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Les deux compagnons se rendirent immédiatement au lit de glace qu’avait occupé le Forward ; chacun examina avec soin, à la lumière douteuse de la lune, les débris du navire. Ce fut une véritable chasse. Le docteur y apporta la passion, pour ne pas dire le plaisir d’un chasseur, et le cœur lui battait fort quand il découvrait quelque caisse à peu près intacte ; mais la plupart étaient vides, et leurs débris jonchaient le champ de glace.

La violence de l’explosion avait été considérable. Un grand nombre d’objets n’étaient plus que cendre et poussière. Les grosses pièces de la machine gisaient çà et là, tordues ou brisées ; les branches rompues de l’hélice, lancées à vingt toises du navire, pénétraient profondément dans la neige durcie ; les cylindres faussés avaient été arrachés de leurs tourillons ; la cheminée, fendue sur toute sa longueur et à laquelle pendaient encore des bouts de chaînes, apparaissait à demi écrasée sous un énorme glaçon ; les clous, les crochets, les capes de mouton, les ferrures du gouvernail, les feuilles du doublage, tout le métal du brick s’était éparpillé au loin comme une véritable mitraille.

Mais ce fer, qui eût fait la fortune d’une tribu d’Esquimaux, n’avait aucune utilité dans la circonstance actuelle ; ce qu’il fallait rechercher, avant tout, c’étaient les vivres, et le docteur faisait peu de trouvailles en ce genre.

« Cela va mal, se disait-il ; il est évident que la cambuse, située près de la soute aux poudres, a dû être entièrement anéantie par l’explosion ; ce qui n’a pas brûlé doit être réduit en miettes. C’est grave, et si Johnson ne fait pas meilleure chasse que moi, je ne vois pas trop ce que nous deviendrons. »

Cependant, en élargissant le cercle de ses recherches, le docteur parvint à recueillir quelques restes de pemmican[57] , une quinzaine de livres environ, et quatre bouteilles de grès qui, lancées au loin sur une neige encore molle, avaient échappé à la destruction et renfermaient cinq ou six pintes d’eau-de-vie.

Plus loin, il ramassa deux paquets de graines de chochlearia ; cela venait à propos pour compenser la perte du lime-juice, si propre à combattre le scorbut.

Au bout de deux heures, le docteur et Johnson se rejoignirent. Ils se firent part de leurs découvertes ; elles étaient malheureusement peu importantes sous le rapport des vivres : à peine quelques pièces de viande salée, une cinquantaine de livres de pemmican, trois sacs de biscuit, une petite réserve de chocolat, de l’eau-de-vie et environ deux livres de café récolté grain à grain sur la glace. Ni couvertures, ni hamacs, ni vêtements, ne purent être retrouvés ; évidemment l’incendie les avait dévorés.

En somme, le docteur et le maître d’équipage recueillirent des vivres pour trois semaines au plus du strict nécessaire ; c’était peu pour refaire des gens épuisés. Ainsi, par suite de circonstances désastreuses, après avoir manqué de charbon, Hatteras se voyait à la veille de manquer d’aliments.

Quant au combustible fourni par les épaves du navire, les morceaux de ses mâts et de sa carène, il pouvait durer trois semaines environ ; mais encore le docteur, avant de l’employer au chauffage de la maison de glace, voulut savoir de Johnson si, de ces débris informes, on ne saurait pas reconstruire un petit navire, ou tout au moins une chaloupe.

– Non, monsieur Clawbonny, lui répondit le maître d’équipage, il n’y faut pas songer ; il n’y a pas une pièce de bois intacte dont on puisse tirer parti ; tout cela n’est bon qu’à nous chauffer pendant quelques jours, et après…

– Après ? dit le docteur.

– À la grâce de Dieu ! répondit le brave marin.

Cet inventaire terminé, le docteur et Johnson revinrent chercher le traîneau ; ils y attelèrent, bon gré, mal gré, les pauvres chiens fatigués, retournèrent sur le théâtre de l’explosion, chargèrent ces restes de la cargaison, si rares mais si précieux, et les rapportèrent auprès de la maison de glace ; puis, à demi gelés, ils prirent place auprès de leurs compagnons d’infortune.

Chapitre 2 LES PREMIÈRES PAROLES D’ALTAMONT

Vers les huit heures du soir, le ciel se dégagea pendant quelques instants de ses brumes neigeuses ; les constellations brillèrent d’un vif éclat dans une atmosphère plus refroidie.

Hatteras profita de ce changement pour aller prendre la hauteur de quelques étoiles. Il sortit sans mot dire, en emportant ses instruments. Il voulait relever la position et savoir si l’ice-field n’avait pas encore dérivé.

Au bout d’une demi-heure, il rentra, se coucha dans un angle de la maison, et resta plongé dans une immobilité profonde qui ne devait pas être celle du sommeil.

Le lendemain, la neige se reprit à tomber avec une grande abondance ; le docteur dut se féliciter d’avoir entrepris ses recherches dès la veille, car un vaste rideau blanc recouvrit bientôt le champ de glace, et toute trace de l’explosion disparut sous un linceul de trois pieds d’épaisseur.

Pendant cette journée, il ne fut pas possible de mettre le pied dehors ; heureusement, l’habitation était confortable, ou tout au moins paraissait-elle à ces voyageurs harassés. Le petit poêle allait bien, si ce n’est par de violentes rafales qui repoussaient parfois la fumée à l’intérieur ; sa chaleur procurait en outre des boissons brûlantes de thé ou de café, dont l’influence est si merveilleuse par ces basses températures.

Les naufragés, car on peut véritablement leur donner ce nom, éprouvaient un bien-être auquel ils n’étaient plus accoutumés depuis longtemps ; aussi ne songeaient-ils qu’à ce présent, à cette bienfaisante chaleur, à ce repos momentané, oubliant et défiant presque l’avenir, qui les menaçait d’une mort si prochaine.

L’Américain souffrait moins et revenait peu à peu à la vie ; il ouvrait les yeux, mais il ne parlait pas encore ; ses lèvres portaient les traces du scorbut et ne pouvaient formuler un son ; cependant, il entendait, et fut mis au courant de la situation. Il remua la tête en signe de remerciement ; il se voyait sauvé de son ensevelissement sous la neige, et le docteur eut la sagesse de ne pas lui apprendre de quel court espace de temps sa mort était retardée, car enfin, dans quinze jours, dans trois semaines au plus, les vivres manqueraient absolument.

Vers midi, Hatteras sortit de son immobilité ; il se rapprocha du docteur, de Johnson et de Bell.

– Mes amis, leur dit-il, nous allons prendre ensemble une résolution définitive sur ce qui nous reste à faire. Auparavant, je prierai Johnson de me dire dans quelles circonstances cet acte de trahison qui nous perd a été accompli.

– À quoi bon le savoir ? répondit le docteur ; le fait est certain, il n’y faut plus penser.

– J’y pense, au contraire, répondit Hatteras. Mais, après le récit de Johnson, je n’y penserai plus.

– Voici donc ce qui est arrivé, répondit le maître d’équipage. J’ai tout fait pour empêcher ce crime…

– J’en suis sûr, Johnson, et j’ajouterai que les meneurs avaient depuis longtemps l’idée d’en arriver là.

– C’est mon opinion, dit le docteur.

– C’est aussi la mienne, reprit Johnson ; car presque aussitôt après votre départ, capitaine, dès le lendemain, Shandon, aigri contre vous, Shandon, devenu mauvais, et, d’ailleurs, soutenu par les autres, prit le commandement du navire ; je voulus résister, mais en vain. Depuis lors, chacun fit à peu près à sa guise ; Shandon laissait agir ; il voulait montrer à l’équipage que le temps des fatigues et des privations était passé. Aussi, plus d’économie d’aucune sorte ; on fit grand feu dans le poêle ; on brûlait à même le brick. Les provisions furent mises à la discrétion des hommes, les liqueurs aussi, et, pour des gens privés depuis longtemps de boissons spiritueuses, je vous laisse à penser quel abus ils en firent ! Ce fut ainsi depuis le 7 jusqu’au 15 janvier.

– Ainsi, dit Hatteras d’une voix grave, ce fut Shandon qui poussa l’équipage à la révolte ?

– Oui, capitaine.

– Qu’il ne soit plus jamais question de lui. Continuez, Johnson.

– Ce fut vers le 24 ou le 25 janvier que l’on forma le projet d’abandonner le navire. On résolut de gagner la côte occidentale de la mer de Baffin ; de là, avec la chaloupe, on devait courir à la recherche des baleiniers, ou même atteindre les établissements Groënlandais de la côte orientale. Les provisions étaient abondantes ; les malades, excités par l’espérance du retour, allaient mieux. On commença donc les préparatifs du départ ; un traîneau fut construit, propre à transporter les vivres, le combustible et la chaloupe ; les hommes devaient s’y atteler. Cela prit jusqu’au 15 février. J’espérais toujours vous voir arriver, capitaine, et cependant je craignais votre présence ; vous n’auriez rien obtenu de l’équipage, qui vous eût plutôt massacré que de rester à bord. C’était comme une folie de liberté. Je pris tous mes compagnons les uns après les autres ; je leur parlai, je les exhortai, je leur fis comprendre les dangers d’une pareille expédition, en même temps que cette lâcheté de vous abandonner ! Je ne pus rien obtenir, même des meilleurs ! Le départ fut fixé au 22 février. Shandon était impatient. On entassa sur le traîneau et dans la chaloupe tout ce qu’ils purent contenir de provisions et de liqueurs ; on fit un chargement considérable de bois ; déjà la muraille de tribord était démolie jusqu’à sa ligne de flottaison. Enfin, le dernier jour fut un jour d’orgie ; on pilla, on saccagea, et ce fut au milieu de leur ivresse que Pen et deux ou trois autres mirent le feu au navire. Je me battis contre eux, je luttai ; on me renversa, on me frappa ; puis ces misérables, Shandon en tête, prirent par l’est et disparurent à mes regards ! Je restai seul ; que pouvais-je faire contre cet incendie qui gagnait le navire tout entier ? Le trou à feu était obstrué par la glace ; je n’avais pas une goutte d’eau. Le Forward, pendant deux jours, se tordit dans les flammes, et vous savez le reste.

Ce récit terminé, un assez long silence régna dans la maison de glace ; ce sombre tableau de l’incendie du navire, la perte de ce brick si précieux, se présentèrent plus vivement à l’esprit des naufragés ; ils se sentirent en présence de l’impossible ; et l’impossible, c’était le retour en Angleterre. Ils n’osaient se regarder, de crainte de surprendre sur la figure de l’un d’eux les traces d’un désespoir absolu. On entendait seulement la respiration pressée de l’Américain.

Enfin, Hatteras prit la parole.

– Johnson, dit-il, je vous remercie ; vous avez tout fait pour sauver mon navire ; mais, seul, vous ne pouviez résister. Encore une fois, je vous remercie, et ne parlons plus de cette catastrophe. Réunissons nos efforts pour le salut commun. Nous sommes ici quatre compagnons, quatre amis, et la vie de l’un vaut la vie de l’autre. Que chacun donne donc son opinion sur ce qu’il convient de faire.

– Interrogez-nous, Hatteras, répondit le docteur ; nous vous sommes tout dévoués, nos paroles viendront du cœur. Et d’abord, avez-vous une idée ?

– Moi seul, je ne saurais en avoir, dit Hatteras avec tristesse. Mon opinion pourrait paraître intéressée. Je veux donc connaître avant tout votre avis.

– Capitaine, dit Johnson, avant de nous prononcer dans des circonstances si graves, j’aurai une importante question à vous faire.

– Parlez, Johnson.

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