© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 38 / 106
Dans l'air troublé; les yeux se ferment; le Vertige Saisit l'âme vaincue et la pousse à deux mains Vers un gouffre obscurci de miasmes humains; II la terrasse au bord d'un gouffre séculaire, Où, Lazare odorant déchirant son suaire, Se meut dans son réveil le cadavre spectral D'un vieil amour ranci, charmant et sépulcral.
Ainsi, quand je serai perdu dans la mémoire Des hommes, dans le coin d'une sinistre armoire Quand on m'aura jeté, vieux flacon désolé, Décrépit, poudreux, sale, abject, visqueux, fêlé, Je serai ton cercueil, aimable pestilence!
Le témoin de ta force et de ta virulence, Cher poison préparé par les anges! liqueur Qui me ronge, ô la vie et la mort de mon cœur!
XLIX Le Poison
Le vin sait revêtir le plus sordide bouge D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux Dans l'or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.
L'opium agrandit ce qui n'a pas de bornes, Allonge l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté, Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l'âme au delà de sa capacité.
Tout cela ne vaut pas le poison qui découle De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.
Tout cela ne vaut pas le terrible prodige De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remords, Et charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort!
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 39 / 106
L Ciel Brouillé
On dirait ton regard d'une vapeur couvert; Ton œil mystérieux (est-il bleu, gris ou vert?) Alternativement tendre, rêveur, cruel, Réfléchit l'indolence et la pâleur du ciel.
Tu rappelles ces jours blancs, tièdes et voilés, Qui font se fondre en pleurs les cœurs ensorcelés, Quand, agités d'un mal inconnu qui les tord, Les nerfs trop éveillés raillent l'esprit qui dort.
Tu ressembles parfois à ces beaux horizons Qu'allument les soleils des brumeuses saisons...
Comme tu resplendis, paysage mouillé Qu'enflamment les rayons tombant d'un ciel brouillé!
O femme dangereuse, ô séduisants climats!
Adorerai-je aussi ta neige et vos frimas, Et saurai-je tirer de l'implacable hiver Des plaisirs plus aigus que la glace et le fer?
LI Le Chat
I
Dans ma cervelle se promène,
Ainsi qu'en son appartement,
Un beau chat, fort, doux et charmant.
Quand il miaule, on l'entend à peine, Tant son timbre est tendre et discret; Mais que sa voix s'apaise ou gronde, Elle est toujours riche et profonde.
C'est là son charme et son secret.
Cette voix, qui perle et qui filtre
Dans mon fonds le plus ténébreux,
Me remplit comme un vers nombreux
Et me réjouit comme un philtre.
Elle endort les plus cruels maux
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 40 / 106
Et contient toutes les extases; Pour dire les plus longues phrases,