Le barbier livournais se mit Ă la besogne sans observation.
Lorsque lâopĂ©ration fut terminĂ©e, lorsque Edmond sentit son menton entiĂšrement rasĂ©, lorsque ses cheveux furent rĂ©duits Ă la longueur ordinaire, il demanda un miroir et se regarda.
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Il avait alors trente-trois ans, comme nous lâavons dit, et ces quatorze annĂ©es de prison avaient pour ainsi dire apportĂ© un grand changement moral dans sa figure.
DantĂšs Ă©tait entrĂ© au chĂąteau dâIf avec ce visage rond, riant et Ă©panoui du jeune homme heureux, Ă qui les premiers pas dans la vie ont Ă©tĂ© faciles, et qui compte sur lâavenir comme sur la dĂ©duction naturelle du passĂ© : tout cela Ă©tait bien changĂ©.
Sa figure ovale sâĂ©tait allongĂ©e, sa bouche rieuse avait pris ces lignes fermes et arrĂȘtĂ©es qui indiquent la rĂ©solution ; ses sourcils sâĂ©taient arquĂ©s sous une ride unique, pensive ; ses yeux sâĂ©taient empreints dâune profonde tristesse, du fond de laquelle jaillissaient de temps en temps de sombres Ă©clairs, de la misanthropie et de la haine ; son teint, Ă©loignĂ© si longtemps de la lumiĂšre du jour et des rayons du soleil, avait pris cette couleur mate qui fait, quand leur visage est encadrĂ© dans des cheveux noirs, la beautĂ© aristocratique des hommes du Nord ; cette science profonde quâil avait acquise avait, en 524
outre, reflĂ©tĂ© sur tout son visage une aurĂ©ole dâintelligente sĂ©curitĂ© ; en outre, il avait, quoique naturellement dâune taille assez haute, acquis cette vigueur trapue dâun corps toujours concentrant ses forces en lui.
Ă lâĂ©lĂ©gance des formes nerveuses et grĂȘles avait succĂ©dĂ© la soliditĂ© des formes arrondies et musculeuses. Quant Ă sa voix, les priĂšres, les sanglots et les imprĂ©cations lâavaient changĂ©e, tantĂŽt en un timbre dâune douceur Ă©trange, tantĂŽt en une accentuation rude et presque rauque.
En outre, sans cesse dans un demi-jour et dans lâobscuritĂ©, ses yeux avaient acquis cette singuliĂšre facultĂ© de distinguer les objets pendant la nuit, comme font ceux de lâhyĂšne et du loup.
Edmond sourit en se voyant : il Ă©tait impossible que son meilleur ami, si toutefois il lui restait un ami, le reconnĂ»t ; il ne se reconnaissait mĂȘme pas lui-mĂȘme.
Le patron de la Jeune-AmĂ©lie, qui tenait beaucoup Ă garder parmi ses gens un homme de la valeur dâEdmond, lui avait proposĂ© quelques avances sur sa part de bĂ©nĂ©fices futurs, et 525
Edmond avait acceptĂ© ; son premier soin, en sortant de chez le barbier qui venait dâopĂ©rer chez lui cette premiĂšre mĂ©tamorphose, fut donc dâentrer dans un magasin et dâacheter un vĂȘtement complet de matelot : ce vĂȘtement, comme on le sait, est fort simple : il se compose dâun pantalon blanc, dâune chemise rayĂ©e et dâun bonnet phrygien.
Câest sous ce costume, en rapportant Ă Jacopo la chemise et le pantalon quâil lui avait prĂȘtĂ©s, quâEdmond reparut devant le patron de la Jeune-AmĂ©lie, auquel il fut obligĂ© de rĂ©pĂ©ter son histoire. Le patron ne voulait pas reconnaĂźtre dans ce matelot coquet et Ă©lĂ©gant lâhomme Ă la barbe Ă©paisse, aux cheveux mĂȘlĂ©s dâalgues et au corps trempĂ© dâeau de mer, quâil avait recueilli nu et mourant sur le pont de son navire.
EntraĂźnĂ© par sa bonne mine, il renouvela donc Ă DantĂšs ses propositions dâengagement ; mais DantĂšs, qui avait ses projets, ne les voulut accepter que pour trois mois.
Au reste, câĂ©tait un Ă©quipage fort actif que celui de la Jeune-AmĂ©lie, et soumis aux ordres 526
dâun patron qui avait pris lâhabitude de ne pas perdre son temps. Ă peine Ă©tait-il depuis huit jours Ă Livourne, que les flancs rebondis du navire Ă©taient remplis de mousselines peintes, de cotons prohibĂ©s, de poudre anglaise et de tabac sur lequel la rĂ©gie avait oubliĂ© de mettre son cachet. Il sâagissait de faire sortir tout cela de Livourne, port franc, et de dĂ©barquer sur le rivage de la Corse, dâoĂč certains spĂ©culateurs se chargeaient de faire passer la cargaison en France.
On partit ; Edmond fendit de nouveau cette mer azurĂ©e, premier horizon de sa jeunesse, quâil avait revu si souvent dans les rĂȘves de sa prison.
Il laissa Ă sa droite la Gorgone, Ă sa gauche la Pianosa, et sâavança vers la patrie de Paoli et de NapolĂ©on.
Le lendemain, en montant sur le pont, ce quâil faisait toujours dâassez bonne heure, le patron trouva DantĂšs appuyĂ© Ă la muraille du bĂątiment et regardant avec une expression Ă©trange un entassement de rochers granitiques que le soleil levant inondait dâune lumiĂšre rosĂ©e : câĂ©tait lâĂźle 527
de Monte-Cristo.
La Jeune-Amélie la laissa à trois quarts de lieue à peu prÚs à tribord et continua son chemin vers la Corse.
DantĂšs songeait, tout en longeant cette Ăźle au nom si retentissant pour lui, quâil nâaurait quâĂ sauter Ă la mer et que dans une demi-heure il serait sur cette terre promise. Mais lĂ que ferait-il, sans instruments pour dĂ©couvrir son trĂ©sor, sans armes pour le dĂ©fendre ? Dâailleurs, que diraient les matelots ? que penserait le patron ? Il fallait attendre.
Heureusement, DantĂšs savait attendre : il avait attendu quatorze ans sa libertĂ© ; il pouvait bien, maintenant quâil Ă©tait libre, attendre six mois ou un an la richesse.
NâeĂ»t-il pas acceptĂ© la libertĂ© sans la richesse si on la lui eĂ»t proposĂ©e ?
Dâailleurs cette richesse nâĂ©tait-elle pas toute chimĂ©rique ? NĂ©e dans le cerveau malade du pauvre abbĂ© Faria, nâĂ©tait-elle pas morte avec lui ?
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Il est vrai que cette lettre du cardinal Spada était étrangement précise.
Et DantĂšs rĂ©pĂ©tait dâun bout Ă lâautre dans sa mĂ©moire cette lettre, dont il nâavait pas oubliĂ© un mot.
Le soir vint ; Edmond vit lâĂźle passer par toutes les teintes que le crĂ©puscule amĂšne avec lui, et se perdre pour tout le monde dans lâobscuritĂ© ; mais lui, avec son regard habituĂ© Ă lâobscuritĂ© de la prison, il continua sans doute de la voir, car il demeura le dernier sur le pont.
Le lendemain, on se rĂ©veilla Ă la hauteur dâAleria. Tout le jour on courut des bordĂ©es, le soir des feux sâallumĂšrent sur la cĂŽte. Ă la disposition de ces feux on reconnut sans doute quâon pouvait dĂ©barquer, car un fanal monta au lieu de pavillon Ă la corne du petit bĂątiment, et lâon sâapprocha Ă portĂ©e de fusil du rivage.
DantÚs avait remarqué, pour ces circonstances solennelles sans doute, que le patron de la Jeune-Amélie avait monté sur pivot, en approchant de la terre, deux petites couleuvrines, pareilles à des fusils de rempart, qui, sans faire grand bruit, 529
pouvaient envoyer une jolie balle de quatre Ă la livre Ă mille pas.
Mais, pour ce soir-lĂ , la prĂ©caution fut superflue ; tout se passa le plus doucement et le plus poliment du monde. Quatre chaloupes sâapprochĂšrent Ă petit bruit du bĂątiment, qui, sans doute pour leur faire honneur, mit sa propre chaloupe Ă la mer ; tant il y a que les cinq chaloupes sâescrimĂšrent si bien, quâĂ deux heures du matin tout le chargement Ă©tait passĂ© du bord de la Jeune-AmĂ©lie sur la terre ferme.
La nuit mĂȘme, tant le patron de la Jeune-AmĂ©lie Ă©tait un homme dâordre, la rĂ©partition de la prime fut faite : chaque homme eut cent livres toscanes de part, câest-Ă -dire Ă peu prĂšs quatre-vingts francs de notre monnaie.
Mais lâexpĂ©dition nâĂ©tait pas finie ; on mit le cap sur la Sardaigne. Il sâagissait dâaller recharger le bĂątiment quâon venait de dĂ©charger.
La seconde opération se fit aussi heureusement que la premiÚre ; la Jeune-Amélie était en veine de bonheur.
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La nouvelle cargaison était pour le duché de Lucques. Elle se composait presque entiÚrement de cigares de La Havane, de vin de XérÚs et de Malaga.
Là on eut maille à partir avec la gabelle, cette éternelle ennemie du patron de la Jeune-Amélie.
Un douanier resta sur le carreau, et deux matelots furent blessĂ©s. DantĂšs Ă©tait un de ces deux matelots ; une balle lui avait traversĂ© les chairs de lâĂ©paule gauche.
DantĂšs Ă©tait presque heureux de cette escarmouche et presque content de cette blessure ; elles lui avaient, ces rudes institutrices, appris Ă lui-mĂȘme de quel Ćil il regardait le danger et de quel cĆur il supportait la souffrance.
Il avait regardé le danger en riant, et en recevant le coup il avait dit comme le philosophe grec :
« Douleur, tu nâes pas un mal. »
En outre, il avait examinĂ© le douanier blessĂ© Ă mort, et, soit chaleur du sang dans lâaction, soit refroidissement des sentiments humains, cette vue ne lui avait produit quâune lĂ©gĂšre impression.
DantĂšs Ă©tait sur la voie quâil voulait parcourir, et 531
marchait au but quâil voulait atteindre : son cĆur Ă©tait en train de se pĂ©trifier dans sa poitrine.
Au reste, Jacopo, qui, en le voyant tomber, lâavait cru mort, sâĂ©tait prĂ©cipitĂ© sur lui, lâavait relevĂ©, et enfin, une fois relevĂ©, lâavait soignĂ© en excellent camarade.
Ce monde nâĂ©tait donc pas si bon que le voyait le docteur Pangloss ; mais il nâĂ©tait donc pas non plus si mĂ©chant que le voyait DantĂšs, puisque cet homme, qui nâavait rien Ă attendre de son compagnon que dâhĂ©riter sa part de primes, Ă©prouvait une si vive affliction de le voir tuĂ© ?
Heureusement, nous lâavons dit, Edmond nâĂ©tait que blessĂ©. GrĂące Ă certaines herbes cueillies Ă certaines Ă©poques et vendues aux contrebandiers par de vieilles femmes sardes, la blessure se referma bien vite. Edmond voulut tenter alors Jacopo ; il lui offrit, en Ă©change des soins quâil en avait reçus, sa part des primes, mais Jacopo refusa avec indignation.
Il Ă©tait rĂ©sultĂ© de cette espĂšce de dĂ©vouement sympathique que Jacopo avait vouĂ© Ă Edmond du premier moment oĂč il lâavait vu, quâEdmond 532