â Oui. Rebouchez votre trou avec prĂ©caution, ne travaillez plus, ne vous occupez de rien, et attendez de mes nouvelles.
â Qui ĂȘtes-vous au moins... dites-moi qui vous ĂȘtes ?
â Je suis... je suis... le n° 27.
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â Vous dĂ©fiez-vous donc de moi ? » demanda DantĂšs.
Edmond crut entendre comme un rire amer percer la voĂ»te et monter jusquâĂ lui.
« Oh ! je suis bon chrĂ©tien, sâĂ©cria-t-il, devinant instinctivement que cet homme songeait Ă lâabandonner ; je vous jure sur le Christ que je me ferai tuer plutĂŽt que de laisser entrevoir Ă vos bourreaux et aux miens lâombre de la vĂ©ritĂ© ; mais, au nom du Ciel, ne me privez pas de votre prĂ©sence, ne me privez pas de votre voix, ou, je vous le jure, car je suis au bout de ma force, je me brise la tĂȘte contre la muraille, et vous aurez ma mort Ă vous reprocher.
â Quel Ăąge avez-vous ? votre voix semble ĂȘtre celle dâun jeune homme.
â Je ne sais pas mon Ăąge, car je nâai pas mesurĂ© le temps depuis que je suis ici. Ce que je sais, câest que jâallais avoir dix-neuf ans lorsque jâai Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©, le 18 fĂ©vrier 1815.
â Pas tout Ă fait vingt-six ans, murmura la voix. Allons, Ă cet Ăąge on nâest pas encore un 350
traĂźtre.
â Oh ! non ! non ! je vous le jure, rĂ©pĂ©ta DantĂšs. Je vous lâai dĂ©jĂ dit et je vous le redis, je me ferai couper en morceaux plutĂŽt que de vous trahir.
â Vous avez bien fait de me parler ; vous avez bien fait de me prier, car jâallais former un autre plan et mâĂ©loigner de vous. Mais votre Ăąge me rassure, je vous rejoindrai, attendez-moi.
â Quand cela ?
â Il faut que je calcule nos chances ; laissez-moi vous donner le signal.
â Mais vous ne mâabandonnerez pas, vous ne me laisserez pas seul, vous viendrez Ă moi, ou vous me permettrez dâaller Ă vous ? Nous fuirons ensemble, et si nous ne pouvons fuir, nous parlerons, vous des gens que vous aimez, moi des gens que jâaime. Vous devez aimer quelquâun ?
â Je suis seul au monde.
â Alors vous mâaimerez, moi : si vous ĂȘtes jeune, je serai votre camarade ; si vous ĂȘtes vieux je serai votre fils. Jâai un pĂšre qui doit avoir 351
soixante-dix ans, sâil vit encore ; je nâaimais que lui et une jeune fille quâon appelait MercĂ©dĂšs.
Mon pĂšre ne mâa pas oubliĂ©, jâen suis sĂ»r ; mais elle, Dieu sait si elle pense encore Ă moi. Je vous aimerai comme jâaimais mon pĂšre.
â Câest bien, dit le prisonnier, Ă demain. »
Ce peu de paroles furent dites avec un accent qui convainquit DantĂšs ; il nâen demanda pas davantage, se releva, prit les mĂȘmes prĂ©cautions pour les dĂ©bris tirĂ©s du mur quâil avait dĂ©jĂ prises, et repoussa son lit contre la muraille.
DĂšs lors, DantĂšs se laissa aller tout entier Ă son bonheur ; il nâallait plus ĂȘtre seul certainement, peut-ĂȘtre mĂȘme allait-il ĂȘtre libre ; le pis aller, sâil restait prisonnier, Ă©tait dâavoir un compagnon ; or la captivitĂ© partagĂ©e nâest plus quâune demi-captivitĂ©. Les plaintes quâon met en commun sont presque des priĂšres ; des priĂšres quâon fait Ă deux sont presque des actions de grĂąces.
Toute la journĂ©e, DantĂšs alla et vint dans son cachot, le cĆur bondissant de joie. De temps en temps, cette joie lâĂ©touffait : il sâasseyait sur son 352
lit, pressant sa poitrine avec sa main. Au moindre bruit quâil entendait dans le corridor, il bondissait vers la porte. Une fois ou deux, cette crainte quâon le sĂ©parĂąt de cet homme quâil ne connaissait point, et que cependant il aimait dĂ©jĂ comme un ami, lui passa par le cerveau. Alors il Ă©tait dĂ©cidĂ© : au moment oĂč le geĂŽlier Ă©carterait son lit, baisserait la tĂȘte pour examiner lâouverture, il lui briserait la tĂȘte avec le pavĂ© sur lequel Ă©tait posĂ©e sa cruche.
On le condamnerait Ă mort, il le savait bien ; mais nâallait-il pas mourir dâennui et de dĂ©sespoir au moment oĂč ce bruit miraculeux lâavait rendu Ă la vie ?
Le soir le geĂŽlier vint ; DantĂšs Ă©tait sur son lit, de lĂ il lui semblait quâil gardait mieux lâouverture inachevĂ©e. Sans doute il regarda le visiteur importun dâun Ćil Ă©trange, car celui-ci lui dit :
« Voyons, allez-vous redevenir encore fou ? »
DantĂšs ne rĂ©pondit rien, il craignait que lâĂ©motion de sa voix ne le trahĂźt.
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Le geĂŽlier se retira en secouant la tĂȘte.
La nuit arrivĂ©e, DantĂšs crut que son voisin profiterait du silence et de lâobscuritĂ© pour renouer la conversation avec lui, mais il se trompait ; la nuit sâĂ©coula sans quâaucun bruit rĂ©pondĂźt Ă sa fiĂ©vreuse attente. Mais le lendemain, aprĂšs la visite du matin, et comme il venait dâĂ©carter son lit de la muraille, il entendit frapper trois coups Ă intervalles Ă©gaux ; il se prĂ©cipita Ă genoux.
« Est-ce vous ? dit-il ; me voilà !
â Votre geĂŽlier est-il parti ? demanda la voix.
â Oui, rĂ©pondit DantĂšs, il ne reviendra que ce soir, nous avons douze heures de libertĂ©.
â Je puis donc agir ? dit la voix.
â Oh ! oui, oui, sans retard, Ă lâinstant mĂȘme, je vous en supplie. »
AussitĂŽt, la portion de terre sur laquelle DantĂšs, Ă moitiĂ© perdu dans lâouverture, appuyait ses deux mains sembla cĂ©der sous lui ; il se rejeta en arriĂšre, tandis quâune masse de terre et de pierres dĂ©tachĂ©es se prĂ©cipitait dans un trou qui 354
venait de sâouvrir au-dessous de lâouverture que lui-mĂȘme avait faite ; alors, au fond de ce trou sombre et dont il ne pouvait mesurer la profondeur, il vit paraĂźtre une tĂȘte, des Ă©paules et enfin un homme tout entier qui sortit avec assez dâagilitĂ© de lâexcavation pratiquĂ©e.
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