Comme le forçat à la chaîne,
Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l'ivrogne,
Comme aux vermines la charogne
- Maudite, maudite sois-tu!
J'ai prié le glaive rapide
De conquérir ma liberté,
Et j'ai dit au poison perfide
De secourir ma lâcheté.
Hélas! le poison et le glaive
M'ont pris en dédain et m'ont dit:
"Tu n'es pas digne qu'on t'enlève A ton esclavage maudit,
Imbécile! - de son empire
Si nos efforts te délivraient,
Tes baisers ressusciteraient
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 27 / 106
Le cadavre de ton vampire!"
XXXII
Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive, Comme au long d'un cadavre un cadavre étendu, Je me pris à songer près de ce corps vendu A la triste beauté dont mon désir se prive.
Je me représentai sa majesté native, Son regard de vigueur et de grâces armé, Ses cheveux qui lui font un casque parfumé, Et dont le souvenir pour l'amour me ravive.
Car j'eusse avec ferveur baisé ton noble corps, Et depuis tes pieds frais jusqu'à tes noires tresses Déroulé le trésor des profondes caresses, Si, quelque soir, d'un pleur obtenu sans effort Tu pouvais seulement, ô reine des cruelles!
Obscurcir la splendeur de tes froides prunelles.
XXXIII Remords posthume
Lorsque tu dormiras, ma belle ténébreuse, Au fond d'un monument construit en marbre noir, Et lorsque tu n'auras pour alcôve et manoir Qu'un caveau pluvieux et qu'une fosse creuse; Quand la pierre, opprimant ta poitrine peureuse Et tes flancs qu'assouplit un charmant nonchaloir, Empêchera ton cœur de battre et de vouloir, Et tes pieds de courir leur course aventureuse, Le tombeau, confident de mon rêve infini (Car le tombeau toujours comprendra le poète), Durant ces grandes nuits d'où le somme est banni, Te dira: "Que vous sert, courtisane imparfaite, De n'avoir pas connu ce que pleurent les morts?"
- Et le vers rongera ta peau comme un remords.
© "https://athena.unige.ch/" Baudelaire, Les Fleurs du Mal, p. 28 / 106
XXXIV Le Chat
Viens, mon beau chat, sur mon cœur amoureux; Retiens les griffes de ta patte,
Et laisse-moi plonger dans tes beaux yeux, Mêlés de métal et d'agate.
Lorsque mes doigts caressent à loisir Ta tête et ton dos élastique,
Et que ma main s'enivre du plaisir
De palper ton corps électrique,
Je vois ma femme en esprit. Son regard, Comme le tien, aimable bête
Profond et froid, coupe et fend comme un dard, Et, des pieds jusques à la tête,
Un air subtil, un dangereux parfum
Nagent autour de son corps brun.
XXXV Duellum
Deux guerriers ont couru l'un sur l'autre, leurs armes Ont éclaboussé l'air de lueurs et de sang.
Ces jeux, ces cliquetis du fer sont les vacarmes D'une jeunesse en proie à l'amour vagissant.
Les glaives sont brisés! comme notre jeunesse, Ma chère! Mais les dents, les ongles acérés, Vengent bientôt l'épée et la dague traîtresse.