On dirait ton regard d'une vapeur couvert; Ton œil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert?) Alternativement tendre, rêveur, cruel, Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel.
Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés, Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés, Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord, Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort.
Tu ressembles parfois à ces beaux horizons Qu'allument les soleils des brumeuses saisons...
Comme tu resplendis, paysage mouillé Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé!
O femme dangereuse, ô séduisants climats!
Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas, Et saurai-je tirer de l'implacable hiver Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer?
LI Le Chat
I
Dans ma cervelle se promène,
Ainsi qu'en son appartement,
Un beau chat, fort, doux et charmant.
Quand il miaule, on l'entend à peine, Tant son timbre est tendre et discret; Mais que sa voix s'apaise ou gronde, Elle est toujours riche et profonde.
C'est là son charme et son secret.
Cette voix, qui perle et qui filtre
Dans mon fonds le plus ténébreux,
Me remplit comme un vers nombreux
Et me réjouit comme un philtre.
Elle endort les plus cruels maux
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 40 / 106
Et contient toutes les extases; Pour dire les plus longues phrases,
Elle n'a pas besoin de mots.
Non, il n'est pas d'archet qui morde Sur mon cœur, parfait instrument,
Et fasse plus royalement
Chanter sa plus vibrante corde,
Que ta voix, chat mystérieux,
Chat séraphique, chat étrange,
En qui tout est, comme en un ange,
Aussi subtil qu'harmonieux!
II
De sa fourrure blonde et brune
Sort un parfum si doux, qu'un soir
J'en fus embaumé, pour l'avoir
Caressée une fois, rien qu'une.
C'est l'esprit familier du lieu;
Il juge, il préside, il inspire
Toutes choses dans son empire;
Peut-être est-il fée, est-il dieu?
Quand mes yeux, vers ce chat que j'aime Tirés comme par un aimant,
Se retournent docilement
Et que je regarde en moi-même,
Je vois avec étonnement
Le feu de ses prunelles pâles,
Clairs fanaux, vivantes opales
Qui me contemplent fixement.
LII Le Beau Navire
Je veux te raconter, ô molle enchanteresse!
Les diverses beautés qui parent ta jeunesse; Je veux te peindre ta beauté,
Où l'enfance s'allie à la maturité.
Quand tu vas balayant l'air de ta jupe large,
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 41 / 106