– Ah ! monsieur Clawbonny, s’écria le maître d’équipage, voilà qui est merveilleux ! Vous êtes un fier homme !
– Non, mon ami, répondit le docteur, je suis seulement un homme doué d’une bonne mémoire et qui a beaucoup lu.
– Que voulez-vous dire ?
– Je me suis souvenu à propos d’un fait relaté par le capitaine Ross dans la relation de son voyage : il dit avoir percé une planche d’un pouce d’épaisseur avec un fusil chargé d’une balle de mercure gelé ; si j’avais eu de l’huile à ma disposition, c’eût été presque la même chose, car il raconte également qu’une balle d’huile d’amande douce, tirée contre un poteau, le fendit et rebondit à terre sans avoir été cassée.
– Cela n’est pas croyable !
– Mais cela est, Johnson ; voici donc un morceau de métal qui peut nous sauver la vie ; laissons-le à l’air avant de nous en servir, et voyons si l’ours ne nous a pas abandonnés.
En ce moment, Hatteras sortit de la hutte ; le docteur lui montra le lingot et lui fit part de son projet ; le capitaine lui serra la main, et les trois chasseurs se mirent à observer l’horizon.
Le temps était clair. Hatteras, s’étant porté en avant de ses compagnons découvrit l’ours à moins de six cents toises.
L’animal, assis sur son derrière, balançait tranquillement la tête, en aspirant les émanations de ces hôtes inaccoutumés.
– Le voilà ! s’écria le capitaine.
– Silence ! fit le docteur.
Mais l’énorme quadrupède, lorsqu’il aperçut les chasseurs, ne bougea pas. Il les regardait sans frayeur ni colère. Cependant il devait être fort difficile de l’approcher.
– Mes amis, dit Hatteras, il ne s’agit pas ici d’un vain plaisir, mais de notre existence à sauver. Agissons en hommes prudents.
– Oui, répondit le docteur, nous n’avons qu’un seul coup de fusil à notre disposition. Il ne faut pas manquer l’animal ; s’il s’enfuyait, il serait perdu pour nous, car il dépasse un lévrier à la course.
– Eh bien, il faut aller droit à lui, répondit Johnson ; on risque sa vie ! qu’importe ? je demande à risquer la mienne.
– Ce sera moi ! s’écria le docteur.
– Moi ! répondit simplement Hatteras.
– Mais, s’écria Johnson, n’êtes-vous pas plus utile au salut de tous qu’un vieux bonhomme de mon âge ?
– Non, Johnson, reprit le capitaine, laissez-moi faire ; je ne risquerai pas ma vie plus qu’il ne faudra ; il sera possible, au surplus, que je vous appelle à mon aide.
– Hatteras, demanda le docteur, allez-vous donc marcher vers cet ours ?
– Si j’étais certain de l’abattre, dût-il m’ouvrir le crâne, je le ferais, docteur, mais à mon approche il pourrait s’enfuir. C’est un être plein de ruse ; tâchons d’être plus rusés que lui.
– Que comptez-vous faire ?
– M’avancer jusqu’à dix pas sans qu’il soupçonne ma présence.
– Et comment cela ?
– Mon moyen est hasardeux, mais simple. Vous avez conservé la peau du phoque que vous avez tué ?
– Elle est sur le traîneau.
– Bien ! regagnons notre maison de glace, pendant que Johnson restera en observation.
Le maître d’équipage se glissa derrière un hummock qui le dérobait entièrement à la vue de l’ours.
Celui-ci, toujours à la même place, continuait ses singuliers balancements en reniflant l’air.
Chapitre 5 LE PHOQUE ET L’OURS
Hatteras et le docteur rentrèrent dans la maison.
– Vous savez, dit le premier, que les ours du pôle chassent les phoques, dont ils font principalement leur nourriture. Ils les guettent au bord des crevasses pendant des journées entières et les étouffent dans leurs pattes dès qu’ils apparaissent à la surface des glaces. Un ours ne peut donc s’effrayer de la présence d’un phoque. Au contraire.
– Je crois comprendre votre projet, dit le docteur ; il est dangereux.
– Mais il offre des chances de succès, répondit le capitaine : il faut donc l’employer. Je vais revêtir cette peau de phoque et me glisser sur le champ de glace. Ne perdons pas de temps. Chargez votre fusil et donnez-le moi.
Le docteur n’avait rien à répondre : il eût fait lui-même ce que son compagnon allait tenter ; il quitta la maison, en emportant deux haches, l’une pour Johnson, l’autre pour lui ; puis, accompagné d’Hatteras, il se dirigea vers le traîneau.
Là, Hatteras fit sa toilette de phoque et se glissa dans cette peau, qui le couvrait presque tout entier.
Pendant ce temps, le docteur chargea son fusil avec sa dernière charge de poudre, puis il glissa dans le canon le lingot de mercure qui avait la dureté du fer et la pesanteur du plomb. Cela fait, il remit l’arme à Hatteras, qui la fit disparaître sous la peau du phoque.
– Allez, dit-il au docteur, rejoignez Johnson ; je vais attendre quelques instants pour dérouter mon adversaire.
– Courage, Hatteras ! dit le docteur.
– Soyez tranquille, et surtout ne vous montrez pas avant mon coup de feu.