â CâĂ©tait la dĂ©claration du cardinal Spada et le testament que lâon cherchait depuis si longtemps ? dit Edmond encore incrĂ©dule.
â Oui, mille fois oui.
â Qui lâa reconstruite ainsi ?
â Moi, qui, Ă lâaide du fragment restant, ai devinĂ© le reste en mesurant la longueur des lignes par celle du papier et en pĂ©nĂ©trant dans le sens cachĂ© au moyen du sens visible, comme on se guide dans un souterrain par un reste de lumiĂšre qui vient dâen haut.
â Et quâavez-vous fait quand vous avez cru avoir acquis cette conviction ?
â Jâai voulu partir et je suis parti Ă lâinstant mĂȘme, emportant avec moi le commencement de mon grand travail sur lâunitĂ© dâun royaume dâItalie ; mais depuis longtemps la police impĂ©riale, qui, dans ce temps, au contraire de ce que NapolĂ©on a voulu depuis, quand un fils lui fut nĂ©, voulait la division des provinces, avait les 450
yeux sur moi : mon dĂ©part prĂ©cipitĂ©, dont elle Ă©tait loin de deviner la cause, Ă©veilla ses soupçons, et au moment oĂč je mâembarquais Ă Piombino je fus arrĂȘtĂ©.
« Maintenant, continua Faria en regardant DantÚs avec une expression presque paternelle, maintenant, mon ami, vous en savez autant que moi : si nous nous sauvons jamais ensemble, la moitié de mon trésor est à vous ; et si je meurs ici et que vous vous sauviez seul, il vous appartient en totalité.
â Mais, demanda DantĂšs hĂ©sitant, ce trĂ©sor nâa-t-il pas dans ce monde quelque plus lĂ©gitime possesseur que nous ?
â Mais non, rassurez-vous, la famille est Ă©teinte complĂštement ; le dernier comte de Spada, dâailleurs, mâa fait son hĂ©ritier ; en me lĂ©guant ce brĂ©viaire symbolique il mâa lĂ©guĂ© ce quâil contenait ; non, non, tranquillisez-vous : si nous mettons la main sur cette fortune, nous pourrons en jouir sans remords.
â Et vous dites que ce trĂ©sor renferme...
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â Deux millions dâĂ©cus romains, treize millions Ă peu prĂšs de notre monnaie.
â Impossible ! dit DantĂšs effrayĂ© par lâĂ©normitĂ© de la somme.
â Impossible ! et pourquoi ? reprit le vieillard.
La famille Spada Ă©tait une des plus vieilles et des plus puissantes familles du quinziĂšme siĂšcle.
Dâailleurs, dans ces temps oĂč toute spĂ©culation et toute industrie Ă©taient absentes, ces agglomĂ©rations dâor et de bijoux ne sont pas rares, il y a encore aujourdâhui des familles romaines qui meurent de faim prĂšs dâun million en diamants et en pierreries transmis par majorat, et auquel elles ne peuvent toucher. »
Edmond croyait rĂȘver : il flottait entre lâincrĂ©dulitĂ© et la joie.
« Je nâai gardĂ© si longtemps le secret avec vous, continua Faria, dâabord que pour vous Ă©prouver, et ensuite pour vous surprendre ; si nous nous fussions Ă©vadĂ©s avant mon accĂšs de catalepsie, je vous conduisais Ă Monte-Cristo ; maintenant, ajouta-t-il avec un soupir, câest vous qui mây conduirez. Eh bien, DantĂšs, vous ne me 452
remerciez pas ?
â Ce trĂ©sor vous appartient, mon ami, dit DantĂšs, il appartient Ă vous seul, et je nây ai aucun droit : je ne suis point votre parent.
â Vous ĂȘtes mon fils, DantĂšs ! sâĂ©cria le vieillard, vous ĂȘtes lâenfant de ma captivitĂ© ; mon Ă©tat me condamnait au cĂ©libat : Dieu vous a envoyĂ© Ă moi pour consoler Ă la fois lâhomme qui ne pouvait ĂȘtre pĂšre et le prisonnier qui ne pouvait ĂȘtre libre. »
Et Faria tendit le bras qui lui restait au jeune homme qui se jeta Ă son cou en pleurant.
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Le troisiĂšme accĂšs
Maintenant que ce trĂ©sor, qui avait Ă©tĂ© si longtemps lâobjet des mĂ©ditations de lâabbĂ©, pouvait assurer le bonheur Ă venir de celui que Faria aimait vĂ©ritablement comme son fils, il avait encore doublĂ© de valeur Ă ses yeux ; tous les jours il sâappesantissait sur la quotitĂ© de ce trĂ©sor, expliquant Ă DantĂšs tout ce quâavec treize ou quatorze millions de fortune un homme dans nos temps modernes pouvait faire de bien Ă ses amis ; et alors le visage de DantĂšs se rembrunissait, car le serment de vengeance quâil avait fait se reprĂ©sentait Ă sa pensĂ©e, et il songeait, lui, combien dans nos temps modernes aussi un homme avec treize ou quatorze millions de fortune pouvait faire de mal Ă ses ennemis.
LâabbĂ© ne connaissait pas lâĂźle de Monte-454
Cristo mais DantĂšs la connaissait : il avait souvent passĂ© devant cette Ăźle, situĂ©e Ă vingt-cinq milles de la Pianosa, entre la Corse et lâĂźle dâElbe, et une fois mĂȘme il y avait relĂąchĂ©. Cette Ăźle Ă©tait, avait toujours Ă©tĂ© et est encore complĂštement dĂ©serte ; câest un rocher de forme presque conique, qui semble avoir Ă©tĂ© poussĂ© par quelque cataclysme volcanique du fond de lâabĂźme Ă la surface de la mer.
DantĂšs faisait le plan de lâĂźle Ă Faria, et Faria donnait des conseils Ă DantĂšs sur les moyens Ă employer pour retrouver le trĂ©sor.
Mais DantĂšs Ă©tait loin dâĂȘtre aussi enthousiaste et surtout aussi confiant que le vieillard. Certes, il Ă©tait bien certain maintenant que Faria nâĂ©tait pas fou, et la façon dont il Ă©tait arrivĂ© Ă la dĂ©couverte qui avait fait croire Ă sa folie redoublait encore son admiration pour lui ; mais aussi il ne pouvait croire que ce dĂ©pĂŽt, en supposant quâil eĂ»t existĂ©, existĂąt encore, et, quand il ne regardait pas le trĂ©sor comme chimĂ©rique, il le regardait du moins comme absent.
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Cependant, comme si le destin eĂ»t voulu ĂŽter aux prisonniers leur derniĂšre espĂ©rance et leur faire comprendre quâils Ă©taient condamnĂ©s Ă une prison perpĂ©tuelle, un nouveau malheur les atteignit : la galerie du bord de la mer, qui depuis longtemps menaçait ruine, avait Ă©tĂ© reconstruite ; on avait rĂ©parĂ© les assises et bouchĂ© avec dâĂ©normes quartiers de roc le trou dĂ©jĂ Ă demi comblĂ© par DantĂšs. Sans cette prĂ©caution, qui avait Ă©tĂ© suggĂ©rĂ©e, on se le rappelle, au jeune homme par lâabbĂ©, leur malheur Ă©tait bien plus grand encore, car on dĂ©couvrait leur tentative dâĂ©vasion, et on les sĂ©parait indubitablement : une nouvelle porte, plus forte, plus inexorable que les autres, sâĂ©tait donc encore refermĂ©e sur eux.
« Vous voyez bien, disait le jeune homme avec une douce tristesse Ă Faria, que Dieu veut mâĂŽter jusquâau mĂ©rite de ce que vous appelez mon dĂ©vouement pour vous. Je vous ai promis de rester Ă©ternellement avec vous, et je ne suis plus libre maintenant de ne pas tenir ma promesse ; je nâaurai pas plus le trĂ©sor que vous, et nous ne sortirons dâici ni lâun ni lâautre. Au reste, mon 456
vĂ©ritable trĂ©sor, voyez-vous, mon ami, nâest pas celui qui mâattendait sous les sombres roches de Monte-Cristo, câest votre prĂ©sence, câest notre cohabitation de cinq ou six heures par jour, malgrĂ© nos geĂŽliers ; ce sont ces rayons dâintelligence que vous avez versĂ©s dans mon cerveau, ces langues que vous avez implantĂ©es dans ma mĂ©moire et qui y poussent avec toutes leurs ramifications philologiques. Ces sciences diverses que vous mâavez rendues si faciles par la profondeur de la connaissance que vous en avez et la nettetĂ© des principes oĂč vous les avez rĂ©duites, voilĂ mon trĂ©sor, ami, voilĂ en quoi vous mâavez fait riche et heureux. Croyez-moi et consolez-vous, cela vaut mieux pour moi que des tonnes dâor et des caisses de diamants, ne fussent-elles pas problĂ©matiques, comme ces nuages que lâon voit le matin flotter sur la mer, que lâon prend pour des terres fermes, et qui sâĂ©vaporent, se volatilisent et sâĂ©vanouissent Ă mesure quâon sâen approche. Vous avoir prĂšs de moi le plus longtemps possible, Ă©couter votre voix Ă©loquente orner mon esprit, retremper mon Ăąme, faire toute mon organisation capable de 457
grandes et terribles choses si jamais je suis libre, les emplir si bien que le dĂ©sespoir auquel jâĂ©tais prĂȘt Ă me laisser aller quand je vous ai connu nây trouve plus de place, voilĂ ma fortune, Ă moi : celle-lĂ nâest point chimĂ©rique ; je vous la dois bien vĂ©ritable, et tous les souverains de la terre, fussent-ils des CĂ©sar Borgia, ne viendraient pas Ă bout de me lâenlever. »
Ainsi, ce furent pour les deux infortunĂ©s, sinon dâheureux jours, du moins des jours assez promptement Ă©coulĂ©s que les jours qui suivirent.
Faria, qui pendant de si longues annĂ©es avait gardĂ© le silence sur le trĂ©sor, en reparlait maintenant Ă toute occasion. Comme il lâavait prĂ©vu, il Ă©tait restĂ© paralysĂ© du bras droit et de la jambe gauche, et avait Ă peu prĂšs perdu tout espoir dâen jouir lui-mĂȘme ; mais il rĂȘvait toujours pour son jeune compagnon une dĂ©livrance ou une Ă©vasion, et il en jouissait pour lui. De peur que la lettre ne fĂ»t un jour Ă©garĂ©e ou perdue, il avait forcĂ© DantĂšs de lâapprendre par cĆur, et DantĂšs la savait depuis le premier jusquâau dernier mot. Alors il avait dĂ©truit la seconde partie, certain quâon pouvait retrouver et 458
saisir la premiĂšre sans en deviner le vĂ©ritable sens. Quelquefois, des heures entiĂšres se passĂšrent pour Faria Ă donner des instructions Ă DantĂšs, instructions qui devaient lui servir au jour de sa libertĂ©. Alors, une fois libre, du jour, de lâheure, du moment oĂč il serait libre, il ne devait plus avoir quâune seule et unique pensĂ©e, gagner Monte-Cristo par un moyen quelconque, y rester seul sous un prĂ©texte qui ne donnĂąt point de soupçons, et, une fois lĂ , une fois seul, tĂącher de retrouver les grottes merveilleuses et fouiller lâendroit indiquĂ©. Lâendroit indiquĂ©, on se le rappelle, câest lâangle le plus Ă©loignĂ© de la seconde ouverture.
En attendant, les heures passaient, sinon rapides, du moins supportables. Faria, comme nous lâavons dit, sans avoir retrouvĂ© lâusage de sa main et de son pied, avait reconquis toute la nettetĂ© de son intelligence, et avait peu Ă peu, outre les connaissances morales que nous avons dĂ©taillĂ©es, appris Ă son jeune compagnon ce mĂ©tier patient et sublime du prisonnier, qui de rien sait faire quelque chose. Ils sâoccupaient donc Ă©ternellement, Faria de peur de se voir 459
vieillir, DantĂšs de peur de se rappeler son passĂ© presque Ă©teint, et qui ne flottait plus au plus profond de sa mĂ©moire que comme une lumiĂšre lointaine Ă©garĂ©e dans la nuit ; tout allait ainsi, comme dans ces existences oĂč le malheur nâa rien dĂ©rangĂ© et qui sâĂ©coulent machinales et calmes sous lâĆil de la Providence.
Mais, sous ce calme superficiel, il y avait dans le cĆur du jeune homme, et dans celui du vieillard peut-ĂȘtre, bien des Ă©lans retenus, bien des soupirs Ă©touffĂ©s, qui se faisaient jour lorsque Faria Ă©tait restĂ© seul et quâEdmond Ă©tait rentrĂ© chez lui.
Une nuit, Edmond se rĂ©veilla en sursaut, croyant sâĂȘtre entendu appeler.
Il ouvrit les yeux et essaya de percer les Ă©paisseurs de lâobscuritĂ©.
Son nom, ou plutĂŽt une voix plaintive qui essayait dâarticuler son nom, arriva jusquâĂ lui.
Il se leva sur son lit, la sueur de lâangoisse au front, et Ă©couta. Plus de doute, la plainte venait du cachot de son compagnon.
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« Grand Dieu ! murmura DantÚs ; serait-ce... ? »
Et il dĂ©plaça son lit, tira la pierre, sâĂ©lança dans le corridor et parvint Ă lâextrĂ©mitĂ© opposĂ©e ; la dalle Ă©tait levĂ©e.
Ă la lueur de cette lampe informe et vacillante dont nous avons parlĂ©, Edmond vit le vieillard pĂąle, debout encore et se cramponnant au bois de son lit. Ses traits Ă©taient bouleversĂ©s par ces horribles symptĂŽmes quâil connaissait dĂ©jĂ et qui lâavaient tant Ă©pouvantĂ© lorsquâils Ă©taient apparus pour la premiĂšre fois.