Il était tard; ainsi qu'une médaille neuve La pleine lune s'étalait,
Et la solennité de la nuit, comme un fleuve, Sur Paris dormant ruisselait.
Et le long des maisons, sous les portes cochères, Des chats passaient furtivement
L'oreille au guet, ou bien, comme des ombres chères, Nous accompagnaient lentement.
Tout à coup, au milieu de l'intimité libre Eclose à la pâle clarté
De vous, riche et sonore instrument où ne vibre Que la radieuse gaieté,
De vous, claire et joyeuse ainsi qu'une fanfare Dans le matin étincelant
Une note plaintive, une note bizarre
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 36 / 106
S'échappa, tout en chancelant Comme une enfant chétive, horrible, sombre, immonde, Dont sa famille rougirait,
Et qu'elle aurait longtemps, pour la cacher au monde, Dans un caveau mise au secret.
Pauvre ange, elle chantait, votre note criarde:
"Que rien ici-bas n'est certain, Et que toujours, avec quelque soin qu'il se farde, Se trahit l'égoïsme humain;
Que c'est un dur métier que d'être belle femme, Et que c'est le travail banal
De la danseuse folle et froide qui se pâme Dans son sourire machinal;
Que bâtir sur les cœurs est une chose sotte; Que tout craque, amour et beauté,
Jusqu'à ce que l'Oubli les jette dans sa hotte Pour les rendre à l'Eternité!"
J'ai souvent évoqué cette lune enchantée, Ce silence et cette langueur,
Et cette confidence horrible chuchotée Au confessionnal du coeur.
XLVI L'Aube spirituelle
Quand chez les débauchés l'aube blanche et vermeille Entre en société de l'Idéal rongeur, Par l'opération d'un mystère vengeur Dans la brute assoupie un ange se réveille.
Des Cieux Spirituels l'inaccessible azur, Pour l'homme terrassé qui rêve encore et souffre, S'ouvre et s'enfonce avec l'attirance du gouffre.
Ainsi, chère Déesse, Etre lucide et pur, Sur les débris fumeux des stupides orgies Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant, A mes yeux agrandis voltige incessamment.
Le soleil a noirci la flamme des bougies;
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 37 / 106
Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil, Ame resplendissante, à l'immortel soleil!
XLVII Harmonie du Soir
Voici venir les temps où vibrant sur sa tige Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir; Les sons et les parfums tournent dans l'air du soir; Valse mélancolique et langoureux vertige!
Chaque fleur s'évapore ainsi qu'un encensoir; Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige; Valse mélancolique et langoureux vertige!
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir.
Le violon frémit comme un cœur qu'on afflige, Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir!
Le ciel est triste et beau comme un grand reposoir; Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige.
Un cœur tendre, qui hait le néant vaste et noir, Du passé lumineux recueille tout vestige!
Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige...
Ton souvenir en moi luit comme un ostensoir!
XLVIII Le Flacon
Il est de forts parfums pour qui toute matière Est poreuse. On dirait qu'ils pénètrent le verre.
En ouvrant un coffret venu de l'Orient Dont la serrure grince et rechigne en criant, Ou dans une maison déserte quelque armoire Pleine de l'âcre odeur des temps, poudreuse et noire, Parfois on trouve un vieux flacon qui se souvient, D'où jaillit toute vive une âme qui revient.
Mille pensers dormaient, chrysalides funèbres, Frémissant doucement dans les lourdes ténèbres, Qui dégagent leur aile et prennent leur essor, Teintés d'azur, glacés de rose, lamés d'or.
Voilà le souvenir enivrant qui voltige