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– Messieurs, dit le capitaine de cette voix à la fois douce et impérieuse qui le caractérisait, vous connaissez mon projet d’aller jusqu’au pôle ; je désire connaître votre opinion sur cette entreprise. Qu’en pensez-vous, Shandon ?

– Je n’ai pas à penser, capitaine, répondit froidement Shandon, mais à obéir.

Hatteras ne s’étonna pas de la réponse.

– Richard Shandon, reprit-il non moins froidement, je vous prie de vous expliquer sur nos chances de succès.

– Eh bien, capitaine, répondit Shandon, les faits répondent pour moi ; les tentatives de ce genre, ont échoué jusqu’ici ; je souhaite que nous soyons plus heureux.

– Nous le serons. Et vous, messieurs, qu’en pensez-vous ?

– Pour mon compte, répliqua le docteur, je crois votre dessein praticable, capitaine ; et comme il est évident que des navigateurs arriveront un jour ou l’autre à ce pôle boréal, je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas nous.

– Et il y a des raisons pour que ce soit nous, répondit Hatteras, car nos mesures sont prises en conséquence, et nous profiterons de l’expérience de nos devanciers. Et à ce propos, Shandon, recevez mes remerciments pour les soins que vous avez apportés à l’équipement du navire ; il y a bien quelques mauvaises têtes dans l’équipage, que je saurai mettre à la raison ; mais, en somme, je n’ai que des éloges à vous donner.

Shandon s’inclina froidement. Sa position à bord du Forward, qu’il croyait commander, était fausse. Hatteras le comprit, et n’insista pas davantage.

– Quant à vous, messieurs, reprit-il en s’adressant à Wall et à Johnson, je ne pouvais m’assurer le concours d’officiers plus distingués par leur courage et leur expérience.

– Ma foi, capitaine, je suis votre homme, répondit Johnson, et bien que votre entreprise me semble un peu hardie, vous pouvez compter sur moi jusqu’au bout.

– Et sur moi de même, dit James Wall.

– Quant à vous, docteur, je sais ce que vous valez…

– Eh bien, vous en savez plus que moi, répondit vivement le docteur.

– Maintenant, messieurs, reprit Hatteras, il est bon que vous appreniez sur quels faits incontestables s’appuie ma prétention d’arriver au pôle. En 1817, le Neptune, d’Aberdeen, s’éleva au nord du Spitzberg jusqu’au quatre-vingt-deuxième degré. En 1826, le célèbre Parry, après son troisième voyage dans les mers polaires, partit également de la pointe du Spitzberg, et avec des traîneaux-barques monta à cent cinquante milles vers le nord. En 1852, le capitaine Inglefield pénétra, dans l’entrée de Smith, jusque par soixante-dix-huit degrés trente-cinq minutes de latitude. Tous ces navires étaient anglais, et commandés par des Anglais, nos compatriotes.

Ici Hatteras fit une pause.

– Je dois ajouter, reprit-il d’un air contraint, et comme si les paroles ne pouvaient quitter ses lèvres, je dois ajouter qu’en 1854 l’Américain Kane, commandant le brick l’Advance, s’éleva plus haut encore, et que son lieutenant Morton, s’étant avancé à travers les champs de glace, fit flotter le pavillon des États-Unis au-delà du quatre-vingt-deuxième degré. Ceci dit, je n’y reviendrai plus. Or, ce qu’il faut savoir, c’est que les capitaines du Neptune, de l’Entreprise, de l’Isabelle, de l’Advance constatèrent qu’à partir de ces hautes latitudes il existait un bassin polaire entièrement libre de glaces.

– Libre de glaces ! s’écria Shandon, en interrompant le capitaine ; c’est impossible !

– Vous remarquerez, Shandon, reprit tranquillement Hatteras, dont l’œil brilla un instant, que je vous cite des faits et des noms à l’appui. J’ajouterai que pendant la station du commandant Penny, en 1851, au bord du canal de Wellington, son lieutenant Stewart se trouva également en présence d’une mer libre, et que cette particularité fut confirmée pendant l’hivernage de sir Edward Belcher, en 1853, à la baie de Northumberland par soixante-seize degrés et cinquante-deux minutes de latitude, et quatre-vingt-dix-neuf degrés et vingt minutes de longitude ; les rapports sont indiscutables, et il faudrait être de mauvaise foi pour ne pas les admettre.

– Cependant, capitaine, reprit Shandon, ces faits sont si contradictoires…

– Erreur, Shandon, erreur ! s’écria le docteur Clawbonny ; ces faits ne contredisent aucune assertion de la science ; le capitaine me permettra de vous le dire.

– Allez, docteur ! répondit Hatteras.

– Eh bien, écoutez ceci, Shandon ; il résulte très évidemment des faits géographiques et de l’étude des lignes isothermes que le point le plus froid du globe n’est pas au pôle même ; semblable au point magnétique de la terre, il s’écarte du pôle de plusieurs degrés. Ainsi les calculs de Brewster, de Bergham et de quelques physiciens démontrent qu’il y a dans notre hémisphère deux pôles de froid : l’un serait situé en Asie par soixante-dix-neuf degrés trente minutes de latitude nord, et par cent vingt degrés de longitude est ; l’autre se trouverait en Amérique par soixante dix-huit degrés de latitude nord et par quatre-vingt dix-sept degrés de longitude ouest. Ce dernier est celui qui nous occupe, et vous voyez, Shandon, qu’il se rencontre à plus de douze degrés au-dessous du pôle. Eh bien, je vous le demande, pourquoi à ce point la mer ne serait-elle pas aussi dégagée de glaces qu’elle peut l’être en été par le soixante-sixième parallèle, c’est-à-dire au sud de la baie de Baffin ?

– Voilà qui est bien dit, répondit Johnson ; monsieur Clawbonny parle de ces choses comme un homme du métier.

– Cela paraît possible, reprit James Wall.

– Chimères et suppositions ! hypothèses pures ! répliqua Shandon avec entêtement.

– Eh bien, Shandon, reprit Hatteras, considérons les deux cas : ou la mer est libre de glaces, ou elle ne l’est pas, et dans ces deux suppositions rien ne peut nous empêcher de gagner le pôle. Si elle est libre, le Forward nous y conduira sans peine ; si elle est glacée, nous tenterons l’aventure sur nos traîneaux. Vous m’accorderez que cela n’est pas impraticable ; une fois parvenus avec notre brick jusqu’au quatre-vingt-troisième degré, nous n’aurons pas plus de six cents milles[37] à faire pour atteindre le pôle.

– Et que sont six cents milles, dit vivement le docteur, quand il est constant qu’un Cosaque, Alexis Markoff, a parcouru sur la mer Glaciale, le long de la côte septentrionale de l’empire russe, avec des traîneaux tirés par des chiens, un espace de huit cents milles en vingt-quatre jours ?

– Vous l’entendez, Shandon, répondit Hatteras, et dites-moi si des Anglais peuvent faire moins qu’un Cosaque ?

– Non, certes ! s’écria le bouillant docteur.

– Non, certes ! répéta le maître d’équipage.

– Eh bien, Shandon ? demanda le capitaine.

– Capitaine, répondit froidement Shandon, je ne puis que vous répéter mes premières paroles : j’obéirai.

– Bien. Maintenant, reprit Hatteras, songeons à notre situation actuelle ; nous sommes pris par les glaces, et il me paraît impossible de nous élever cette année dans le détroit de Smith. Voici donc ce qu’il convient de faire.

Hatteras déplia sur la table l’une de ces excellentes cartes publiées, en 1859, par ordre de l’Amirauté.

– Veuillez me suivre, je vous prie. Si le détroit de Smith nous est fermé, il n’en est pas de même du détroit de Lancastre, sur la côte ouest de la mer de Baffin ; selon moi, nous devons remonter ce détroit jusqu’à celui de Barrow, et de là jusqu’à l’île Beechey ; la route a été cent fois parcourue par des navires à voiles ; nous ne serons donc pas embarrassés avec un brick à hélice. Une fois à l’île Beechey, nous suivrons le canal Wellington aussi avant que possible, vers le nord, jusqu’au débouché de ce chenal qui fait communiquer le canal Wellington avec le canal de la Reine, à l’endroit même où fut aperçue la mer libre. Or, nous ne sommes qu’au 20 mai ; dans un mois, si les circonstances nous favorisent, nous aurons atteint ce point, et de là nous nous élancerons vers le pôle. Qu’en pensez-vous, messieurs ?

– C’est évidemment, répondit Johnson, la seule route à prendre.

– Eh bien, nous la prendrons, et dès demain. Que ce dimanche soit consacré au repos ; vous veillerez, Shandon, à ce que les lectures de la Bible soient régulièrement faites ; ces pratiques religieuses ont une influence salutaire sur l’esprit des hommes, et un marin surtout doit mettre sa confiance en Dieu.

– C’est bien, capitaine, répondit Shandon, qui sortit avec le lieutenant et le maître d’équipage.

– Docteur, fit John Hatteras en montrant Shandon, voilà un homme froissé que l’orgueil a perdu ; je ne peux plus compter sur lui.

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