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Savez-vous qu’il m’a fallu dĂ©chausser des pierres qu’autrefois je n’aurais pas cru pouvoir remuer, que des journĂ©es tout entiĂšres se sont passĂ©es dans ce labeur titanique et que parfois, le soir, j’étais heureux quand j’avais enlevĂ© un pouce carrĂ© de ce vieux ciment, devenu aussi dur que la pierre elle-mĂȘme ? Savez-vous, savez-vous que pour loger toute cette terre et toutes ces pierres que j’enterrais, il m’a fallu percer la voĂ»te d’un escalier, dans le tambour duquel tous ces dĂ©combres ont Ă©tĂ© tour Ă  tour ensevelis, si bien qu’aujourd’hui le tambour est plein, et que je ne saurais plus oĂč mettre une poignĂ©e de poussiĂšre ?

Savez-vous, enfin, que je croyais toucher au but de tous mes travaux, que je me sentais juste la force d’accomplir cette tĂąche, et que voilĂ  que Dieu non seulement recule ce but, mais le transporte je ne sais oĂč ? Ah ! je vous le dis, je vous le rĂ©pĂšte, je ne ferai plus rien dĂ©sormais pour essayer de reconquĂ©rir ma libertĂ©, puisque la volontĂ© de Dieu est qu’elle soit perdue Ă  tout 367

jamais. »

Edmond baissa la tĂȘte pour ne pas avouer Ă  cet homme que la joie d’avoir un compagnon l’empĂȘchait de compatir, comme il eĂ»t dĂ», Ă  la douleur qu’éprouvait le prisonnier de n’avoir pu se sauver.

L’abbĂ© Faria se laissa aller sur le lit d’Edmond, et Edmond resta debout.

Le jeune homme n’avait jamais songĂ© Ă  la fuite. Il y a de ces choses qui semblent tellement impossibles qu’on n’a pas mĂȘme l’idĂ©e de les tenter et qu’on les Ă©vite d’instinct. Creuser cinquante pieds sous la terre, consacrer Ă  cette opĂ©ration un travail de trois ans pour arriver, si on rĂ©ussit, Ă  un prĂ©cipice donnant Ă  pic sur la mer ; se prĂ©cipiter de cinquante, de soixante, de cent pieds peut-ĂȘtre, pour s’écraser, en tombant, la tĂȘte sur quelque rocher, si la balle des sentinelles ne vous a point dĂ©jĂ  tuĂ© auparavant ; ĂȘtre obligĂ©, si l’on Ă©chappe Ă  tous ces dangers, de faire en nageant une lieue, c’en Ă©tait trop pour qu’on ne se rĂ©signĂąt point, et nous avons vu que DantĂšs avait failli pousser cette rĂ©signation 368

jusqu’à la mort.

Mais maintenant que le jeune homme avait vu un vieillard se cramponner Ă  la vie avec tant d’énergie et lui donner l’exemple des rĂ©solutions dĂ©sespĂ©rĂ©es, il se mit Ă  rĂ©flĂ©chir et Ă  mesurer son courage. Un autre avait tentĂ© ce qu’il n’avait pas mĂȘme eu l’idĂ©e de faire ; un autre, moins jeune, moins fort, moins adroit que lui, s’était procurĂ©, Ă  force d’adresse et de patience, tous les instruments dont il avait besoin pour cette incroyable opĂ©ration, qu’une mesure mal prise avait pu seule faire Ă©chouer : un autre avait fait tout cela, rien n’était donc impossible Ă  DantĂšs : Faria avait percĂ© cinquante pieds, il en percerait cent, Faria, Ă  cinquante ans, avait mis trois ans Ă  son Ɠuvre ; il n’avait que la moitiĂ© de l’ñge de Faria, lui, il en mettrait six ; Faria, abbĂ©, savant, homme d’Église, n’avait pas craint de risquer la traversĂ©e du chĂąteau d’If Ă  l’üle de Daume, de Ratonneau ou de Lemaire ; lui, Edmond le marin, lui, DantĂšs le hardi plongeur, qui avait Ă©tĂ© si souvent chercher une branche de corail au fond de la mer, hĂ©siterait-il donc Ă  faire une lieue en nageant ? que fallait-il pour faire une lieue en 369

nageant ? une heure ? Eh bien, n’était-il donc pas restĂ© des heures entiĂšres Ă  la mer sans reprendre pied sur le rivage ! Non, non, DantĂšs n’avait besoin que d’ĂȘtre encouragĂ© par un exemple.

Tout ce qu’un autre a fait ou aurait pu faire, Dantùs le fera.

Le jeune homme réfléchit un instant.

« J’ai trouvĂ© ce que vous cherchiez », dit-il au vieillard.

Faria tressaillit.

« Vous ? dit-il, et en relevant la tĂȘte d’un air qui indiquait que si DantĂšs disait la vĂ©ritĂ©, le dĂ©couragement de son compagnon ne serait pas de longue durĂ©e ; vous, voyons, qu’avez-vous trouvĂ© ?

– Le corridor que vous avez percĂ© pour venir de chez vous ici s’étend dans le mĂȘme sens que la galerie extĂ©rieure, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Il doit n’en ĂȘtre Ă©loignĂ© que d’une quinzaine de pas ?

– Tout au plus.

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– Eh bien, vers le milieu du corridor nous perçons un chemin formant comme la branche d’une croix. Cette fois, vous prenez mieux vos mesures. Nous dĂ©bouchons sur la galerie extĂ©rieure. Nous tuons la sentinelle et nous nous Ă©vadons. Il ne faut, pour que ce plan rĂ©ussisse, que du courage, vous en avez ; que de la vigueur, je n’en manque pas. Je ne parle pas de la patience, vous avez fait vos preuves et je ferai les miennes.

– Un instant, rĂ©pondit l’abbĂ© ; vous n’avez pas su, mon cher compagnon, de quelle espĂšce est mon courage, et quel emploi je compte faire de ma force. Quand Ă  la patience, je crois avoir Ă©tĂ© assez patient en recommençant chaque matin la tĂąche de la nuit, et chaque nuit la tĂąche du jour.

Mais alors Ă©coutez-moi bien, jeune homme, c’est qu’il me semblait que je servais Dieu, en dĂ©livrant une de ses crĂ©atures qui, Ă©tant innocente, n’avait pu ĂȘtre condamnĂ©e.

– Eh bien, demanda DantĂšs, la chose n’en est-elle pas au mĂȘme point, et vous ĂȘtes-vous reconnu coupable depuis que vous m’avez 371

rencontré, dites ?

– Non, mais je ne veux pas le devenir.

Jusqu’ici je croyais n’avoir affaire qu’aux choses, voilĂ  que vous me proposez d’avoir affaire aux hommes. J’ai pu percer un mur et dĂ©truire un escalier, mais je ne percerai pas une poitrine et ne dĂ©truirai pas une existence. »

DantÚs fit un léger mouvement de surprise.

« Comment, dit-il, pouvant ĂȘtre libre, vous seriez retenu par un semblable scrupule ?

– Mais, vous-mĂȘme, dit Faria, pourquoi n’avez-vous pas un soir assommĂ© votre geĂŽlier avec le pied de votre table, revĂȘtu ses habits et essayĂ© de fuir ?

– C’est que l’idĂ©e ne m’en est pas venue, dit DantĂšs.

– C’est que vous avez une telle horreur instinctive pour un pareil crime, une telle horreur que vous n’y avez pas mĂȘme songĂ©, reprit le vieillard ; car dans les choses simples et permises nos appĂ©tits naturels nous avertissent que nous ne dĂ©vions pas de la ligne de notre droit. Le tigre, 372

qui verse le sang par nature, dont c’est l’état, la destination, n’a besoin que d’une chose, c’est que son odorat l’avertisse qu’il a une proie Ă  sa portĂ©e. AussitĂŽt, il bondit vers cette proie, tombe dessus et la dĂ©chire. C’est son instinct, et il y obĂ©it. Mais l’homme, au contraire, rĂ©pugne au sang ; ce ne sont point les lois sociales qui rĂ©pugnent au meurtre, ce sont les lois naturelles. »

DantĂšs resta confondu : c’était, en effet, l’explication de ce qui s’était passĂ© Ă  son insu dans son esprit ou plutĂŽt dans son Ăąme, car il y a des pensĂ©es qui viennent de la tĂȘte, et d’autres qui viennent du cƓur.

« Et puis, continua Faria, depuis tantĂŽt douze ans que je suis en prison, j’ai repassĂ© dans mon esprit toutes les Ă©vasions cĂ©lĂšbres. Je n’ai vu rĂ©ussir que rarement les Ă©vasions. Les Ă©vasions heureuses, les Ă©vasions couronnĂ©es d’un plein succĂšs, sont les Ă©vasions mĂ©ditĂ©es avec soin et lentement prĂ©parĂ©es ; c’est ainsi que le duc de Beaufort s’est Ă©chappĂ© du chĂąteau de Vincennes ; l’abbĂ© Dubuquoi du Fort-l’ÉvĂȘque, et Latude de 373

la Bastille. Il y a encore celles que le hasard peut offrir : celles-là sont les meilleures ; attendons une occasion, croyez-moi, et si cette occasion se présente, profitons-en.

– Vous avez pu attendre, vous, dit DantĂšs en soupirant ; ce long travail vous faisait une occupation de tous les instants, et quand vous n’aviez pas votre travail pour vous distraire, vous aviez vos espĂ©rances pour vous consoler.

– Puis, dit l’abbĂ©, je ne m’occupais point qu’à cela.

– Que faisiez-vous donc ?

– J’écrivais ou j’étudiais.

– On vous donne donc du papier, des plumes, de l’encre ?

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