– Avantage évident, reprit le docteur ; cependant cette immensité me prouve une chose : c’est que nous devons être fort éloignés de toute terre ; en général, l’approche des côtes est signalée par une multitude de montagnes de glaces, et pas un ice-berg n’est visible autour de nous.
– L’horizon est fort restreint par la brume, répondit Johnson.
– Sans doute, mais depuis notre départ nous avons foulé un champ plat qui menace de ne pas finir.
– Savez-vous, monsieur Clawbonny, que c’est une dangereuse promenade que la nôtre ? On s’y habitue, on n’y pense pas, mais enfin, cette surface glacée sur laquelle nous marchons ainsi recouvre des gouffres sans fond !
– Vous avez raison, mon ami, mais nous n’avons pas à craindre d’être engloutis ; la résistance de cette blanche écorce par ces froids de trente-trois degrés est considérable ! Remarquez qu’elle tend de plus en plus à s’accroître, car, sous ces latitudes, la neige tombe neuf jours sur dix, même en avril, même en mai, même en juin, et j’estime que sa plus forte épaisseur ne doit pas être éloignée de mesurer trente ou quarante pieds.
– Cela est rassurant, répondit Johnson.
– En effet, nous ne sommes pas comme ces patineurs de la Serpentine-river[61] qui craignent à chaque instant de sentir le sol fragile manquer sous leurs pas : nous n’avons pas un pareil danger à redouter.
– Connaît-on la force de résistance de la glace ? demanda le vieux marin, toujours avide de s’instruire dans la compagnie du docteur.
– Parfaitement, répondit ce dernier ; qu’ignore-t-on maintenant de ce qui peut se mesurer dans le monde, sauf l’ambition humaine ! N’est-ce pas elle, en effet, qui nous précipite vers ce pôle boréal que l’homme veut enfin connaître ? Mais, pour en revenir à votre question, voici ce que je puis vous répondre. À l’épaisseur de deux pouces, la glace supporte un homme ; à l’épaisseur de trois pouces et demi, un cheval et son cavalier ; à cinq pouces, une pièce de huit ; à huit pouces, de l’artillerie de campagne tout attelée, et enfin, à dix pouces, une armée, une foule innombrable ! Où nous marchons en ce moment, on bâtirait la douane de Liverpool ou le palais du parlement de Londres.
– On a de la peine à concevoir une pareille résistance, dit Johnson ; mais tout à l’heure, monsieur Clawbonny, vous parliez de la neige qui tombe neuf jours sur dix en moyenne dans ces contrées ; c’est un fait évident ; aussi je ne le conteste pas ; mais d’où vient toute cette neige, car, les mers étant prises, je ne vois pas trop comment elles peuvent donner naissance à cette immense quantité de vapeur qui forme les nuages.
– Votre observation est juste, Johnson : aussi, suivant moi, la plus grande partie de la neige ou de la pluie que nous recevons dans ces régions polaires est faite de l’eau des mers des zones tempérées ; il y a tel flocon qui, simple goutte d’eau d’un fleuve de l’Europe, s’est élevé dans l’air sous forme de vapeur, s’est formé en nuage, et est enfin venu se condenser jusqu’ici : il n’est donc pas impossible qu’en la buvant, cette neige, nous nous désaltérions aux fleuves mêmes de notre pays.
– C’est toujours cela, répondit le maître d’équipage.
En ce moment, la voix d’Hatteras, rectifiant les erreurs de la route, se fit entendre et interrompit la conversation. La brume s’épaississait et rendait la ligne droite difficile à garder.
Enfin la petite troupe s’arrêta vers les huit heures du soir, après avoir franchi quinze milles ; le temps se maintenait au sec ; la tente fut dressée ; on alluma le poêle ; on soupa, et la nuit se passa paisiblement.
Hatteras et ses compagnons étaient réellement favorisés par le temps. Leur voyage se fit sans difficultés pendant les jours suivants, quoique le froid devînt extrêmement violent et que le mercure demeurât gelé dans le thermomètre. Si le vent s’en fût mêlé, pas un des voyageurs n’eût pu supporter une semblable température. Le docteur constata dans cette occasion la justesse des observations de Parry, pendant son excursion à l’île Melville. Ce célèbre marin rapporte qu’un homme convenablement vêtu peut se promener impunément à l’air libre par les grands froids, pourvu que l’atmosphère soit tranquille ; mais, dès que le plus léger vent vient à souffler, on éprouve à la figure une douleur cuisante et un mal de tête d’une violence extrême qui bientôt est suivi de mort. Le docteur ne laissait donc pas d’être inquiet, car un simple coup de vent les eût tous glacés jusqu’à la moelle des os.
Le 5 mars, il fut témoin d’un phénomène particulier à cette latitude : le ciel étant parfaitement serein et brillant d’étoiles, une neige épaisse vint à tomber sans qu’il y eût apparence de nuage ; les constellations resplendissaient à travers les flocons qui s’abattaient sur le champ de glace avec une élégante régularité. Cette neige dura deux heures environ, et s’arrêta sans que le docteur eût trouvé une explication suffisante de sa chute.
Le dernier quartier de la lune s’était alors évanoui ; l’obscurité restait profonde pendant dix-sept heures sur vingt-quatre ; les voyageurs durent se lier entre eux au moyen d’une longue corde, afin de ne pas se séparer les uns des autres ; la rectitude de la route devenait presque impossible à garder.
Cependant, ces hommes courageux, quoique soutenus par une volonté de fer, commençaient à se fatiguer ; les haltes devenaient plus fréquentes, et pourtant il ne fallait pas perdre une heure, car les provisions diminuaient sensiblement.
Hatteras relevait souvent la position à l’aide d’observations lunaires et stellaires. En voyant les jours se succéder et le but du voyage fuir indéfiniment, il se demandait parfois si le Porpoise existait réellement, si cet Américain n’avait pas le cerveau dérangé par les souffrances, ou même si, par haine des Anglais, et se voyant perdu sans ressource, il ne voulait pas les entraîner avec lui à une mort certaine.
Il communiqua ses suppositions au docteur ; celui-ci les rejeta absolument, mais il comprit qu’une fâcheuse rivalité existait déjà entre le capitaine anglais et le capitaine américain.
« Ce seront deux hommes difficiles à maintenir en bonne relation », se dit-il.
Le 14 mars, après seize jours de marche, les voyageurs ne se trouvaient encore qu’au quatre-vingt-deuxième degré de latitude ; leurs forces étaient épuisées, et ils étaient encore à cent milles du navire ; pour surcroît de souffrances, il fallut réduire les hommes au quart de ration, pour conserver aux chiens leur ration entière.
On ne pouvait malheureusement pas compter sur les ressources de la chasse, car il ne restait plus alors que sept charges de poudre et six balles ; en vain avait-on tiré sur quelques lièvres blancs et des renards, très rares d’ailleurs : aucun d’eux ne fut atteint.
Cependant, le vendredi 13, le docteur fut assez heureux pour surprendre un phoque étendu sur la glace ; il le blessa de plusieurs balles ; l’animal, ne pouvant s’échapper par son trou déjà fermé, fut bientôt pris et assommé : il était de forte taille ; Johnson le dépeça adroitement, mais l’extrême maigreur de cet amphibie offrit peu de profit à des gens qui ne pouvaient se résoudre à boire son huile, à la manière des Esquimaux.
Cependant, le docteur essaya courageusement d’absorber cette visqueuse liqueur : malgré sa bonne volonté, il ne put y parvenir. Il conserva la peau de l’animal, sans trop savoir pourquoi, par instinct de chasseur, et la chargea sur le traîneau.
Le lendemain, 16, on aperçut quelques ice-bergs et des monticules de glace à l’horizon. Était-ce l’indice d’une côte prochaine, ou seulement un bouleversement de l’ice-field ? Il était difficile de savoir à quoi s’en tenir.
Arrivés à l’un de ces hummocks, les voyageurs en profitèrent pour s’y creuser une retraite plus confortable que la tente, à l’aide du couteau à neige[62] , et, après trois heures d’un travail opiniâtre, ils purent s’étendre enfin autour du poêle allumé.
Chapitre 4 LA DERNIÈRE CHARGE DE POUDRE
Johnson avait dû donner asile dans la maison de glace aux chiens harassés de fatigue : lorsque la neige tombe abondamment, elle peut servir de couverture aux animaux, dont elle conserve la chaleur naturelle. Mais, à l’air, par ces froids secs de quarante degrés, les pauvres bêtes eussent été gelées en peu de temps.
Johnson, qui faisait un excellent dog driver[63] , essaya de nourrir ses chiens avec cette viande noirâtre du phoque que les voyageurs ne pouvaient absorber, et, à son grand étonnement, l’attelage s’en fit un véritable régal ; le vieux marin, tout joyeux, apprit cette particularité au docteur.
Celui-ci n’en fut aucunement surpris ; il savait que dans le nord de l’Amérique les chevaux font du poisson leur principale nourriture, et de ce qui suffisait à un cheval herbivore, un chien omnivore pouvait se contenter à plus forte raison.
Avant de s’endormir, bien que le sommeil devînt une impérieuse nécessité pour des gens qui s’étaient traînés pendant quinze milles sur les glaces, le docteur voulut entretenir ses compagnons de la situation actuelle, sans en atténuer la gravité.
– Nous ne sommes encore qu’au quatre-vingt-deuxième parallèle, dit-il, et les vivres menacent déjà de nous manquer !
– C’est une raison pour ne pas perdre un instant, répondit Hatteras ! Il faut marcher ! les plus forts traîneront les plus faibles.
– Trouverons-nous seulement un navire à l’endroit indiqué ? répondit Bell, que les fatigues de la route abattaient malgré lui.
– Pourquoi en douter ? répondit Johnson ; le salut de l’Américain répond du nôtre.
Le docteur, pour plus de sûreté, voulut encore interroger de nouveau Altamont. Celui-ci parlait assez facilement, quoique d’une voix faible ; il confirma tous les détails précédemment donnés ; il répéta que le navire, échoué sur des roches de granit, n’avait pu bouger, et qu’il se trouvait par 126° 15’ de longitude et 83° 35’ de latitude
– Nous ne pouvons douter de cette affirmation, reprit alors le docteur ; la difficulté n’est pas de trouver le Porpoise, mais d’y arriver.
– Que reste-t-il de nourriture ? demanda Hatteras.
– De quoi vivre pendant trois jours au plus, répondit le docteur.