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Pendant la route, le docteur voulut tirer d’Altamont quelques éclaircissements sur les raisons qui l’avaient amené si loin, mais l’Américain répondit évasivement.

– Deux hommes à surveiller, dit le docteur à l’oreille du vieux maître d’équipage.

– Oui ! répondit Johnson.

– Hatteras n’adresse jamais la parole à l’Américain, et celui-ci paraît peu disposé à se montrer reconnaissant ! Heureusement, je suis là.

– Monsieur Clawbonny, répondit Johnson, depuis que ce Yankee revient à la vie, sa physionomie ne me va pas beaucoup.

– Ou je me trompe fort, répondit le docteur, ou il doit soupçonner les projets d’Hatteras !

– Croyez-vous donc que cet étranger ait eu les mêmes desseins que lui ?

– Qui sait, Johnson ? Les Américains sont hardis et audacieux ; ce qu’un Anglais a voulu faire, un Américain a pu le tenter aussi !

– Vous pensez qu’Altamont ?…

– Je ne pense rien, répondit le docteur, mais la situation de son bâtiment sur la route du pôle donne à réfléchir.

– Cependant, Altamont dit avoir été entraîné malgré lui !

– Il le dit ! oui, mais j’ai cru surprendre un singulier sourire sur ses lèvres.

– Diable ! monsieur Clawbonny, ce serait une fâcheuse circonstance qu’une rivalité entre deux hommes de cette trempe.

– Fasse le Ciel que je me trompe, Johnson, car cette situation pourrait amener des complications graves, sinon une catastrophe !

– J’espère qu’Altamont n’oubliera pas que nous lui avons sauvé la vie !

– Ne va-t-il pas sauver la nôtre à son tour ? J’avoue que sans nous il n’existerait plus ; mais sans lui, sans son navire, sans ces ressources qu’il contient, que deviendrions-nous ?

– Enfin, monsieur Clawbonny, vous êtes là, et j’espère qu’avec votre aide tout ira bien.

– Je l’espère aussi, Johnson.

Le voyage se poursuivit sans incident ; la viande d’ours ne manquait pas, et on en fit des repas copieux ; il régnait même une certaine bonne humeur dans la petite troupe, grâce aux saillies du docteur et à son aimable philosophie ; ce digne homme trouvait toujours dans son bissac de savant quelque enseignement à tirer des faits et des choses. Sa santé continuait d’être bonne ; il n’avait pas trop maigri, malgré les fatigues et les privations ; ses amis de Liverpool l’eussent reconnu sans peine, surtout à sa belle et inaltérable humeur.

Pendant la matinée du samedi, la nature de l’immense plaine de glace vint à se modifier sensiblement ; les glaçons convulsionnés, les packs plus fréquents, les hummocks entassés démontraient que l’ice-field subissait une grande pression ; évidemment, quelque continent inconnu, quelque île nouvelle, en rétrécissant les passes, avait dû produire ce bouleversement. Des blocs de glace d’eau douce, plus fréquents et plus considérables, indiquaient une côte prochaine.

Il existait donc à peu de distance une terre nouvelle, et le docteur brûlait du désir d’en enrichir les cartes de l’hémisphère boréal. On ne peut se figurer ce plaisir de relever des côtes inconnues et d’en former le tracé de la pointe du crayon ; c’était le but du docteur, si celui d’Hatteras était de fouler de son pied le pôle même, et il se réjouissait d’avance en songeant aux noms dont il baptiserait les mers, les détroits, les baies, les moindres sinuosités de ces nouveaux continents. Certes, dans cette glorieuse nomenclature, il n’omettait ni ses compagnons, ni ses amis, ni « Sa Gracieuse Majesté », ni la famille royale ; mais il ne s’oubliait pas lui-même, et il entrevoyait un certain « cap Clawbonny » avec une légitime satisfaction.

Ces pensées l’occupèrent toute la journée. On disposa le campement du soir, suivant l’habitude, et chacun veilla à tour de rôle pendant cette nuit passée près de terres inconnues.

Le lendemain, le dimanche, après un fort déjeuner fourni par les pattes de l’ours, et qui fut excellent, les voyageurs se dirigèrent au nord, en inclinant un peu vers l’ouest ; le chemin devenait plus difficile ; on marchait vite cependant.

Altamont, du haut du traîneau, observait l’horizon avec une attention fébrile ; ses compagnons étaient en proie à une inquiétude involontaire. Les dernières observations solaires avaient donné pour latitude exacte 83° 35’ et pour longitude 120° 15’ ; c’était la situation assignée au navire américain ; la question de vie ou de mort allait donc recevoir sa solution pendant cette journée.

Enfin, vers les deux heures de l’après-midi, Altamont, se dressant tout debout, arrêta la petite troupe par un cri retentissant, et, montrant du doigt une masse blanche que tout autre regard eût confondue avec les ice-bergs environnants, il s’écria d’une voix forte :

Le Porpoise !

Chapitre 6 LE « PORPOISE »

Le 24 mars était ce jour de grande fête, ce dimanche des Rameaux, pendant lequel les rues des villages et des villes de l’Europe sont jonchées de fleurs et de feuillage ; alors les cloches retentissent dans les airs et l’atmosphère se remplit de parfums pénétrants.

Mais ici, dans ce pays désolé, quelle tristesse ! quel silence ! Un vent âpre et cuisant, pas une feuille desséchée, pas un brin d’herbe !

Et cependant, ce dimanche était aussi un jour de réjouissance pour les voyageurs, car ils allaient trouver enfin ces ressources dont la privation les eût condamnés à une mort prochaine.

Ils pressèrent le pas ; les chiens tirèrent avec plus d’énergie, Duk aboya de satisfaction, et la troupe arriva bientôt au navire américain.

Le Porpoise était entièrement enseveli sous la neige ; il n’avait plus ni mât, ni vergue, ni cordage ; tout son gréement fut brisé à l’époque du naufrage. Le navire se trouvait encastré dans un lit de rochers complètement invisibles alors. Le Porpoise, couché sur le flanc par la violence du choc, sa carène entrouverte, paraissait inhabitable.

C’est ce que le capitaine, le docteur et Johnson reconnurent, après avoir pénétré non sans peine à l’intérieur du navire. Il fallut déblayer plus de quinze pieds de glace pour arriver au grand panneau ; mais, à la joie générale, on vit que les animaux, dont le champ offrait des traces nombreuses, avaient respecté le précieux dépôt de provisions.

– Si nous avons ici, dit Johnson, combustible et nourriture assurés, cette coque ne me paraît pas logeable.

– Eh bien, il faut construire une maison de neige, répondit Hatteras, et nous installer de notre mieux sur le continent.

– Sans doute, reprit le docteur ; mais ne nous pressons pas, et faisons bien les choses. À la rigueur, on peut se caser provisoirement dans le navire ; pendant ce temps, nous bâtirons une solide maison, capable de nous protéger contre le froid et les animaux. Je me charge d’en être l’architecte, et vous me verrez à l’œuvre !

– Je ne doute pas de vos talents, monsieur Clawbonny, répondit Johnson ; installons-nous ici de notre mieux, et nous ferons l’inventaire de ce que renferme ce navire ; malheureusement, je ne vois ni chaloupe, ni canot, et ces débris sont en trop mauvais état pour nous permettre de construire une embarcation.

– Qui sait ? répondit le docteur ; avec le temps et la réflexion, on fait bien des choses ; maintenant, il n’est pas question de naviguer, mais de se créer une demeure sédentaire : je propose donc de ne pas former d’autres projets et de faire chaque chose à son heure.

– Cela est sage, répondit Hatteras ; commençons par le plus pressé.

Les trois compagnons quittèrent le navire, revinrent au traîneau et firent part de leurs idées à Bell et à l’Américain. Bell se déclara prêt à travailler ; l’Américain secoua la tête en apprenant qu’il n’y avait rien à faire de son navire ; mais, comme cette discussion eût été oiseuse en ce moment, on s’en tint au projet de se réfugier d’abord dans le Porpoise et de construire une vaste habitation sur la côte.

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