â Regardez bien, dit lâabbĂ© en souriant.
â Je regarde de tous mes yeux, dit DantĂšs, et je ne vois rien quâun papier Ă demi brĂ»lĂ©, et sur 425
lequel sont tracés des caractÚres gothiques avec une encre singuliÚre.
â Ce papier, mon ami, dit Faria, est, je puis vous tout avouer maintenant, puisque je vous ai Ă©prouvĂ©, ce papier, câest mon trĂ©sor, dont Ă compter dâaujourdâhui la moitiĂ© vous appartient. »
Une sueur froide passa sur le front de DantĂšs.
JusquâĂ ce jour, et pendant quel espace de temps !
il avait Ă©vitĂ© de parler avec Faria de ce trĂ©sor, source de lâaccusation de folie qui pesait sur le pauvre abbĂ© ; avec sa dĂ©licatesse instinctive, Edmond avait prĂ©fĂ©rĂ© ne pas toucher cette corde douloureusement vibrante ; et, de son cĂŽtĂ©, Faria sâĂ©tait tu. Il avait pris le silence du vieillard pour un retour Ă la raison ; aujourdâhui, ces quelques mots, Ă©chappĂ©s Ă Faria aprĂšs une crise si pĂ©nible, semblaient annoncer une grave rechute dâaliĂ©nation mentale.
« Votre trésor ? » balbutia DantÚs.
Faria sourit.
« Oui, dit-il ; en tout point vous ĂȘtes un noble 426
cĆur, Edmond, et je comprends, Ă votre pĂąleur et Ă votre frisson, ce qui se passe en vous en ce moment. Non, soyez tranquille, je ne suis pas fou.
Ce trĂ©sor existe, DantĂšs, et sâil ne mâa pas Ă©tĂ© donnĂ© de le possĂ©der, vous le possĂ©derez, vous : personne nâa voulu mâĂ©couter ni me croire parce quâon me jugeait fou ; mais vous, qui devez savoir que je ne le suis pas, Ă©coutez-moi, et vous me croirez aprĂšs si vous voulez.
â HĂ©las ! murmura Edmond en lui-mĂȘme, le voilĂ retombĂ© ! ce malheur me manquait. »
Puis tout haut :
« Mon ami, dit-il Ă Faria, votre accĂšs vous a peut-ĂȘtre fatiguĂ©, ne voulez-vous pas prendre un peu de repos ? Demain, si vous le dĂ©sirez, jâentendrai votre histoire, mais aujourdâhui je veux vous soigner, voilĂ tout. Dâailleurs, continua-t-il en souriant, un trĂ©sor, est-ce bien pressĂ© pour nous ?
â Fort pressĂ©, Edmond ! rĂ©pondit le vieillard.
Qui sait si demain, aprĂšs-demain peut-ĂȘtre, nâarrivera pas le troisiĂšme accĂšs ? Songez que tout serait fini alors ! Oui, câest vrai, souvent jâai 427
pensĂ© avec un amer plaisir Ă ces richesses, qui feraient la fortune de dix familles, perdues pour ces hommes qui me persĂ©cutaient : cette idĂ©e me servait de vengeance, et je la savourais lentement dans la nuit de mon cachot et dans le dĂ©sespoir de ma captivitĂ©. Mais Ă prĂ©sent que jâai pardonnĂ© au monde pour lâamour de vous, maintenant que je vous vois jeune et plein dâavenir, maintenant que je songe Ă tout ce qui peut rĂ©sulter pour vous de bonheur Ă la suite dâune pareille rĂ©vĂ©lation, je frĂ©mis du retard, et je tremble de ne pas assurer Ă un propriĂ©taire si digne que vous lâĂȘtes la possession de tant de richesses enfouies. »
Edmond dĂ©tourna la tĂȘte en soupirant.
« Vous persistez dans votre incrĂ©dulitĂ©, Edmond, poursuivit Faria, ma voix ne vous a point convaincu ? Je vois quâil vous faut des preuves. Eh bien, lisez ce papier que je nâai montrĂ© Ă personne.
â Demain, mon ami, dit Edmond rĂ©pugnant Ă se prĂȘter Ă la folie du vieillard ; je croyais quâil Ă©tait convenu que nous ne parlerions de cela que demain.
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â Nous nâen parlerons que demain, mais lisez ce papier aujourdâhui.
â Ne lâirritons point », pensa Edmond.
Et, prenant ce papier, dont la moitiĂ© manquait, consumĂ©e quâelle avait Ă©tĂ© sans doute par quelque accident, il lut.
Ce trésor qui peut monter à deux
dâĂ©cus romains dans lâangle le plus Ă©lde la seconde ouverture, lequel
déclare lui appartenir en toute protier
25 avril 149
« Eh bien, dit Faria quand le jeune homme eut fini sa lecture.
â Mais rĂ©pondit DantĂšs, je ne vois lĂ que des lignes tronquĂ©es, des mots sans suite ; les caractĂšres sont interrompus par lâaction du feu et restent inintelligibles.
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â Pour vous, mon ami, qui les lisez pour la premiĂšre fois, mais pas pour moi qui ai pĂąli dessus pendant bien des nuits, qui ai reconstruit chaque phrase, complĂ©tĂ© chaque pensĂ©e.
â Et vous croyez avoir trouvĂ© ce sens suspendu ?
â Jâen suis sĂ»r, vous en jugerez vous-mĂȘme ; mais dâabord Ă©coutez lâhistoire de ce papier.
â Silence ! sâĂ©cria DantĂšs... Des pas !... On approche... je pars... Adieu ! »
Et DantĂšs, heureux dâĂ©chapper Ă lâhistoire et Ă lâexplication qui nâeussent pas manquĂ© de lui confirmer le malheur de son ami, se glissa comme une couleuvre par lâĂ©troit couloir, tandis que Faria rendu Ă une sorte dâactivitĂ© par la terreur, repoussait du pied la dalle quâil recouvrait dâune natte afin de cacher aux yeux la solution de continuitĂ© quâil nâavait pas eu le temps de faire disparaĂźtre.
CâĂ©tait le gouverneur qui, ayant appris par le geĂŽlier lâaccident de Faria, venait sâassurer par lui-mĂȘme de sa gravitĂ©.
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Faria le reçut assis, Ă©vita tout geste compromettant, et parvint Ă cacher au gouverneur la paralysie qui avait dĂ©jĂ frappĂ© de mort la moitiĂ© de sa personne. Sa crainte Ă©tait que le gouverneur, touchĂ© de pitiĂ© pour lui, ne le voulĂ»t mettre dans une prison plus saine et ne le sĂ©parĂąt ainsi de son jeune compagnon ; mais il nâen fut heureusement pas ainsi, et le gouverneur se retira convaincu que son pauvre fou, pour lequel il ressentait au fond du cĆur une certaine affection, nâĂ©tait atteint que dâune indisposition lĂ©gĂšre.