son aile rude...
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 32 / 106
Noir assassin de la Vie et de l'Art, Tu ne tueras jamais dans ma mémoire
Celle qui fut mon plaisir et ma gloire!
XXXIX
Je te donne ces vers afin que si mon nom Aborde heureusement aux époques lointaines, Et fait rêver un soir les cervelles humaines, Vaisseau favorisé par un grand aquilon, Ta mémoire, pareille aux fables incertaines, Fatigue le lecteur ainsi qu'un tympanon, Et par un fraternel et mystique chaînon Reste comme pendue à mes rimes hautaines; Etre maudit à qui, de l'abîme profond Jusqu'au plus haut du ciel, rien, hors moi, ne répond!
- O toi qui, comme une ombre à la trace éphémère, Foules d'un pied léger et d'un regard serein Les stupides mortels qui t'ont jugée amère, Statue aux yeux de jais, grand ange au front d'airain!
XL Semper eadem
"D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange, Montant comme la mer sur le roc noir et nu?"
- Quand notre cœur a fait une fois sa vendange Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu, Une douleur très simple et non mystérieuse Et, comme votre joie, éclatante pour tous.
Cessez donc de chercher, ô belle curieuse!
Et, bien que votre voix soit douce, taisez-vous!
Taisez-vous, ignorante! âme toujours ravie!
Bouche au rire enfantin! Plus encor que la Vie, La Mort nous tient souvent par des liens subtils.
Laissez, laissez mon cœur s'enivrer d'un mensonge, Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe Et sommeiller longtemps à l'ombre de vos cils!
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 33 / 106
XLI Tout entière
Le Démon, dans ma chambre haute
Ce matin est venu me voir,
Et, tâchant à me prendre en faute
Me dit: "Je voudrais bien savoir Parmi toutes les belles choses
Dont est fait son enchantement,
Parmi les objets noirs ou roses
Qui composent son corps charmant,