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– Vous êtes allé hier relever notre position ; eh bien, le champ de glace a-t-il encore dérivé, ou se trouve-t-il à la même place ?

– Il n’a pas bougé, répondit Hatteras. J’ai trouvé, comme avant notre départ, quatre-vingts degrés quinze minutes pour la latitude, et quatre-vingt-dix-sept degrés trente-cinq minutes pour la longitude.

– Et, dit Johnson, à quelle distance sommes-nous de la mer la plus rapprochée dans l’ouest ?

– À six cents milles environ[58] , répondit Hatteras.

– Et cette mer, c’est… ?

– Le détroit de Smith.

– Celui-là même que nous n’avons pu franchir au mois d’avril dernier ?

– Celui-là même.

– Bien, capitaine, notre situation est connue maintenant, et nous pouvons prendre une résolution en connaissance de cause.

– Parlez donc, dit Hatteras, qui laissa sa tête retomber sur ses deux mains.

Il pouvait écouter ainsi ses compagnons sans les regarder.

– Voyons, Bell, dit le docteur, quel est, suivant vous, le meilleur parti à suivre ?

– Il n’est pas nécessaire de réfléchir longtemps, répondit le charpentier : il faut revenir, sans perdre ni un jour, ni une heure, soit au sud, soit à l’ouest, et gagner la côte la plus prochaine… quand nous devrions employer deux mois au voyage !

– Nous n’avons que pour trois semaines de vivres, répondit Hatteras sans relever la tête.

– Eh bien, reprit Johnson, c’est en trois semaines qu’il faut faire ce trajet, puisque là est notre seule chance de salut ; dussions-nous, en approchant de la côte, ramper sur nos genoux, il faut partir et arriver en vingt-cinq jours.

– Cette partie du continent boréal n’est pas connue, répondit Hatteras. Nous pouvons rencontrer des obstacles, des montagnes, des glaciers qui barreront complètement notre route.

– Je ne vois pas là, répondit le docteur, une raison suffisante pour ne pas tenter le voyage ; nous souffrirons, et beaucoup, c’est évident ; nous devrons restreindre notre nourriture au strict nécessaire, à moins que les hasards de la chasse…

– Il ne reste plus qu’une demi-livre de poudre, répondit Hatteras.

– Voyons, Hatteras, reprit le docteur, je connais toute la valeur de vos objections, et je ne me berce pas d’un vain espoir. Mais je crois lire dans votre pensée ; avez-vous un projet praticable ?

– Non, répondit le capitaine, après quelques instants d’hésitation.

– Vous ne doutez pas de notre courage, reprit le docteur ; nous sommes gens à vous suivre jusqu’au bout, vous le savez ; mais ne faut-il pas en ce moment abandonner toute espérance de nous élever au pôle ? La trahison a brisé vos plans ; vous avez pu lutter contre les obstacles de la nature et les renverser, non contre la perfidie et la faiblesse des hommes ; vous avez fait tout ce qu’il était humainement possible de faire, et vous auriez réussi, j’en suis certain ; mais dans la situation actuelle, n’êtes-vous pas forcé de remettre vos projets, et même, pour les reprendre un jour, ne chercherez-vous pas à regagner l’Angleterre ?

– Eh bien, capitaine ! demanda Johnson à Hatteras, qui resta longtemps sans répondre.

Enfin, le capitaine releva la tête et dit d’une voix contrainte :

– Vous croyez-vous donc assurés d’atteindre la côte du détroit, fatigués comme vous l’êtes, et presque sans nourriture ?

– Non, répondit le docteur, mais à coup sûr la côte ne viendra pas à nous ; il faut l’aller chercher. Peut-être trouverons-nous plus au sud des tribus d’Esquimaux avec lesquelles nous pourrons entrer facilement en relation.

– D’ailleurs, reprit Johnson, ne peut-on rencontrer dans le détroit quelque bâtiment forcé d’hiverner ?

– Et au besoin, répondit le docteur, puisque le détroit est pris, ne pouvons-nous en le traversant atteindre la côte occidentale du Groënland, et de là, soit de la terre Prudhoë, soit du cap York, gagner quelque établissement danois ? Enfin, Hatteras, rien de tout cela ne se trouve sur ce champ de glace ! La route de l’Angleterre est là-bas, au sud, et non ici, au nord !

– Oui, dit Bell, M. Clawbonny a raison, il faut partir, et partir sans retard. Jusqu’ici, nous avons trop oublié notre pays et ceux qui nous sont chers !

– C’est votre avis, Johnson ? demanda encore une fois Hatteras.

– Oui, capitaine.

– Et le vôtre, docteur ?

– Oui, Hatteras.

Hatteras restait encore silencieux ; sa figure, malgré lui, reproduisait toutes ses agitations intérieures. Avec la décision qu’il allait prendre se jouait le sort de sa vie entière ; s’il revenait sur ses pas, c’en était fait à jamais de ses hardis desseins ; il ne fallait plus espérer renouveler une quatrième tentative de ce genre.

Le docteur, voyant que le capitaine se taisait, reprit la parole :

– J’ajouterai, Hatteras, dit-il, que nous ne devons pas perdre un instant ; il faut charger le traîneau de toutes nos provisions, et emporter le plus de bois possible. Une route de six cents milles dans ces conditions est longue, j’en conviens, mais non infranchissable ; nous pouvons, ou plutôt, nous devrons faire vingt milles[59] par jour, ce qui en un mois nous permettra d’atteindre la côte, c’est-à-dire vers le 25 mars…

– Mais, dit Hatteras, ne peut-on attendre quelques jours ?

– Qu’espérez-vous ? répondit Johnson.

– Que sais-je ? Qui peut prévoir l’avenir ? Quelques jours encore ! C’est d’ailleurs à peine de quoi réparer vos forces épuisées ! Vous n’aurez pas fourni deux étapes, que vous tomberez de fatigue, sans une maison de neige pour vous abriter !

– Mais une mort horrible nous attend ici ! s’écria Bell.

– Mes amis, reprit Hatteras d’une voix presque suppliante, vous vous désespérez avant l’heure ! Je vous proposerais de chercher au nord la route du salut, que vous refuseriez de me suivre ! Et pourtant, n’existe-t-il pas près du pôle des tribus d’Esquimaux comme au détroit de Smith ? Cette mer libre, dont l’existence est pourtant certaine, doit baigner des continents. La nature est logique en tout ce qu’elle fait. Eh bien, on doit croire que la végétation reprend son empire là où cessent les grands froids. N’est-ce pas une terre promise qui nous attend au nord, et que vous voulez fuir sans retour ?

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