– J’en suis sûr. À qui cette lettre était-elle adressée ?
– À M. Noirtier, rue Coq-Héron, n° 13, à Paris.
– Pouvez-vous présumer que votre substitut eût quelque intérêt à ce que cette lettre disparût ?
– Peut-être ; car il m’a fait promettre deux ou trois fois, dans mon intérêt, disait-il, de ne parler à personne de cette lettre, et il m’a fait jurer de ne pas prononcer le nom qui était inscrit sur l’adresse.
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– Noirtier ? répéta l’abbé... Noirtier ? j’ai connu un Noirtier à la cour de l’ancienne reine d’Étrurie, un Noirtier qui avait été girondin sous la révolution. Comment s’appelait votre substitut, à vous ?
– De Villefort. »
L’abbé éclata de rire.
Dantès le regarda avec stupéfaction.
« Qu’avez-vous ? dit-il.
– Voyez-vous ce rayon du jour ? demanda l’abbé.
– Oui.
– Eh bien, tout est plus clair pour moi maintenant que ce rayon transparent et lumineux.
Pauvre enfant, pauvre jeune homme ! Et ce magistrat a été bon pour vous ?
– Oui.
– Ce digne substitut a brûlé, anéanti la lettre ?
– Oui.
– Cet honnête pourvoyeur du bourreau vous a fait jurer de ne jamais prononcer de nom de 403
Noirtier ?
– Oui.
– Ce Noirtier, pauvre aveugle que vous êtes, savez-vous ce que c’était que ce Noirtier ?
« Ce Noirtier, c’était son père ! »
La foudre, tombée aux pieds de Dantès et lui creusant un abîme au fond duquel s’ouvrait l’enfer, lui eût produit un effet moins prompt, moins électrique, moins écrasant, que ces paroles inattendues ; il se leva, saisissant sa tête à deux mains comme pour l’empêcher d’éclater.
« Son père ! son père ! s’écria-t-il.
– Oui, son père, qui s’appelle Noirtier de Villefort », reprit l’abbé.
Alors une lumière fulgurante traversa le cerveau du prisonnier, tout ce qui lui était demeuré obscur fut à l’instant même éclairé d’un jour éclatant. Ces tergiversations de Villefort pendant l’interrogatoire, cette lettre détruite, ce serment exigé, cette voix presque suppliante du magistrat qui, au lieu de menacer, semblait implorer, tout lui revint à la mémoire ; il jeta un 404
cri, chancela un instant comme un homme ivre ; puis, s’élançant par l’ouverture qui conduisait de la cellule de l’abbé à la sienne :
« Oh ! dit-il, il faut que je sois seul pour penser à tout cela. »
Et, en arrivant dans son cachot, il tomba sur son lit, où le porte-clefs le retrouva le soir, assis, les yeux fixes, les traits contractés, mais immobile et muet comme une statue.
Pendant ces heures de méditation, qui s’étaient écoulées comme des secondes, il avait pris une terrible résolution et fait un formidable serment.
Une voix tira Dantès de cette rêverie, c’était celle de l’abbé Faria, qui, ayant reçu à son tour la visite de son geôlier, venait inviter Dantès à souper avec lui. Sa qualité de fou reconnu, et surtout de fou divertissant, valait au vieux prisonnier quelques privilèges, comme celui d’avoir du pain un peu plus blanc et un petit flacon de vin le dimanche. Or, on était justement arrivé au dimanche, et l’abbé venait inviter son jeune compagnon à partager son pain et son vin.
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Dantès le suivit : toutes les lignes de son visage s’étaient remises et avaient repris leur place accoutumée, mais avec une raideur et une fermeté, si l’on peut le dire, qui accusaient une résolution prise. L’abbé le regarda fixement.
« Je suis fâché de vous avoir aidé dans vos recherches et de vous avoir dit ce que je vous ai dit, fit-il.
– Pourquoi cela ? demanda Dantès.
– Parce que je vous ai infiltré dans le cœur un sentiment qui n’y était point : la vengeance. »
Dantès sourit.
« Parlons d’autre chose », dit-il.
L’abbé le regarda encore un instant et hocha tristement la tête ; puis, comme l’en avait prié Dantès, il parla d’autre chose.
Le vieux prisonnier était un de ces hommes dont la conversation, comme celle des gens qui ont beaucoup souffert, contient des enseignements nombreux et renferme un intérêt soutenu ; mais elle n’était pas égoïste, et ce malheureux ne parlait jamais de ses malheurs.